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Pourquoi faut-il garantir un emploi ?

Par Olivier De Schutter, Céline Nieuwenhuys, Felipe Van Keirsbilck
Propos recueillis par Julien Charles

 

Depuis quelque temps le CESEP porte une attention particulière à l’expérimentation fran­çaise Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée. Il n’était pas possible d’éviter le sujet dans ce nouveau numéro du Secouez-vous les idées consacré au travail. Nous avons alors décidé d’aborder le sujet sous l’angle plus large de La Garantie Emploi. Cette proposition, discutée sur les cinq continents à l’heure actuelle et dans le cadre du Forum mondial sur la démocratisation du travail en particulier, vise à réaliser le droit au travail, à offrir à tous ceux qui le sou­haitent un emploi décent et gratifiant, un salaire suffisant et un accès à la protection sociale. Le 4 octobre dernier, nous avons rassemblé trois personnes pour en discuter : Céline Nieuwenhuys (Secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux), Olivier De Schutter (Rapporteur spécial des Nations unies sur l’extrême pauvreté et les droits humains, et professeur de droit à l’Université de Louvain) ainsi que Felipe Van Keirsbilck (Secrétaire général de la CNE-CSC). Nous avons organisé leur conversation autour des principes qui structurent également Le Manifeste Travail : Démarchandiser, Démocratiser, Dépolluer. L’intention est aussi de voir comment l’expérimentation Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée par­vient à incarner ces principes.

Démarchandiser : La garantie emploi au-delà de la garantie d’un emploi

Olivier De Schutter :

La garantie emploi vise à fournir des emplois qui cor­respondent aux critères du travail décent. On est au­jourd’hui dans un contexte où le salariat est menacé par la multiplication de statuts précaires et atypiques : contrats à temps partiel, contrats à durée détermi­née, contrats zéro heure effectués à la demande de l’employeur… Et les premiers à souffrir de ces trans­formations sont les femmes, les jeunes, les travail­leurs et travailleuses avec les plus faibles qualifica­tions. C’est avant tout à ces personnes que s’adresse la garantie emploi. Mais une série de conséquences en découlent. D’abord, avec un salaire décent garanti à toutes et à tous, on injecte énormément d’argent dans l’économie réelle, on garantit donc des effets macro­économiques démultiplicateurs. Ensuite, la garantie emploi permet aussi de renforcer le pouvoir des tra­vailleurs et travailleuses, et des syndicats, qui doivent négocier des conditions de travail et de salaire dans le reste de l’économie. La garantie emploi offre en effet une possibilité de sortie, une alternative à l’em­ploi proposé, que tous les travailleurs et travailleuses peuvent saisir si les conditions proposées par les em­ployeurs privés ne sont pas adéquates. Enfin, un autre effet important de la garantie emploi, très subversif, c’est qu’elle permet de surmonter la fétichisation de la méritocratie dans le travail. Aujourd’hui, le travail est traité comme un bien rare que l’on ne peut obte­nir qu’en suivant un parcours du combattant, en se formant, en se requalifiant… Avec la garantie emploi, on affirme que toute personne est employable et que le marché du travail doit être inclusif. On dit aux gens : « quels que soient vos qualifications, vos mérites et vos compétences, nous allons identifier avec vous où vous pouvez être le plus utile ». « Personne n’est inem­ployable » : c’est cette conviction qui anime le projet Territoire zéro chômeur de longue durée.

Céline Nieuwenhuys :

C’est vrai que l’on voit depuis une dizaine d’années affluer dans les services sociaux et dans les services d’aide alimentaire des personnes qui ont un emploi. Parce que l’emploi ne garantit plus l’accès à des biens aussi fondamentaux que l’alimentation, par exemple. Et on a donc dû adapter nos horaires pour être acces­sibles à ceux qui travaillent. Et puis, avec la pandémie,

on a vu arriver les travailleurs précaires qui n’ont pas accès à toutes les protections du sa­lariat. En plus, on voit aujourd’hui que toutes les personnes qui ont un emploi précaire sont en difficulté pour contribuer à la lutte contre la pandémie, parce qu’ils ne sont pas soutenus financièrement quand ils suspendent leurs ac­tivités professionnelles. Aujourd’hui, le travail salarié ne garantit donc pas l’accès à la santé. Il faudrait a minima que l’emploi garantisse cela ! Mais j’ajouterais un dernier élément im­portant, concernant surtout les familles mo­noparentales. On propose aujourd’hui à ces personnes des emplois qui sont en inadéqua­tion avec leur vie privée. Le marché de l’em­ploi ne s’adapte pas à la manière dont la vie se déroule pour une série personnes. La garantie emploi doit inverser cette tendance.

Felipe Van Keirsbilck :

Un emploi doit garantir un salaire et une pro­tection sociale, c’est clair. Mais bien plus ! Par exemple il doit aussi garantir une formation professionnelle. Parce que ce n’est pas la for­mation qui mène au travail mais le travail qui mène à la formation. Pour les gens qui veulent se former, l’exercice d’un travail est un avan­tage énorme. Si on parle de garantie d’emploi, on doit donc s’écarter d’un emploi réduit au simple gagne-pain, où le deal est : « pendant X heures, tu feras ce qu’on te dit et on te donnera un peu d’argent ». La garantie emploi doit non seulement reconnaître les compétences des gens mais aussi les développer. Une deuxième chose qui doit être garantie, c’est l’inscrip­tion dans un collectif. Aujourd’hui, je vois des techniciens dans des entreprises compétitives : on vient déposer du matériel et une feuille de route dans le coffre de votre camionnette pendant la nuit et le lendemain vous allez chez des clients, mais vous n’êtes plus jamais en lien avec vos collègues. Et je ne parle même pas des travailleurs et travailleuses du nettoyage, qui sont tout aussi isolés et qui en plus sont mal payés. Donc, la garantie emploi doit évi­ter ça et inscrire les personnes dans des collec­tifs humains. Mon troisième point concerne la garantie de la participation à des rapports de force, dans l’entreprise et plus globale­ment dans la société à travers le mouvement ouvrier. Les travailleurs et les travailleuses ont du pouvoir s’ils exercent une activité suf­fisamment nécessaire aux actionnaires ou à la société en général. Si vous exercez une activité nécessaire, l’éventualité que vous décidiez col­lectivement d’arrêter ce travail constitue un réel pouvoir – à commencer par un pouvoir sur la distribution primaire des richesses. Si on n’a pas ça, alors le pouvoir politique est enfer­mé dans la sphère de la redistribution – mais on sait bien qu’on ne redistribue que ce qui a été initialement distribué. La garantie emploi doit donc aussi garantir l’utilité du travail, dont découle un pouvoir politique souvent plus significatif que l’aimable bulletin de vote quadri-annuel.

 

Démocratiser : inclure les travailleurs dans des entreprises à but d’emploi

Céline Niewenhuys :

Pour inclure les travailleurs, je pense avant tout qu’il faut aller frapper à la porte de chacun de ceux qui sont privés d’emploi. Aujourd’hui, il y a des poches de population qui se sentent déconnectées du monde tel qu’il avance. Il y a un investissement important à faire pour aller chercher chacun, en renforçant la pre­mière ligne de travailleurs sociaux, qui sont le trait d’union entre le non-travail et le travail. Aujourd’hui, comme on le voit avec les cam­pagnes de vaccination, les institutions poli­tiques sont démunies parce qu’elles ne sont plus en lien avec toute une série de personnes. Donc la garantie emploi a du sens parce qu’elle intègre cette question de reconnexion avec les gens qui habitent sur le territoire, avec leurs compétences et leurs possibilités, parce que le politique va vers les gens.

Felipe Van Keirsbilck :

Il est certain que si on veut mettre la garantie emploi au service d’une société plus démo­cratique à venir, ce n’est pas pour reproduire le pire de ce qu’est l’entreprise capitaliste, où on est vraiment dans un monde « domesti­qué » pour reprendre le terme d’Isabelle Fer­reras. Aujourd’hui, quand il rentre dans une entreprise, le travailleur est supposé laisser au porte-manteau son intelligence et ses droits, pour devenir simplement l’instrument d’une machine à produire du profit. Avec la garan­tie emploi, on doit donc poser la question de l’exercice du pouvoir dans l’entreprise et sur l’entreprise. Dans l’entreprise, c’est essentiel d’avoir des formes de direction démocratique. Les horaires, les méthodes, les lieux, les pro­cédures sont très peu délibérés dans l’entre­prise capitaliste. Il faut au contraire respec­ter l’intelligence des collectifs de travail, sans pour autant se passer de la contribution des gestionnaires. Mais il faut aussi réfléchir à la façon dont le pouvoir s’exerce sur l’entreprise. Aujourd’hui, dans la plupart des cas, le pou­voir s’exerce par le principe très simple de la société anonyme, où le pouvoir est exercé par l’argent : les investisseurs qui font ce qu’ils veulent de l’entreprise, y compris la détruire,

la fermer ou la vendre. La question de savoir com­ment sont définis les investissements me paraît fondamentale et suppose qu’il y ait une vitalité démocratique à l’échelle locale pour peser sur ça. A cet égard, l’évolution du projet Territoire Zéro Chômeur en Wallonie est inquiétante, parce qu’il ne respecte ni le recours à une communauté lo­cale qui définit les projets et les hiérarchise, ni le principe d’exhaustivité qui veut qu’on aille frap­per à la porte de chacun sur le territoire.

Olivier De Schutter :

Je pense moi aussi que les entreprises chargées de fournir cette garantie emploi doivent montrer l’exemple, y compris en matière de démocratisa­tion du travail et de participation des travailleurs et travailleuses. Exactement comme on le disait tout à l’heure pour les salaires, il s’agit de placer la barre suffisamment haut pour que le reste de l’économie se sente obligé de suivre. C’est comme cela que l’on ne fera pas seulement une expéri­mentation démocratique sur des droits garantis, mais aussi sur la manière dont les gens sont mis au travail.

Dépolluer : quelles activités rémunérer ?

Felipe Van Keirsbilck :

Je vois trois niveaux de responsabilité écologique dans le chef de ces entreprises. D’abord, triviale­ment, ces entreprises ne peuvent évidemment pas aggraver la catastrophe écologique. Un deuxième niveau d’exigence consiste à considérer que ces entreprises doivent aussi travailler à la dépollu­tion et au soin à l’environnement, ce qui n’est pas rentable dans la logique capitaliste qui est celle des actionnaires. Mais on peut aussi aller plus loin, vers un troisième niveau : pour être financés par la collectivité, il faudrait que ces emplois per­mettent aux membres de la collectivité de vivre de façon écologique. Ce que je veux dire par là, c’est que nos achats et nos loisirs passent aujourd’hui essentiellement par des mécanismes de marché, dans lesquels on a des choix extrêmement limités, qui sont déterminés par la solvabilité des « clients » et la rentabilité à court terme des produits. La ga­rantie emploi devrait développer des alternatives qui aujourd’hui n’existent pas ou sont impayables, mais qui s’inscrivent dans les limites physiques de la vie sur terre.

Olivier De Schutter :

Il y a en effet beaucoup de besoins qui ne sont pas satisfaits par les mécanismes de marché, parce qu’ils ne sont pas solvables. Les ménages préca­risés ne peuvent pas payer ce que le marché ré­clame pour certains services, notamment dans le domaine des services aux personnes, ce qu’on appelle l’économie du « care ». De façon générale, il y a beaucoup de travail à faire pour la transition écologique et la justice sociale, mais le marché ne crée pas suffisamment d’emplois rémunérés pour satisfaire ces besoins. Il faut donc parvenir à valo­riser les externalités positives de la réponse appor­tée à ces besoins aujourd’hui non satisfaits par le marché. Et on voit que les critiques sur le coût des Territoires zéro chômeur en France viennent de cette difficulté à valoriser les externalités positives.

Céline Niewenhuys :

Les enjeux sociaux et climatiques doivent être sur le même pied dans la garantie emploi, c’est sûr. Aujourd’hui, certaines personnes n’ont pas d’autres choix que d’être employées dans des entreprises qui ne contribuent pas à la transition, voire qui produisent des choses qui sont nocives. Puis, on a par ailleurs des projets qui œuvrent pour la transition écologique, mais qui ne sont pas accessibles à ces personnes-là. Il y a un enjeu vraiment important parce que la volonté de lut­ter contre le réchauffement climatique est là, mais certains sont prisonniers du manque de moyens financiers. Quand on voit le prix d’une lasagne bas de gamme dans un supermarché et qu’on est seule avec trois enfants, c’est beaucoup plus accessible que d’aller acheter ses légumes au marché bio et de les cuisiner ensuite. C’est quand même parti­culier d’avoir autant de discours sur la valorisation de manger bien et de ne pas polluer, et d’avoir dans les écoles des cantines qui fonctionnent avec des produits mauvais pour la santé ! Mais avec les premières explorations à Bruxelles autour des Territoires zéro chômeur, on a pu identifier toute une série d’activités qui pourraient permettre de répondre à des besoins très directs de la popula­tion, dans lesquels les gens ont envie de s’investir, parce que ça a du sens et que ça permet de retrou­ver du pouvoir dans son quartier et peut-être, plus largement, dans sa commune.

Pour terminer : enjeux pour la mise en oeuvre de la proposition

Olivier De Schutter :

Il y a un droit au travail dans le droit internatio­nal des droits humains. Il pourrait être revitalisé à partir de ces expériences qui commencent à se développer. Mais il y a deux obstacles. D’abord il y a l’intérêt de certains grands acteurs économiques à ce que le chômage perdure, pour obtenir des concessions de la part des syndicats : tant qu’on a un taux de chômage relativement élevé, il est très difficile pour les syndicats de s’opposer aux menaces de délocalisation et de flexibilisation qui leur sont constamment opposées. Le deuxième obstacle, dont j’ai déjà dit un mot, c’est celui de l’estimation convaincante des bénéfices d’une expérience comme Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée. Même si on peut s’entendre sur le fait que les allocations de chômage ont un coût, on

 

a beaucoup moins d’unanimité sur les impacts du chô­mage de longue durée pour la collectivité et les externa­lités positives des emplois à créer dans ces entreprises.

Felipe Van Keirsbilck :

C’est certain que l’expérience du chômage est traumati­sante pour les gens qui y sont durablement plongés. Mais nous connaissons des personnes qui, dans une phase de leur vie, ont ressenti que ne pas travailler pendant un certain temps – pas trop long – peut aussi permettre de se redéfinir. Donc il ne faudrait pas que le droit à l’em­ploi soit dévoyé dans une espèce de forme douce du tra­vail obligatoire. La solution démocratique, écologique et sociale n’est pas de faire travailler tout le monde tout le temps. Elle est de donner, aux gens qui en ont besoin, un emploi digne dans un cadre démocratique, avec un salaire décent, etc. Pour faire avancer la garantie emploi, il faut donc, dans le même temps, lutter pour conserver une assurance chômage robuste.

Céline Niewenhuys :

Aujourd’hui, le sentiment d’urgence n’est pas là dans la classe politique, alors que tout a déjà été démontré. On ne parle pas seulement d’une question d’emploi, mais fondamentalement d’un enjeu démocratique. Le senti­ment de désaffiliation dont je parlais, c’est le sentiment de ne plus compter pour la société, mais aussi le senti­ment de ne plus avoir des espaces pour dire ce qu’on a à dire. Et cet espace commence souvent par les besoins du quartier, que tous les gens que l’on a rencontrés sont capables d’identifier. Il y a donc une urgence en termes d’emploi, mais ces projets Territoire Zéro Chômeur per­mettent également de rencontrer la démocratisation de nos sociétés. L’enjeu, c’est donc de défendre ce projet de garantie emploi pas seulement comme un projet de lutte contre la pauvreté, mais aussi comme un projet de société.