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Une ville intelligente ne se construit pas sans ses citoyens

Jean-Luc MANISE

Au moment où les projets de Smart Cities se multiplient et où les hackathons citoyens se généralisent , la question de l’appropriation par les citoyens, par tous les citoyens, de cette nouvelle dimension des territoires va de plus en plus se poser. Qui à quel moment est informé du projet, qui sera amené ou invité à y participer, à quelles conditions, avec quels objectifs et quels types d’évaluation ? Pour Périne Brotcorne, chercheuse senior au Cirtes, les plates-formes de consultation citoyenne en ligne ne sont pas une réponse suffisante à l’engagement citoyen.

Périne Brotcorne: « Fin septembre 2018, j’ai animé une conférence sur le numérique.  Dans le public, il y avait quelqu’un de CitizenLab. J’évoquais la question de la motivation des gens à s’inscrire sur les outils  de participation en ligne. Il s’interrogeait sur les meilleures façons de pousser les gens à s’engager, à donner leur avis sur celles-ci. Cela conforte ce que je pense depuis plusieurs années. L’outil en soi n’est pas une réponse. Je ne dis pas qu’ils n’offrent pas des potentialités mais ils ne sont pas la solution toute faite à l’engagement citoyen. La Smart City, les Civic Tech, ce sont des concepts que les sociétés commerciales vendent comme une recette miracle. Si on rentre dans ce discours, on se trompe de combat. Le numérique a un réel pouvoir d’amplification. C’est un porte-voix d’initiatives existantes. C’est la force du nombre qui donne une visibilité à des initiatives ascendantes qui sont simplifiées grâce à l’usage des technologies numériques. Lorsque des citoyens se rassemblent en ligne pour organiser une manifestation, il y a toujours, en amont, une volonté de passer à l’action. Le numérique ne fait que faciliter l’expression de cette revendication. »

Des formats de communication adaptés

« Je ferais une seconde remarque sur la question des publics et des formats de communication adaptés. Les technologies numériques ne sont pas neutres. Elles ont une épaisseur sociale, elles sont porteuses de principes et de références spécifiques. Les plates-formes des Civic Tech sont pensées et désignées par des personnes qui sont souvent des hommes avec un certain niveau socio-culturel. La façon dont un portail se présente intègre les valeurs des personnes qui l’ont conçue. Les développeurs s’adressent à des publics sur lesquels ils ont des idées pré-conçues. Si on veut motiver la participation, il y a donc une attention particulière à avoir dans la façon dont le site interagit avec son public. Prenons les jeunes. Je pense qu’on ne pourra les convaincre d’utiliser ces plates-formes que si on leur propose des contenus et des formats adaptés. Un peu comme le fait Vox.org. Ce site qui permet de comparer rapidement les programmes des partis et personnalités politiques joue avec des formats courts et imagés qui leur parle. »

Accompagner les publics

« Je suis également persuadée que, pour les publics qui ne sont pas à l’aise avec le numérique, il faut réfléchir à des contenus avec moins de textes et plus d’images. Sinon, le frein est énorme.  Si on regarde les statistiques d’usage de l’engagement citoyen en ligne, on s’aperçoit que cela reste du chef de personnes éduquées, d’un niveau socio-culturel élevé. Pour que cela bouge, il faut à mon sens travailler sur les formats, mais aussi accompagner le public dans le processus, comme le font les associations qui travaille avec des publics précaires, ou comme le font les animateurs d’Espaces Publics Numériques. Pour favoriser l’engagement citoyen au sens large, il faut mettre à mes yeux plus de moyens à ces deux niveaux sous peine de reproduire dans le numérique les inégalités et les stratifications sociales. »

Le citoyen au cœur de la ville intelligente

On parle aujourd’hui d’une virage important. On serait passé d’une orientation purement économique de la Smart City à une posture visant à mettre le citoyen au cœur du processus des territoires connectés. Qu’en est-il sur le terrain? Périne Brotcorne: « Si les développeurs de services publics électroniques, je pense plus particulièrement à Bruxelles où je travaille sur différents projets, tiennent de plus en plus ce discours de l’usager au centre, il est trop souvent perçu comme homogène. Pour eux, le citoyen lambda est mobile et connecté. Ils ont bien conscience qu’il existe des personnes non mobiles et non connectés mais, à leur yeux, cela reste une minorité. Et celle-ci est perçue de façon presque caricaturale. La personne en difficulté numérique, c’est le senior non connecté un point c’est tout. Il n’y pas d’appréhension de toute la « palette »de personnes en difficulté avec le numérique, et de la variété de cette difficulté. On résume cela à un cas de figure, le senior et les services sont développés avec cette œillère. »

3 analyses de cas

C’est dans le cadre du projet européen Idealic que Carole Bonnetier et Périne Brotcorne a mené avec Carole Bonnetier, également chercheuses au Centre Interdisciplinaire de Recherche Travail, Etat et Société de l’UCLouvain trois études de cas, analysant la manière dont trois organisations de service d’intérêt général wallons et bruxellois conçoivent et mettent en oeuvre la numérisation de leurs services. L’objectif: déterminer dans quelle mesure leurs processus de “mise en technologie” incluent une dimension inclusive, c’est-à dire sont pensés de façon à s’adresser et à être accessibles à tous. Les études de cas ont été menées de janvier 2017 à juin 2018 dans trois organismes d’intérêt général en Belgique francophone. Secteurs concernés:

– les transports publics – projet de solution numérique pour interaction avec les usagers à des fins d’informations et d’échanges, via site Internet, réseaux sociaux et application mobile

– la sécurité sociale, en l’occurrence une mutualité – projet de promotion en-ligne de ses services via un nouveau site Internet, une version numérique du journal de l’organisme et des projets d’applications mobiles

– OIP chargé de l’informatique régionale et communale – projet de mise en oeuvre d’un e-guichet  proposant des services administratifs régionaux et locaux en ligne et d’un portail général d’informatique régional.

Une nouvelle fracture

Selon les 2 chercheuses, la numérisation des services publics est considérée comme une évolution à la fois inéluctable et porteuse de progrès politiques, économiques et démocratiques. Devenus incontournables, pointent-elles, les outils numériques, s’ils ne sont pas pensés de façon à être accessibles quel que soit le niveau d’accès et la compétence d’usage des citoyens, créent un contexte social de dépendance au numérique. Périne Brotcorne: “Cela pose la question du risque réel de marginalisation d’une partie de la population qui n’est pas en mesure de répondre aisément à cette obligation de connexion permanente. En ce sens, l’avènement d’un environnement pour lequel l’accès aux services du quotidien est d’abord configuré pour des individus supposés utilisateurs [éclairés?] de technologies numériques est grandement susceptible de générer des inégalités sociales entre, d’une part, ceux qui sont capables de tirer correctement parti de leurs usages et les autres., d’autre part.”

Services publics à deux vitesses

D’autre part pointe Carole Bonnetier, il y a fort à parier que, dans un contexte de dépendance accrue au numérique, l’accès à certains services soit dans un avenir proche entièrement numérisé, à l’image de la stratégie de digital by default déjà appliquée dans certains pays tels que le Royaume-Uni, souvent cité en exemple par les professionnels interrogés. Cela changera inévitablement la donne et permettra aux usagers hyper-connectés de bénéficier des dernières innovations. Le risque existe donc de voir apparaître des services publics à deux vitesses: aux usagers mobiles et connectés les services personnalités, rapides, conviviaux ; aux autres, les services minimum, inconfortables et compliqués. ”

Systématiser l’inclusion numérique dans les processus de conception des services

Pour éviter ces risques de mise à distance voire d’exclusion de certains usagers par la conception et le design, il conviendrait selon Carole Bonnetier et Périne Brotcorne de mettre davantage l’accent sur la dimension technologique de la médiation numérique: respect des normes d’accessibilité, qualité de l’ergonomie, lisibilité des contenus, simplicité du langage. Pour mettre celle-ci à l’ordre du jour, il est impératif, selon les 2 chercheuses, de procéder à un travail de sensibilisation des décideurs et concepteurs quant à leur responsabilité en matière d’égalité d’accès et d’usage et à les inciter, voire à les contraindre, à systématiser la mise en œuvre des pratiques d’inclusion et de médiation numérique dans leur processus de conception qui doivent être prensés « Inclusion by design ».

Manque de vision

Périne Brotcorne : « J’ai parfois un peu l’impression que la question de l’inclusion numérique est instrumentalisée. On sait que c’est politiquement correct, alors on fait des déclarations d’intention mais si on gratte un tout petit peu, on s’aperçoit que les politiques de digitalisation ne sont absolument pas centrées sur l’inclusion. Je constate également un manque de vision, une absence de stratégie digitale. On fait souvent du numérique pour faire du numérique. On dit que c’est pour améliorer les services au citoyen mais on ne réfléchit pas à comment. C’est à la fois assez laconique, et assez effrayant. »

Privilégier l’intérêt général

Sur base de ces constats, les deux chercheuses recommandent trois démarches. En premier lieu, il s’agit d’inscrire la numérisation des services publics dans une stratégie globale alignée non pas sur l’innovation à tout crin mais sur les principes d’intérêt général. Il importe également de prendre en compte la pluralité des mondes sociaux des usagers et ce, dès l’amont du processus de conception des services publics. Last but not least, il faut favoriser l’enrôlement de l’ensemble des parties prenantes dans un projet explicite de numérisation dans une logique inclusive; à sensibiliser et former les acteurs de la conception aux pratiques d’“inclusion by design”.

Source

Smart Citizen, les citoyens connectés acteurs d’un territoire intelligent. Témoignages et bonnes pratiques. Une publication EPN de Wallonie