Jean-Luc MANISE
Les technologies citoyennes , ce qu’on appelle les Civic Tech, font flores dans nos villes et communes. Pour qu’elles rencontrent leurs objectifs d’augmentation de la participation citoyenne, il apparaît comme impératif que les pouvoirs publics et plus globalement les acteurs de la ville travaillent à augmenter la capacité des citoyens d’agir avec et sur le numérique. Ceci inclut d’assurer un accès équitable au numérique à la foi en termes de technologies et de capacité d’usage. Dans ce cadre, le travail des médiations réalisé par les Espaces Publics Numériques ou par des associations qui travaillent sur la citoyenne numérique sont des exemples à suivre.
On trouve une grande variété de définition de ces technologies citoyennes supposées augmenter l’implication des habitants dans la conception et les conduites de leur ville. En 2013, la Fondation américaine Knight fondée par les deux frères du même nom les ont classées en 2 catégories: la participation citoyenne et la transparence gouvernementale. Dans la première, on trouve les outils utilisés par et pour le « gouvernement ouvert », un concept né du projet de la réforme de l’administration américaine porté en 2009 par Barak Obama. Celle-ci repose sur 3 axes: le dé-silotage des services administratifs, la transparence de l’action publique et l’engagement citoyen. Il s’agit également de jouer la carte des données ouvertes en favorisant leur accessibilité et en encourageant leur réutilisation dans de nouvelles applications. La seconde catégorie proposée par Knight englobe les outils de gestion de communautés et les projets collaboratifs. Cela va du numérique au service de l’intelligence collective à la boîte à idées, en passant par le vote en ligne ou le budget participatif.
Décrypter les enjeux
C’est fin septembre de l’année passée qu’est né en France l’observatoire des Civic Tech et de la démocratie numérique. L’objectif : analyser, décrypter et échanger sur les enjeux sociaux et économiques des outils de démocratie participative que de nombreuses villes et communes à Bruxelles et en Wallonie, sont en train d’implémenter et/ou de tester. Tatiana de Feraudy y est chargée de recherche. En avril 2018, elle a publié pour l’Institut du Développement Durable et des Relations Internationales les résultats d’une enquête intitulée « Participation citoyenne, les « Civic Tech » dans la ville numérique réelle. »
Mot valise
Tatiana de Feraudy: « La définition n’est pas très facile car on se trouve devant un éco-système qui change tous les jours. C’est un mot valise qu’on utilise pour désigner les plates-formes sur lesquelles on est invité à se connecter mais aussi pour évoquer leurs développeurs. On utilise parfois le terme de Gov Tech pour qualifier les outils numériques utilisés par les villes et communes pour favoriser la participation. Il y a encore les Pol Tech, tous les outils utilisés par les partis et les femmes et hommes politiques. Très largement, les Civic Tech font référence aux technologies numériques conçues pour favoriser l’engagement citoyen, la participation démocratique et la transparence de l’action publique. On peut distinguer deux types d’offres. D’un côté il y a les éditeurs qui proposent des plates-formes personnalisées permettant un haut degré de formalisation du débat. Valorisant leur connaissances des enjeux et des méthodes de la participation citoyenne, ils accompagnent les équipes de la collectivité dans une appropriation du numérique pour soutenir un enrichissement des formes et des objets de l’engagement citoyen. De l’autre, on trouve des plates-formes qui se positionnent comme nouveaux intermédiaires de l’engagement citoyen en mettant en avant leur marque, leur label et leurs services d’interaction. Elles mettent en avant des compétences de communication et d’animation de communautés. »
Site personnalisé ou tiers de confiance
CitizenLab, en place dans plus de 35 villes et communes dont Liège, Mons et Arlon; OpenPolitics, qu’a choisie la commune d’Uccle ou Createlli qui a remporté le marché pour la ville de Namur, font partie de ce premier groupe. Leur credo: s’adosser au projet participatif global d’une commune ou d’une ville, et le cas échéant prendre en charge l’ensemble de celui-ci, en épaulant les services administratifs et en accompagnant la population. Nicolas Himmer, ex Smart City Manager de la Ville de Namur: « Quelque part, CitizenLab ou Fluicity pour citer les plates-formes les plus en vogue en Wallonie, font sensiblement la même chose. Ce sont de simples outils qu’on peut mettre au service d’un objectif de réappropriation citoyenne. Notre but, c’est de voir comment le citoyen peut revenir. Comment il peut reprendre sa place au sein de la cité, au sens très ancien de la cité, c’est à dire en tant qu’acteur de la ville. Pour cela, il y a énormément de choses qu’on peut faire, que ce soit d’ailleurs dans le monde virtuel mais aussi dans l’espace réel. Il ne faut pas l’oublier: l’humain reste un être social qui aura besoin toujours de se rencontrer pour créer, imaginer, se parler. Le contact humain n’est pas soluble dans le tout numérique. C’est une mise au point qui est vraiment importante. On ne peut pas, on ne veut pas mettre de l’outil technologique par principe, simplement pour faire du numérique pour le numérique. »
Ouvrir la boîte de pandore?
Pour Nicolas Himmer, Fluicity et CitizenLab sont des espaces virtuels que les villes mettent à disposition pour laisser libre court à l’imagination des citoyens. Il y deux possibilités. « Alors soit vous faites comme certaines villes ont fait et vous ouvrez un espace qui est sans limite, qui est sans cadre identifié et vous laissez venir alors les idées, c’est la formule boîte à outil. C’est celle que nous n’avons pas choisie parce que le risque est que les citoyens s’en donnent vraiment à cœur joie, ce qui est très bien dans un certain sens mais quand vous vous retrouvez avec un nombre conséquent de propositions qui viennent très vite, qui partent dans tous les sens, sans limite, sans cadre, sans but vous allez d’abord créer de la frustration parce qu’on ne pourra pas retenir tous les projets. Très vite, on va retomber dans le cliché: « le politique nous ouvre un espace d’expression mais au final, c’est juste pour faire semblant. » La vérité, c’est que nombre de ces projets sont rejetés tout simplement parce qu’ils ne sont pas réalisables sur le plan légal ou sur le plan budgétaire. A la ville de Namur, ce n’est pas une plate-forme qu’on a voulu mettre en place mais un processus complet, qui prend en compte compte toutes les dimensions de l’espace, que ce soit l’espace physique ou l’espace numérique. C’ est pour cela qu’on s’est allié à un partenaire, Createlli, qui offre une compétence et une expertise dans la participation citoyenne au sens large et qui met en place non seulement des espaces numériques mais aussi des espaces réels pour aider le citoyen à pouvoir donner des idées ou pouvoir proposer et structurer des projets. »
Branding client
Dans le second groupe, où l’on va notamment trouver Fluicity, on a choisi l’option du tiers de confiance et du « branding client ». Lorsqu’on adopte cette plate-forme comme l’ont fait Aubage, Wavre ou Marche en Famenne, c’est n’est pas au drapeau de la ville mais à celui de la start-up française. Nicolas de Briey, co-fondateur: « Nous ne proposons pas un site dédié mais un espace où tous les projets coexistent et sont accessibles à toute personne enregistrée. Notre stratégie est de mutualiser la participation pour éviter les temps morts. Un utilisateur peut avoir plusieurs niveaux de participation. Par exemple, l’un d’eux qui habite Wavre était inscrit en juin 2018 dans 3 espaces: celui du projet en cours mené par sa ville, la campagne Enragez-vous coordonnée par le Centre Culturel du Brabant Wallon et le plan Environnement Santé conduit par la Région wallonne. Tout cela sur le même outil. Cela permet au citoyen de ne pas se perdre en devant taper une adresse pour chaque initiative qui l’intéresse ou pour laquelle on le sollicite. D’autant que cela ne va aller qu’en s’accentuant. On va d’ailleurs sortir très prochainement une fonction de navigation cartographique permettant de passer très facilement d’un espace à l’autre. »
Extension du projet de démocratie participative
Mais quelle que soit leur « sensibilité », plate-forme personnalisée aux couleurs de la ville ou tiers de confiance, tous ces éditeurs se donnent comme mission de mettre en relation citoyens et pouvoirs publics (locaux). Ils constituent une extension, un prolongement du projet de la démocratie participative et se situe dans une logique d’accompagnement. Tatiana de Feraudy: « Il est difficile de parler d’une disruption. Si un certain nombre d’acteurs ont fait irruption sur les scènes locales et qu’un nombre croissant de collectivité font appel à des outils numériques d’engagement citoyen, les sociétés de Civic Tech ont plutôt choisi une posture de coopération avec les institutions publiques qu’une posture d’interpellation ou de « contre-démocratie ». Ce positionnement s’explique par le besoin d’un modèle économique stable (reposant sur la vente d’outils et de prestations aux collectivités locales, mais également par des raisons stratégique, en choisissant de mobiliser les communautés déjà en relation avec les institutions publiques, et assurer un lien à la prise de décision. Les Civic Tech s’intègrent ainsi progressivement au « marché de la participation », un éco système d’acteurs qui s’est professionnalisé et institutionnalisé dans les dernières décennies ».
Information, mobilisation, co-production
La participation citoyenne recouvre ainsi une pluralité d’outils: de simples démarches d’information à la communication purement descendante en passant par les démarches de concertation et de co-production des projets avec les habitants. Tatiana de Feraudy: « Cela dépend de la vision et des objectifs. Les Civic Tech qui sont dans l’information attachent de l’importance à meilleure façon de la faire circuler, et à la transparence de ce qui ce dit. C’est dans cette catégorie qu’on retrouve vox.org ou chatbot. Il s’agit, par de nouveaux formats, de changer l’angle d’attaque de la façon dont le citoyen s’informe sur l’action publique. On veut redonner du contrôle au citoyen grâce à la transparence. Sur la catégorie mobilisation, on va construire une opinion publique soit par le bas, via des pétitions, soit par le haut via une mobilisation de communauté organisée sur une plate forme comme celle de Fluicity ou CitizenLab. Sur le troisième axe, on va utiliser le numérique pour faciliter la délibération, le travail en commun. »
Pas une révolution
C’est ainsi que les Civic Tech proposent, grâce au numérique, de mieux faire fonctionner la démocratie en ouvrant un nouveau canal de communication entre l’élu, le fonctionnaire et l’habitant d’une ville, d’une commune ou d’un village. Les éditeurs de ces plates-formes se disent capables d’inciter les citoyens à participer à la vie politique, économique, culturelle et sociale de la cité, à prendre part aux décisions qui le concerne, par exemple en votant sur un projet ou sur un budget participatif. Tatiana de Feraudy: « Malgré un discours politique et médiatique promettant de « hacker la démocratie » et de transformer profondément la participation citoyenne, les impacts et effets réels de la Civic Tech restent à déterminer. Il ne s’agit absolument pas d’une révolution, mais d’une prolongation numérique d’outils de consultation existant. Maintenant, c’est aussi une question de culture. En France et en Belgique, il existe une volonté politique de favoriser la participation. Dans d’autres pays comme les USA, les Civic Tech sont plus utilisées dans une logique conflictuelle, pour by passer la parole publique et faire entendre sa différence. Quoi qu’il en soit, ces plates-formes offrent l’avantage de remettre au goût du jour la participation: comment on l’initie, comment on la construit, comment on la rend visible, traçable. »
Sur un strapontin
Pour la chercheuse, manifestement, la place du citoyen est renouvelée et son rôle renforcé. Mais si le citadin usager est aujourd’hui au cœur de la ville, c’est le plus souvent sur un strapontin, spectateur des annonces et usager des services. Pour éviter de le laisser seul face aux plates-formes, la chercheuse aboutit avec ces collègues dans l’étude « Gouverner et innover dans la ville réelle » à 3 recommandations. Il faut que les pouvoirs publics et plus globalement les acteurs de la ville travaillent à augmenter la capacité des citoyens d’agir avec et sur le numérique. « Ceci inclut d’assurer un accès équitable au numérique à la foi en termes de technologies et de capacité d’usage. Dans ce cadre, le travail des médiation réalisé par les Espaces Publics Numériques ou par des associations qui travaillent sur la citoyenne numérique sont des exemples à suivre. »
Reprendre le pouvoir sur ses données
Et à amplifier. Il faut également rendre compréhensible ce qui se joue dans la protection des données et l’empreinte numérique des individus et donner le moyen de comprendre et de construire des codes plus ouverts. « Les collectivités et les acteurs urbains auront un rôle central à jouer pour garantir que le citoyen puisse réellement et concrètement rependre le pouvoir sur ses données et son utilisation du numérique, profiter de l’ouverture de jeux de données publics et privés pertinents et du développement d’applications et de plates-formes ouvertes et réutilisables. » Les chercheurs identifient deux autres axes permettant de renforcer le pouvoir du citoyen: la capacitation politique et collective. « Le numérique offre des outils pour impacter un plus grand nombre de citoyens, pour diversifier les formats et les objets de contribution, pour améliorer la transparence et la traçabilité de l’action publique. Mais il ne délivrera ces résultats que si les décideurs s’en saisissent pour réellement laisser une place au citoyen dans la prise de décision, s’ils s’engagent de bonne fois dans une logique de gouvernement ouvert. Last but not least, il s’agit de favoriser les modèles ouverts, coopératifs et collaboratifs, de penser la ville comme un commun et de mobiliser les communautés qui sont engagées et concernées par sa gestion afin d’assurer la durabilité. » Les communs constituent un mode de gouvernent et de production en commun, fondé sur la gestion collective autour d’un projet. Les logiciels libres et l’Open Source constituent un axe privilégié pour réfléchir à la gestion collective d’infrastructures numériques afin d’éviter leur accaparement et garantir une persistance de l’innovation. Ces modèles ouverts permettent à chacun de comprendre et de reprendre les outils pour les améliorer, sans au contraire, bloquer les utilisateurs, les collectivités, entreprises ou citoyens, face à un prestataire. »
Source
Smart Citizen, les citoyens connectés acteurs d’un territoire intelligent. Témoignages et bonnes pratiques. Une publication EPN de Wallonie