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NTICs et Education permanente

Par Nicole TINANT

Indéniablement, la place du numérique dans notre société est considérable : il influence les rapports de force, les processus d’inclusion/exclusion, les (dé)mobilisations, … Alain Loute s’est interrogé sur la place à donner aux NTICs2 dans nos pratiques, nos formations en éducation permanente et la manière de les utiliser.

Le numérique comme nouveau « milieu » d’action
Sur base de diverses analyses, Alain Loute définit davantage les NTICs comme un nouveau « milieu » d’action transformateur de la société sur différents plans que comme de simples outils.
– Modification de la notion même de territoire et d’habitat :
Dominique Boullier développe le concept d’« habitèle », sorte de support d’identité digitale portable, qui est à envisager comme un écosystème formé par les objets connectés qui entourent et accompagnent chaque individu, et s’inscrit dans une série d’enveloppes qui, à la fois, le protègent et constituent des interfaces.
– Apparition d’une nouvelle civilisation : nouvelles formes de sociabilité, de rapport à l’écriture et à la lecture, …. Pour Milad Doueihi, le numérique « est en train de devenir une civilisation qui se distingue par la manière dont elle modifie nos regards sur les objets, les relations et les valeurs, et qui se caractérise par les nouvelles perspectives qu’elle intrduit dans le champ de l’activité humaine ».
– Projets de société défendus par de nombreux acteur.trice.s politiques : en 2000, l’objectif de la Conférence de Lisbonne était de construire une « société européenne de la connaissance », où tous et toutes pourraient participer à la production de connaissances.

– Participation : pour certain.e.s, les NTICs permettent de rendre les citoyen.ne.s plus « actif.ve.s » et plus participatif.ve.s.

Regards critiques : un milieu ambivalent
Le numérique est également un milieu d’action ambivalent, source d’inégalités, d’exploitation et de destruction de l’attention et du savoir.
– Inégalités :
L’enjeu actuel se situe plus dans la capacité à utiliser les NTICs plutôt que d’y avoir accès. Rémy Rieffel parle
d’« inégalité numérique » plutôt que de fracture numérique. L’inégalité se situe à trois niveaux : l’avoir (disposer de technologies) ; le savoir (disposer de compétences) ; et le pouvoir (tirer profit de leurs usages).

– Exploitation :
Fans, blogueurs, contributeurs à des sites collectifs, invités de téléréalités, …. sont une main-d’œuvre non rémunérée « qui relèvent du « playbor », mélange indissociable de plaisir ludique (play) et de travail productif (labor), faisant d’Internet un mixte instable et déroutant de terrain de jeu et d’usine ». On parle de « capitalisme parasitaire », de « travail gratuit », de « prosumer3».

– Destruction de l’attention et du savoir :
Pour Cédric Biagini, les NTICs modifient notre rapport au livre et à la lecture, « pratique au cœur de notre culture qui permet d’apprendre, de s’instruire, de s’élever, de se construire ». Fondement de nos civilisations modernes et démocratiques, le livre favorise l’attention et la concentration. Selon Nicholas Carr, il est, actuellement, supplanté par l’internet qui nous distrait et change notre façon de penser et de mobiliser notre mémoire. Les NTICs « détruisent notre attention et nos capacités de concentration. Elles fabriquent des individus éclatés, dispersés, perpétuellement agités, en quête de sensations fortes, incapables de se fixer, de contempler, de se plonger dans un état d’abandon esthétique ».

Vers une culture numérique critique
Entre le rejet des technologies numériques et l’optimisme naïf émerge une troisième voie : le développement d’une « culture numérique critique ». En tant que formateur.trice, l’enjeu serait de permettre aux participant.e.s de se situer et de se positionner par rapport à l’ambivalence du milieu. Pour Bernard Stiegler, le web « est à la fois un dispositif technologique associé permettant la participation et un système industriel dépossédant les internautes de leurs données pour les soumettre à un marketing omniprésent et individuellement tracé et ciblé par les technologies du userprofiling ». Pour construire une culture numérique critique, Alain Loute nous propose cinq pistes de réflexion.

1. Ouvrir les « boites noires » technologiques
Une mise en forme particulière d’un savoir a un effet sur les médiations techniques. « Un «même» texte n’est plus le même lorsque changent le support de son inscription, donc, également, les manières de le lire et le sens que lui attribuent ses nouveaux lecteurs. La lecture du rouleau dans l’Antiquité (…) mobilisait tout le corps puisque le lecteur devait tenir l’objet écrit à deux mains et elle interdisait d’écrire durant la lecture. (…) Le lecteur peut feuilleter le livre (…) et il lui est possible d’écrire en lisant ».

Non neutres, les technologies imposent des contraintes de maniement et exercent une forme de pouvoir sur nos conduites. Les concepteur.trice.s anticipent leur usage au départ d’objectifs et de valeurs, en partant de scénarii. Néanmoins, les NTICs se caractérisent par une flexibilité interprétative. Selon Andrew Feenberg, même si la manière dont fonctionne une technologie est prédéterminée par un script, les fonctions techniques ne sont pas totalement prédéterminées : elles sont découvertes « au cours de leur développement et de leur utilisation ».

Pistes de réflexion pour une culture numérique critique :
– Prendre conscience qu’un objet technique n’est jamais neutre, qu’il prédétermine nos capacités d’actions et est soumis à « interprétation » par une multitude d’acteur.trice.s.

– Travailler et échanger avec des ingénieur.e.s et/ou des développeur.euse.s d’objets techniques.
– Prendre conscience des questions posées dans le design de l’objet.
– Ouvrir concrètement la « boite noire » des objets techniques.

Expériences réalisées ou observées par les participant.e.s :
– Travail sur les représentations, conférences-débats sur les stratégies mises en œuvre, les leviers et les pistes d’actions citoyennes : obsolescence programmée et Gsm, Facebook, Twitter, logiciel spécifique, comme un logiciel comptable inadapté à la réalité comptable en Asbl, …

– Analyse critique d’objets technologiques lors de workshops organisés dans un FabLab avec designers, programmateur.trice.s. Activités de sensibilisation sur les techniques et enjeux autour de la fabrication numérique, du Do It Yourself et de l’open source des objets.

2. Utiliser les technologies pour constituer une culture partagée
Pour Marcel Gauchet, internet risque de contribuer au renforcement d’une forme d’individualisme. L’internaute constituerait la figure la plus avancée de l’individu « sans appartenance et hors médiation, doté d’un accès universel à toutes les sources d’information et de la capacité opératoire de toucher le monde entier par ses productions intellectuelles, sans intermédiaire. Internet en ce sens, c’est le média absolu, la médiation qui abolit toutes les autres médiations, ou plus exactement qui les rend inutiles ». Philippe Meirieu parle de « pédagogie problématisatrice » lorsque « les savoirs ne sont plus des « biens » qu’on échange sur un registre marchand, mais des représentations partagées du monde par lesquelles chaque histoire singulière se relie à une universalité en construction ».

Pistes de réflexion pour une culture numérique critique :
– Mettre les TICS au service de problèmes communs à résoudre, en développant une intelligence collective et partagée.
– Garder trace du processus comme du résultat.

Expériences réalisées ou observées par les participant.e.s :
– Fablab : ateliers de fabrication numérique où se crée une communauté d’entraides, d’échanges de savoir-faire et de construction collective.
– Utilisations de NTICs pour faciliter l’organisation de 

sondages et d’échanges internationaux, le partage d’in-
formation sur des évènements/actions au sein du col-
lectif MJ, la mutualisation des ressources.

3. Prendre en compte la temporalité de l’apprentissage et de l’action
Face à la surabondance d’informations, les sites web cherchent à solliciter, capturer et canaliser notre attention. Cette temporalité peut être mise en tension avec celle nécessaire à l’apprentissage. Pour Philippe Meirieu, « l’école doit se saisir du numérique, travailler sur ses usages ; elle doit s’instituer à leur égard comme espace de décélération sans lequel le nouvel ordre informatique ne laissera guère de place pour le tâtonnement proprement humain de la pensée ».

Pistes de réflexion pour une culture numérique critique :
– Veiller à rendre possible une temporalité longue de l’apprentissage.
– Éviter que la temporalité du milieu technologique ambiant ne s’impose au processus d’apprentissage.

Expériences réalisées ou observées par les participant.e.s :
interpellation du personnel enseignant sur l’usage de tablettes au sein de l’école et leur nuisance sur l’apprentissage de certains enfants.

4. Distinguer les formes de savoirs et connaitre leurs limites/apports
Cédric Biagini dénonce la pauvreté des big data qui produiraient un savoir sans hypothèse, les corrélation nous permettant d’agir directement sur les phénomènes, sans avoir à en comprendre les causes. « L’Intelligence des machines, celle qui compte et calcule, risque de triompher de celle des humains, celle qui raconte, ressent, argumente, dialogue, ironise ».

Pistes de réflexion pour une culture numérique critique :
– Pluraliser les formes de savoir.
– Penser l’articulation entre tous les types de savoirs.
– Reconnaitre leurs intérêts, apports et limites.

Expériences réalisées ou observées par les participant.e.s :
– Mise en place d’un groupe de travail « PUNCH : pour un numérique critique et humain » avec diverses asbl du secteur.
– Création d’un espace pour une meilleure prise de recul.
– Organisation de cycle de conférences, formations, sur le numérique, pour une appropriation des problématiques liées à l’environnement numérique et une meilleure prise de recul.

5. Faire des technologies un moyen de partager le « pouvoir en commun »
Un des éléments essentiels de la formation en éducation permanente est de remettre en jeu la répartition du pouvoir entre les formateur.trice.s et les apprenant.e.s. Il faut donc être conscient de l’influence possible de certaines technologies dans l’exercice du pouvoir au niveau du groupe qui les utilise.

Michel Puech distingue deux « cultures techniques » du numérique :
– Une culture fermée, de type command and control : usage limité mais sécurisé ; l’utilisateur.trice ne peut faire que ce qui est prévu et autorisé par le.la concepteur.trice.

– Une culture ouverte : innovation collaborative et fonctionnement démocratique mais vulnérabilité et enjeux d’interopérabilité.

Pistes de réflexion pour une culture numérique critique :
– Veiller à ce que les technologies utilisées servent bien l’idéal d’un pouvoir partagé du processus de formation.
– Garder une forme de vigilance par rapport aux nouvelles formes d’exclusion.
– Protéger les formes de savoir produits de leur captation par des tiers.

Expériences réalisées ou observées par les participant.e.s : création d’un collectif à Tournai « Les jeunes donnent de la voix » sur Facebook. Objectifs : demander leur avis aux jeunes, stimuler les échanges d’idées et d’opinions, construire ensemble des propositions concrètes et les communiquer aux responsables politiques. Résultats obtenus : murs d’expression, salle de concert, skatepark, reconnaissance au niveau des représentants politiques et culturels…

1. Cet article est inspiré de l’intervention d’Alain Loute, de son article « Quelle place pour le numérique dans nos pratiques de formation émancipatrice ? Pistes de réflexion pour une démarche d’éducation permanente » (En ligne www.academia.edu/36050250/Quelle_place_pour_le_numérique_dans_nos_pratiques_de_formation_émancipatrice_Pistes_de_réflexion_pour_une_démarche_d_éducation_permanente) et des échanges de l’atelier.
2. NTICs : Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication.
3. Prosumer : tendances des consommateur.trice.s à se professionnaliser et s’approcher du profil de producteur.trice.