Jean-Luc Manise
« Smart City? C’est un beau mot valise qui répond à des problématiques qui existent vraiment, qui fédère des énergies mais dans lequel on peut faire rentrer tout et n’importe quoi. On peut prendre n’importe quel projet urbain et lui donner du scintillant avec le label Smart. »
La définition vient d’Antony Simonofski. Ce jeune chercheur fait partie du réseau SmartNGov de l’Université Namuroise qui réunit autour du concept de la ville intelligente une quarantaine de professeurs et chercheurs. Antony Simonofski planche pour l’instant sur Flexpub. Avec la KU Leuven et l’Institut National Géographique, il s’agit de concevoir, motiver et documenter ce qui pourrait devenir une stratégie fédérale pour le développement de services publics électroniques flexibles et à caractère géographique.
Approche marketing
« Le travers de cette approche marketing, c’est qu’on cherche plus l’effet d’annonce que l’action. Ces dernières années, pas mal de villes de par le monde -et en Belgique- ont fait du Smart pour faire du Smart, en portant des projets creux auxquels personne ne croyait vraiment. Cela s’est traduit par des actions inappropriées par rapport au territoire visé. Si les lobbies technologiques restent puissants, et que les calculs politiciens restent vivaces, je dirais que la donne, heureusement, a changé. Quelque part, l’éthique et l’intérêt des gens ont repris le dessus. Le fait que l’Agence du Numérique fédère par des rencontres régulières les responsables et acteurs wallons de la « Smart City » a un effet bénéfique. On y gagne en cohérence et c’est bien car aménager et gérer une ville, c’est analyser les besoins des citoyens pour que les services proposés soient appropriés à leurs besoins. »
La ville comme marché, le citoyen comme client
En matière de ville intelligente, il y a deux courants. L’approche technologique pure et dure avec une vue descendante des habitants qui sont là pour tester et utiliser les équipements et applications conçus dans les laboratoires des industries de l’information, des télécoms et des données. Et puis il y a la « nouvelle vague », celle qui met le citoyen au cœur du processus de transformation digitale de la ville, de la commune ou du village. Historiquement, le concept de Smart City a été rendu populaire par IBM qui a identifié la ville comme un marché à très haut potentiel de croissance. Cette approche purement économique a été largement relayée par d’autres vendeurs comme Dassault, Cisco, General Electronic, Nokia ou Veolia. Big Blue pour ne citer que lui découpe le gâteau de la cité en trois parts: l’infrastructure, l’aménagement et l’humain. Le message était d’améliorer la vie des citoyens à partir des données produites par la ville et analysées par les logiciels et équipements « Smart » des sociétés technologiques. La campagne publicitaire a été massive. Le terme Smart City, devenu symbole de modernité et d’intelligence politique, s’est imposé.
Googliser la ville
Au bout du compte, on arrive à des projets de gestion privée de villes ou de quartiers par les exploitants de la donnée. Ainsi le deal conclu entre la ville de Toronto avec Alphabet, la maison mère de Google, pour imaginer dans le quartier de Quayside la ville de demain. Dans l’étude «Le rôle du numérique dans la redéfinition des communs» publiée en 2017 dans la revue Netcom, Hervé le Crosnier et Philippe Vidal s’interrogent sur les conséquences d’une telle externalisation de la conduite de la cité: «Ces projets de Googlisation de la ville sont emblématiques à plus d’un titre car ils s’opposent presque frontalement au projet de villes en communs. Il s’agit d’une ville qui ressortirait du «meilleur des mondes », avec «des navettes autonomes, des feux de signalisation qui repéreraient les piétons, des maisons modulaires, des services de livraison par robots utilisant des tunnels. Julien Trudeau décrit le projet comme un banc d’essai pour les nouvelles technologies qui vont aider à construire des villes plus propres, plus intelligentes, plus écologiques. Il s’agit d’une ville pilotée par les données dont les algorithmes analyseraient en permanence le souffle et l’activité pour adapter les services à la fois aux usages collectifs et aux intérêts individuels tels qu’ils sont connus par les algorithmes de Google. Et les deux chercheurs de s’interroger. «Que devient la vie privée dans une telle nomade urbaine? Quelles sont les capacités d’intervention, de mobilisation, de discussion et d’élaboration d’un projet collectif qui serait laissé aux habitants? Que serait la régulation d’une telle «ville privée »? Sidelwak, la division d’Alphabet en charge du projet, indique qu’il sera nécessaire que Toronto supprime ou donne des exemptions pour de nombreuses régulations existant dans les aires urbaines, notamment le code de la construction, les réglementations sur les transports et l’énergie, et que la ville qui émergera de cette vision aura besoin d’une «tolérance substantielle concernant les lois et les régulations existantes.» Selon Anthony Simonofski, cette approche présente deux défauts. «Tout d’abord, une ville n’est pas l’autre. Ce n’est pas parce qu’un logiciel va fonctionner à Toronto, à New York ou à Cannes qu’il répondra aux besoins de la ville de Namur. Deuxièmement, c’est partir du principe que le citoyen est un client et que l’entreprise ville doit améliorer son fonctionnement pour répondre à son besoin. De mon point de vue, c’est mal considérer le rôle démocratique qu’a ou que doit avoir la ville par rapport à ses habitants. »
L’humain au cœur de l’urbain
D’où l’importance d’un virage citoyen. L’un des marqueurs de celui-ci, l’approche ascendante de la Smart City, est un article publié en novembre 2008 dans Taylor & Francis online par Robert Hollands. Dans « Will the real smart city please stand-up », le sociologue décrit une cité intelligente qui s’appuie sur le numérique pour faire la part belle à l’épanouissement et l’implication de ses habitants dans toutes les phases de sa gestion et de son évolution. Dans ce schéma, la foi aveugle dans la capacité des NTIC à améliorer le fonctionnement des villes disparaît au profit d’un schéma où l’humain est au cœur du processus de transformation digitale d’un territoire. Antony Simonofski: »Pour beaucoup, il s’agit d’un article fondateur qui a profondément modifié la vision qu’on avait de la Smart City. C’est pourquoi on se retrouve aujourd’hui entre deux tensions. Il y a d’une part la volonté affichée ou de façade, de partir du citoyen, de l’impliquer dès le départ dans les processus de décision de la conduite de la ville. Et de l’autre, une tendance lourde des collectivités à confier au privé, faute de moyens ou de compétences, la responsabilité de l’aménagement et de la tenue des services qui font de plus en plus appel au numérique. »
Laboratoires d’idées
Ces deux tendances se retrouvent dans des espaces comme les laboratoires d’idées. Dans ces living lab’s qui rassemblent pouvoirs publics, entreprises, universités et citoyens, on réfléchit à des solutions concrètes pour améliorer la vie de gens à partir de deux postures. Il y a d’un côté le mode startup qui propose des services que les citoyens sont invités à découvrir et à tester, et de l’autre le mode citoyen où les habitants doivent être impliqués en amont du processus de décision. «Les entreprises, naturellement ai-je envie de dire, se profilent et se fédèrent autour d’un processus top down. Jules Le Smart, par exemple, est un écosystème où des start up peuvent apprendre les unes des autres, qui se proposent de fournir des solutions clé sur porte aux collectivités. De l’autre côté, il y a des fonctionnaires « Smart » et/ou des élus qui essaient, qui souhaitent, qui veulent se placer du côté des citoyens, ceux-ci étant naturellement désireux d’une meilleure qualité de vie et d’une ville durable. Et au milieu, que trouve-t-on? Les agents publics et les administrations. Ce sont eux qui sont au centre de ces deux tensions. »
Accompagner l’administration dans la transition digitale
Better Street, qui fait justement partie de l’éco système Jules Le Smart, est un bon exemple de cette triangulation. Cette application permet d’envoyer à la commune des photos de choses à réparer dans l’espace public, comme un nid de poule, un dépôt sauvage ou un éclairage défectueux. Les politiques disent : « On veut cela, c’est génial. On va pouvoir dire qu’on est Smart ». Le citoyen dit : « On veut cela c’est génial on va avoir de meilleures routes et des espaces plus propres. Et puis l’on se retrouve avec des agents publics qui sont débordés. Eux, on leur demande de toujours faire plus avec moins de moyens. A quoi cela sert-il d’avoir le label Smart si on ne met pas les moyens derrière? En fait, on veut aller trop vite. C’est pour cela que j’aime bien parler d’administration électronique. Ce qu’il faudrait dire, au niveau des services, c’est « essayons juste de fonctionner mieux en interne. Quand on aura acquis une certains maturité, on pourra aller vers quelque chose de plus clinquant. Cela ne sert à rien de plaquer une application sur des services qui ne sont pas prêts à rentrer dans le processus, faute de moyen ou de méthodologie. Je donne souvent des formations à des agents publics. Leur réalité est la plupart du temps à des années lumière de la Smart City. Pour que cela fonctionne, il faut une volonté politique forte d’investir dans l’administration pour la soutenir dans cette transition. »
Attention à la fracture numérique
« Maintenant, il y a des choses tout à fait intéressantes que le numérique permet de favoriser. L’incontournable boîte à idée des plates-formes en ligne de participation citoyenne par exemple, est un outil très attractif pour interagir avec les citoyens. Mais encore une fois, cela dépend de ce qu’on fera avec les propositions. Si on ouvre les vannes de la consultation électronique sans prévoir les moyens de traiter les retours des gens, c’est pire que mieux.
Il vaut parfois mieux opter pour une action circonscrite précise, comme le budget participatif. » Plusieurs communes sont ainsi régulièrement citées en Belgique pour avoir décidé, comme autorisé par le Conseil Participatif régi par la Code de la Démocratie locale et de la Décentralisation, d’affecter une partie du budget communal à des projets émanant de comités de quartier ou d’associations citoyennes dotées de la personnalité juridique: Thuin (100.000€ en 2016), Mons, le CPAS de Charleroi (30.000€), Sambreville, Chimay, Tinlot, Verviers ou Bruxelles. David Weytsman, à l’époque échevin de la participation citoyenne de la ville de Bruxelles, a lancé début 2018 un budget participatif à hauteur de 200.000 €. Les idées ont été collectées dans les quartiers, améliorées puis sélectionnées par les citoyens et leur mise en œuvre a démarré début juin 2018. A sa demande, des ateliers citoyens ont été organisés un peu partout dans Bruxelles par le consultant Daniel VanLerberghe, ce afin que les propositions ne viennent pas que du centre de la ville. Après un premier appel à idées, d’autres ateliers ont été organisés pour les transformer en projet concrets et réalisables. Ils réunissaient, à côté de la ville, des habitants, associations, experts et acteurs privés. Puis a eu lieu la phase de vote, la présentation des projets « gagnants »et leur financement par la ville. La plate-forme participative Bpart est été utilisée de bout en bout, que ce soit pour la présentation des idées et des projets, l’échange entre les citoyens, l’information et ou vote. «C’est un bon exemple d’une bonne utilisation de la technologie pour favoriser et soutenir la participation. Avec malgré tout, toujours, une question: qui vient à ces ateliers, quel est le profil des citoyens qui participent? De quelle classe sociale et de quelle tranche d’âge sont ils-issus? Sont ils représentatifs de toutes les couches de la population? Je pense que les villes et communes souhaitant s’engager dans un tel processus devrait inclure une analyse de ce type. S’informer sur l’âge, le genre, la situation professionnelle des citoyens qui sont rentrés dans un processus participatif pour identifier les strates de la population qui n’ont pas été impliquées. Sinon, on risque très vite de retomber dans la fracture numérique. »
Éviter le budget prétexte
L’autre écueil à éviter, c’est le budget prétexte. On propose un terrain, un petit budget pour « occuper les citoyens », sans réellement vouloir les impliquer dans la politique d’urbanisme. «Je ne dis pas que ce n’est pas bien de financer un potager urbain mais ce n’est pas avec ce type d’initiative qu’on fera en sorte que les citoyens aient un impact sur les politiques sociales ou sur la question des migrants. Je ne vois personne qui envisage de mettre ce type de question en débat sur une plate-forme collaborative. Attention donc de ne pas tomber dans le leurre d’une pseudo participation qui instrumentalise les gens plus qu’elle ne leur donne des moyens d’action! »
Source
Smart Citizen, les citoyens connectés acteurs d’un territoire intelligent. Témoignages et bonnes pratiques. Une publication EPN de Wallonie