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«Il faut ouvrir l’accès au gouvernement de l’entreprise aux investisseurs en travail»

Par Isabelle Ferreras
Propos recueillis par Jean-Luc ManiseAjoutez votre titre ici

 

Le 1er mai 2020, le CESEP organisait avec le groupe TED-UCLouvain et la Fédération des services sociaux une émission colloque pour présenter 6 propositions en faveur d’une réorganisation du travail. Parmi elles, celle de démocratiser l’entreprise portée depuis très longtemps par Isabelle Ferreras, sociologue et politologue belge, autrice avec Julie Battilana et Dominique Méda du livre Le Manifeste Travail. Démocratiser, démar­chandiser, dépolluer. Près d’un an après l’événement « Faites le Travail », comment le contexte et le réel de cette proposition (voir encadré) ont-ils évolué ?

 

Sur le terrain économique, on a 2 siècles de retard

Isabelle Ferreras : « J’aurais envie de dire que mon ana­lyse s’en trouve confortée. On ne voit au quotidien que des exemples qui montrent l’urgence de recon­naître aux travailleurs les droits de pouvoir peser sur les normes auxquelles ils se soumettent. C’est bien le principe démocratique dont il s’agit ici. Dans le milieu du travail, les travailleurs n’ont pas accès au pouvoir de peser sur le gouvernement de l’entreprise. En démo­cratie au sens large, les citoyens s’attendent à pouvoir peser collectivement sur les normes qui vont s’appli­quer à eux. On sait bien que le modèle actuel atteint ses limites. La technique de l’élection une fois tous les 4 ans, cela ne fonctionne plus. On a besoin de démocra­tie participative, on planche sur l’idée de tirage au sort ou de commission délibérative. Mais dans le champ économique, on en est toujours au 19e siècle. On n’est même pas face à un suffrage censitaire. Il s’agit juste d’un monopole des droits politiques de gouverner qui est réservé à ceux qui apportent du capital. Les inves­tisseurs en travail sont totalement exclus de la pro­priété et du pilotage de l’entreprise. C’est une contra­diction injustifiable avec l’idéal démocratique de notre société. »

Transition numérique : le salariat comme modèle ?

« Ce qu’on appelle la transition numérique est un autre exemple criant. La pointe de l’action progressiste en la matière, ce sont les consultations sur les grandes plates-formes menées par le Commissaire Schmit. De nom­breux juristes des deux côtés de l’Atlantique travaillent sur les conditions de l’obtention du statut de salarié par les travailleurs de ces plates-formes. Si on prend un peu de recul historique, cela donne le vertige de se dire qu’aujourd’hui, la pointe du progressisme est d’as­pirer à un salariat qui était un repoussoir pour les mili­tants qui se battaient au 19e siècle pour la dignité des travailleurs ! Accepter le salariat dans ces conditions, c’est accepter la subordination. C’est renoncer à être un citoyen au travail. C’est forcément basculer dans ce que Marx appelait l’aliénation au sens où le travailleur est privé de peser sur les fins de son travail. J’ai des dif­ficultés à penser que c’est cela, le projet… Pour moi, les enjeux de la transition numérique ne font que radicali­ser l’urgence que les travailleurs puissent peser sur ces enjeux de gouvernement de l’entreprise. Les plates-formes numériques sont en train de prendre toute une série de décisions qui ont des conséquences majeures sur la vie des gens et évidemment sur l’orientation du projet de société en général. Il y a toutes les raisons d’exiger qu’aujourd’hui cela ne soit pas des décisions qui restent dans les mains des apporteurs de capitaux. Démocratiser les entreprises nous permettra de per­mettre aux travailleurs de valider collectivement, ou non, ces projets. »

Penser l’extension du projet démocratique dans l’économie

En même temps, au quotidien, les raisons d’espé­rer pouvoir sortir de ce monopole et d’étendre l’idéal démocratique dans le champ économique se mul­tiplient. Ce n’est pas juste une bataille de principe. C’est vraiment la condition humaine au sens du bien-être des personnes qui est en jeu, de leur santé men­tale et physique. Si on observe comment les règles du confinement et de la mise en place du télétravail

-et plus largement l’adaptation à la crise de la Covid – sont discutées et mises en place, on voit que cela se passe beaucoup mieux dans les organisations où les Comités de sécurité et d’hygiène sont actifs, car il y a -évidemment- une vraie expertise des travailleurs sur leurs conditions de travail. Il y va de la légitimi­té des travailleurs à peser sur les conditions de travail qui les touchent prioritairement. Mais de plus, cela a un effet en retour sur l’efficacité des règles qui sont prescrites : on sait que les gens vont mettre beaucoup mieux en oeuvre les normes auxquelles ils adhèrent. Tout comme la transition numérique, cette réalité ne fait que conforter l’urgence de cet enjeu de la sortie d’un régime économique -il s’appelle le capitalisme – qui monopolise les droits de gouverner dans les seules mains des apporteurs de capitaux.»

A l’agenda du monde politique et associatif

Comment ce débat a-t-il avancé depuis un an ? Vous voulez dire, « Est-ce qu’on est aujourd’hui plus loin qu’au début du premier confinement ? » Je pense que oui. L’enjeu est maintenant à l’agenda d’une série d’ac­teurs politiques et associatifs. Ce n’était pas du tout le cas avant la crise. En France, les partis de gauche ont mis en place une plate-forme commune à l’occasion de la présidentielle 2022. Ils ont dégagé 12 grands axes de convergences thématiques dans leurs programmes. L’un de ceux-ci porte sur la démocratisation du monde des entreprises. La proposition est de voir les conseils économiques et sociaux (qu’on appelait auparavant­comités d’entreprise) recevoir un pouvoir de veto. Il s’agit de la proposition bicamérale adaptée au contexte institutionnel français. Dans l’Hexagone, le débat est bien sur la table et les organisations syndicales sont en train de se positionner. Lors du Forum mondial sur la démocratisation du travail que nous avons organi­sé début octobre, Paul Magnette a pris très clairement position et Nicolas Schmit, le commissaire européen aux affaires sociales et à l’emploi s’est avancé sur l’en­jeu. Le Parlement européen travaille sur la question de la démocratie dans l’entreprise, oui ça avance…

A des années-lumière d’il y a un an et demi

« Sur le champ politique, on est à des années-lumière d’il y a un an et demi. Aux États-Unis, l’Aspen Institute, un très important think-tank progressiste américain, m’a demandé de rédiger deux chapitres du rapport « Worker Voice and the New Corporate Boardroom» qui a été publié le premier lundi de septembre 2020 à l’occasion du Labor Day. L’un jette un éclairage sur les raisons pour lesquelles les investisseurs en travail que sont les travailleurs sont négligés et exclus du gouver­nement des entreprises. L’autre que j’ai co-écrit avec ma collègue de Harvard, Julie Battilana, porte sur la réception dans le droit américain de la proposition bicamérale. Comme le conseil d’entreprise n’existe pas aux USA, on travaille sur la proposition d’un conseil d’administration à double majorité. Il est prévu que les travailleurs puissent y envoyer leurs représentants et former ainsi un collège de votants au sein duquel il faut une majorité pour valider toute décision. Le principe bicaméral, ce n’est pas le fait qu’il y ait deux chambres : c’est que la partie constituante qui était exclue du droit de gouverner – ici les travailleurs – obtienne le droit d’être représentée et ait un droit de veto collectif sur les décisions. C’est à mon sens la traduction dans la pratique de ce que Ernest Mandel visait quand il par­lait du contrôle ouvrier. La revendication de base de la doctrine socialiste, c’est de donner aux travailleurs le pouvoir de peser de façon décisive « sur les décisions que prend le patron » disait Mandel..

Lier justice sociale et démocratique et justice climatique

Quid des instances syndicales ? L’objectif est de voir comment on peut introduire le contrôle ouvrier dans les structures capitalistes, c-à-d penser sa traduction institutionnelle. Ce n’est pas un chercheur ni un philosophe qui peut porter cette question de la reconnaissance des droits des travailleurs, ce sont les organisations syndicales. Et trop souvent, celles-ci se focalisent sur les enjeux salariaux, là où il y a un blocage patronal colossal. L’enjeu aujourd’hui me semble-t-il est de pouvoir proposer un projet enthousiasmant pour les travailleurs, qui rencontre leur énorme attente de reconnaissance au travail, qui va lier justice sociale, en particulier distributive, et démocratique et justice climatique. Les organisations syndicales sont les mieux situées et les plus légitimes pour cela. Pour la question du comment, il faut regarder comment dans l’histoire s’est opérée la transition des structures de gouvernement despotique -ce que sont les entreprises capitalistes – à l’amorce de leur démocratisation. A chaque fois, le levier institutionnel qui a permis de l’enclencher, c’est le principe bicaméral : le droit collectif de valider ou non les décisions, c’est-à-dire le droit de veto collectif pour la partie constituante qui était jusqu’alors tenue en dehors du gouvernement. Historiquement, la plèbe, les Commons, …aujourd’hui, les travailleurs. »

Open Democracy

On a sur la planète terre un niveau d’éducation jamais atteint. Intuitivement, et c’est logique, les gens sou­haitent peser sur les conditions de leur vie, au travail en particulier. C’est à mes yeux comme cela qu’il faut lire la révolte des gilets jaunes par exemple. Toutes les manifestations actuelles de rejet du système témoignent du fait que les gens se sentent dépossédés de leur capacité d’agir sur leur propre destin. Ils ont

 

L’impression que ce sont d’autres forces, éventuelle­ment occultes, qui décident pour eux et cela leur est insupportable. C’est comme cela qu’il faut lire l’élec­tion de Trump, les votes de rejet ou le complotisme. Toutes ces manifestations graves, délétères pour le projet démocratique, sont le symptôme d’une attente forte par rapport à la démocratie. C’est une erreur d’analyse majeure que font beaucoup de gens qui sont dans des postes à responsabilité aujourd’hui. Si ce qu’ils souhaitent c’est participer à l’émancipation des humains et préserver les conditions de vie sur la pla­nète, alors ils doivent travailler à démocratiser toutes les sphères de vie, et chaque institution en particulier. C’est la perspective que défend la théoricienne poli­tique Hélène Landemore dans son livre Open Demo­cracy qui repense radicalement les formes de la démo­cratie représentative. »

Cultiver les utopies réelles

En marge du contrôle ouvrier dans l’entreprise, quelles sont les conditions d’une économie humaine et durable?Je m’inscris dans la perspective qu’a tracée le sociologue marxiste américain Erik Olin Wright décédé voici 2 ans. Il a théorisé l’idée des utopies réelles depuis plus de 20 ans. Elles touchent aux projets qui vont permettre de regarder avec lucidité les structures sociales de la société d’aujourd’hui, inégalitaires et d’exploitation, de s’inscrire dans ces champs sociaux de manière interstitielle, comme il l’écrit, pour essayer de faire grandir dans ces structures sociales les principes qui correspondent à l’idéal d’égalité de la société que l’on poursuit. Dans le travail, l’idée est de poursuivre l’idéal démocratique, de sortir d’un régime économique extractif vis-à-vis des humains et de la planète. La perspective d’Olin Wright c’est qu’il importe qu’un maximum d’acteurs essayent de mener des réformes structurelles suffisamment solides pour qu’elles permettent de remplacer les structures capitalistes telles qu’on les connaît aujourd’hui; et que dans leur agrégation, elles puissent avoir un effet d’échelle et aussi évidemment que, là où des élus sont en position de définir les conditions du jeu social, ils soient les alliés qui permettent de changer les règles du jeu plus fortement pour avancer dans cette démocratisation plus rapidement.»

La démocratie est un projet en perpétuelle redéfinition

Il y a quantité d’expérimentations que je serais tentée d’inscrire également dans la tradition de John Dewey. Ce grand penseur de la démocratie américaine consi­dérait la démocratie comme un projet en perpétuelle redéfinition. Forcément, démocratiser nos rapports, cela ne peut pas être un projet qui est une fois pour toute réussi, terminé et achevé. Toutes les expéri­mentations que l’on voit aujourd’hui à l’œuvre et qui vont dans ce sens sont bénéfiques et permettent d’apprendre sur les conditions de cette démocratisa­tion. Que ce soient les coopératives d’alimentation, les groupements d‘achats locaux, bio, auprès de produc­teurs locaux. Partout où des villes en transition sont en train d’essayer de réinventer leur manière de pas­ser vers la mobilité douce, décarbonée, de favoriser la biodiversité : tout cela, ce sont des utopies réelles au sens où elles sortent des principes extractifs et bruns, au sens de carboné, de l’économie capitaliste pour donner corps au projet d’une économie démocratique qui respecte les humains et la planète et contribue plus largement au projet de la société démocratique. »

1er mai 2020, Émission Colloque Faites le travail : la proposition d’Isabelle Ferreras

« Démocratiser l’entreprise : la possibilité du bicamérisme économique »

« Ce que cette crise révèle au grand jour », constatait alors Isabelle Ferreras « c’est que sans les travailleurs, sans les travailleuses, ce que j’appelle les investisseurs et investisseuses en travail, il n’y a tout simplement pas de production ni de service. Il est devenu aujourd’hui injusti­fiable de considérer les investisseurs en travail comme de simples « ressources humaines » ou des « parties prenantes » parmi d’autres de l’entreprise, les clients, l’environnement, les fournisseurs, les voisins… Non ! Les investisseurs en travail sont constitutifs de l’entreprise. C’est à dire qu’ils sont, au moins autant que le capital, constitutifs de ce qu’est la réalité de l’entreprise. Dans le cas d’une société démocratique, les tenir à l’écart du gouvernement de l’entreprise, c’est devenu injustifiable !»

Aujourd’hui, on entend beaucoup cette question : savoir comment on pourra exprimer la reconnaissance de la société aux travailleurs qui font des efforts inouïs pour que celle-ci ne s’effondre pas. Il nous faudra plus que de la redistribution. Bien sûr, il nous faut aplatir la courbe indécente des rémunérations et augmenter le niveau du plancher, mais cela ne suffira pas. Il nous faut de la justice politique, c’est-à-dire la citoyenneté dans l’entreprise. Le président Macron nous dit que nous sommes en guerre. Que ceci est la guerre de notre époque. Eh bien, après la seconde guerre mondiale, qu’avons-nous fait en reconnaissance de la contribution incontournable des femmes à la société ? Nous leur avons accordé le droit de vote. Il faut amener aujourd’hui la délégation du personnel présente dans le conseil d’entre­prise – cet embryon de chambre de représentation des investisseurs en travail composée des élus choisis lors des élections sociales – à être dotée des mêmes droits que ceux exercés par le conseil d’administration, afin de soumettre le gouvernement exécutif de l’entreprise à une double majorité. Le choix du CEO ou de la CEO, celui de la stratégie de l’entreprise, comment allons-nous faire pour réorganiser les organisations à l’heure du déconfine­ment, comment allons-nous répartir les efforts et les profits : ce sont autant d’enjeux qui ne peuvent pas être laissés dans les mains des seuls apporteurs de capital.

Cela passe par la fin du gouvernement unilatéral en place dans les entreprises. Ce moment particulier de sortie du despotisme a un nom et une histoire. C’est le bicamérisme, où deux parties constituantes d’une structure, ici les travailleurs et les patrons, se reconnaissent un droit de veto mutuel sur les décisions qui les impactent tous les deux. La double majorité, ce droit de veto collectif, c’est ce qu’apprend l’histoire du bicamérisme. Elle parle directement à la réalité de l’entreprise capitaliste.

Ce saut peut être fait en Belgique sans chambardement institutionnel, car l’instrument est déjà en place avec le Conseil d’entreprise. Il peut permettre d’opérationnaliser et d’institu­tionnaliser le principe du contrôle ouvrier porté par le mouvement syndical, c’est-à-dire l’idée de pouvoir avoir les moyens de véritablement peser sur et d’infléchir les projets de l’entreprise, prérogative que se gardent, en régime capitaliste, les apporteurs de capital. Ce bicamérisme est aussi le point de passage vers une économie démocratique. Une fois que les travailleurs et leurs représentants auront appris à gouverner l’entreprise, on peut très bien imaginer qu’ils auront par ailleurs la possibilité d’envisager de racheter leurs parts aux apporteurs de capitaux et ainsi d’établir des entreprises démocratiques qui se gouvernent sans avoir à rentabiliser le capital avant tout. C’est ce que certains appellent l’autogestion, et d’autres les coopératives. »