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Et les fonctionnaires alors ?

Jean-Luc MANISE

On décrit souvent le responsable Smart City comme un mouton à cinq pattes. Et si c’était  le fonctionnaire qui devait faire feu de tout bois dans un univers qui pour eux, n’est pas toujours très Smart….

Smart City Manager: un mouton à 5 pattes. Dans cet article, Brigitte Doucet, Editrice du magazine Regional-IT.be, brosse le portrait de cette nouvelle fonction qu’exerce pour l’instant en Wallonie une quarantaine de personnes. Elle est pour le moins polyvalente comme l’explique dans son interview Carina Basile, chef de projet Digital Cities à la ville de Charleroi: «la fonction implique la connaissance de la problématique territoriale, des acteurs et institutions en place, du besoin des usagers et des solutions existantes. » Il faut, ajoute Carina Basile, pouvoir parler plusieurs langues afin de pouvoir tout aussi bien s’adresser à des interlocuteurs politiques, aux citoyens, à des associations et à des entreprises privées. A ceci s’ajoute aussi, complète Brigitte Doucet, « la nécessité pour ce mouton à 5 pattes de prendre son bâton de pèlerin et de faire preuve de suffisamment de force de conviction pour parvenir à décloisonner les rôles, notamment -si ce n’est essentiellement- au sein de l’administration. »

L’éco-système Smart City Wallon

Décloisonner, désiloter: en parallèle de la volonté de mettre le citoyen au cœur du processus des villes et territoires intelligents, l’éco-système Smart City en Wallonie met clairement à l’ordre du jour l’impératif d’une transversalité administrative, comme l’explique Isabelle Rawart, Smart Territory Advisor à l’Agence Du Numérique: « L’initiative Wallonie Smart Région est née voici 3 ans de la volonté de plus d’initiatives bottom-up qui permettraient de promouvoir des usages en attente du citoyen, et si possible avec sa participation. Nous avons lancé la dynamique en formant un groupe réunissant décideurs des grandes villes et acteurs clef de l’environnement informatique communal que nous avons emmené en France, à Strasbourg, Issy les Moulineaux, Nantes et Bordeaux pour s’inspirer de ce qui se faisait. Au fur et à mesure, cette communauté s’est agrandie à des villes de plus petite taille et des communes rurales. L’autre volonté politique de l’époque, c’était, à partir de ce que nous avions vu à Nantes et à Bordeaux, de travailler sur une application portail multi services. Peu importe où vous habitiez, ou vous travailliez, où vous faites vos courses, où vos enfants ont leur hobby : le but était de proposer une seule porte d’entrée, un seul téléchargement qui ouvre la porte à un tas de services divers et variés de mobilité, d’énergie, de loisirs, de ressources et d’information liés à la ville, la commune et le territoire. C’est comme cela qu’est né Wallonie en poche, c’est comme cela qu’est né le concept de Wallonie Smart Région qui a été matérialisé par une charte ».

Briser les silos administratifs

« Très rapidement nous est apparue la nécessité d’une structure capable de proposer de l’accompagnement et de la formation. C’est ainsi que le Smart City Institute a vu le jour. Cette offre de formation et de sensibilisation a été complétée par deux autres référents : Futurocité qui organise notamment un hackathon citoyen et l’Eurometropolitan e-Campus. Ces trois organisations proposent un catalogue de formations qui doivent notamment permettre de voir émerger, dans un maximum de communes, des Smart City manager afin de briser les silos administratifs et permettre de coordonner des projets au sein des communes.  Aux communes qui n’ont pas la taille suffisante pour engager un Smart City, l’ADN proposera un accompagnement des intercommunales comme le le BEP de Namur ou Idelux, tout en travaillant sur une centrale d’achat de solutions informatiques labellisées «Smart ». 

Il y a finalement peu de place laissée aux fonctionnaires dans l’éco-système Smart Région qui sont plutôt considérés comme objets de sensibilisation plutôt que comme sujets. Voici la définition de la Smart City du Smart City Institute : «Il s’agit d’un écosystème de parties prenantes (gouvernement local, citoyens, associations, entreprises multinationales et locales, universités, centres de recherche, institutions internationales, etc.) engagé dans un processus de transition durable (vision stratégique et/ou projets innovants concrets), sur un territoire donné (urbain ou plus large), en utilisant les nouvelles technologies (numériques notamment) comme facilitateur, pour atteindre ces objectifs de durabilité (développement économique, bien-être social et respect environnement.  » Dans ces parties prenantes, peu ou pas de place pour les fonctionnaires et services administratifs, sauf par le prisme du gouvernement local. Ils constituent pourtant un rouage essentiel dans la conduite des projets de la cité et se retrouvent au centre de deux tensions : d’un côté les citoyens naturellement désireux d’une meilleur qualité de vie et d’une ville durable et de l’autre les élus qui, par le biais du Smart Manager, veulent se placer du côté des citoyens.

La cinquième roue du carrosse

Jean-François Lucas est sociologue et expert ville numérique. Il accompagne la République et Canton de Genève sur la question des outils Civic Tech à déployer. «La technologie n’est pas neutre. Je m’intéresse beaucoup à la question du design de ces outils, de la façon dont ils sont conçus et qu’ils encapsulent les usages possibles. Les plates-formes Civic Tech portent une vision politique, normative des pratiques d’utilisation et de participation. Un des principaux freins à la réussite de projets Smart City dans la durée est le manque de sensibilisation des fonctionnaires et l’acculturation internet. On a beau avoir un portage politique fort, s’il n’y a pas d’information, de sensibilisation, de formation et temps et de moyens mis à la disposition pour ce faire en interne, cela n’aboutira pas. Mon approche est de voir comment on peut faire pour obtenir cette sensibilisation auprès des fonctionnaires., comment on peut obtenir une considération de leur part pour l’expertise d’usage des habitants. Dans les collectivités, vous avez quand même des gens qui sont là parfois depuis des dizaines d’années et qui ne comprennent pas trop en quoi l’avis des citoyens peut les aider dans la conduite de projets urbains. Au départ des grands projets urbains où l’on veut favoriser la participation citoyenne, il y a les agents et les chefs de projets. C’est avant tout et tout d’abord avec eux qu’ils faut travailler pour que ceux ci puissent s’en accaparer, se les approprier et les porter. Or, la plupart du temps, ce n’est pas le public principal auxquels les éditeurs des plates formes Civic Tech songent. On pense tout d’abord aux élus, qui décident d’investir ou pas, et aux habitants. Les fonctionnaires constituent la cinquième roue du carrosse. Or si on veut les impliquer, je suis persuadé qu’il faut les inclure dès le départ dans le processus de décision et de sélection de l’outil. Je fais l’hypothèse qu’on doit partir des agents de collectivité et là, c’est un pas de côté par rapport aux Civic Tech qui se contentent souvent de prévoir simplement quelques moments d’information et quelques heures de formation. Or pour certains agents, l’outil, sa fonction, son fonctionnement et son utilisation ne sont pas forcément compréhensibles.»

Civic Tech : un bilan plutôt décevant

«Maintenant, je ne mets absolument pas le citoyen de côté. Et à ce niveau également , le bilan des Civic Tech est lui aussi plutôt décevant. Si certaines initiatives peuvent se targuer d’avoir obtenu un taux de participation important, une analyse comparative de près d’une trentaine de dispositifs participatifs m’a permis de constater que de nombreux projets recueillent finalement peu d’idées, de commentaires ou encore de votes. Les plates-formes n’offrent pas assez de critères permettant d’identifier les différents types de participations (selon les types de population, de projets, leur implantation, etc.). De plus, les statistiques liées à l’usage de ces outils sont souvent trop généralistes pour distinguer les utilisateurs actifs de ceux qui sont inscrits et qui n’ont jamais proposé une idée, publié un commentaire ou réalisé un vote. Enfin, les commentaires sont parfois l’œuvre d’un cercle très restreint d’individus.»

Multiplier les formats de données

«Pour mobiliser les citoyens, et passer de la consultation à la collaboration, il est impératif de montrer que leur engagement dans une démarche collective a des effets. Certes, de nombreuses idées émanant de citoyens ont été concrétisées sur des territoires, mais il s’agit le plus souvent de projets d’aménagement à l’échelle locale, voire hyper locale. Les citoyens restent le plus souvent à l’écart des processus décisionnels pour des projets urbains dès lors que des jeux de pouvoirs (avec les politiques et le secteur privé) et de savoirs (avec les architectes et les urbanistes par exemple) apparaissent. Or, si l’on veut se donner les moyens de tendre vers un renouveau démocratique incluant les citoyens dans la prise de décision pour des projets urbains complexes et de grande envergure, il est essentiel — en dehors de toute volonté politique nécessairement préalable — de repenser les Civic Tech autrement que comme un appendice aux processus participatifs. Elles doivent être conçues comme des solutions intégrées à un processus global, alimentant et servant de support aux discussions qui ont lieu en ligne et en présentiel. Cela implique ici aussi de repenser le design de ces outils, en concevant des systèmes plus intuitifs, plus diffus, plus immersifs, qui soient accessibles en ligne ou matérialisés dans l’espace public. En matière de projets urbains, si on veut que les Civic tech soient de véritables supports de compréhension, de discussion et d’aide à la décision collective, il est nécessaire de multiplier les formats de données et les types de représentations interactives pour favoriser la prise en compte de différents points de vues, donc le débat.»

Source

Smart Citizen, les citoyens connectés acteurs d’un territoire intelligent. Témoignages et bonnes pratiques. Une publication EPN de Wallonie