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La Petite histoire des deux Grandes valises

Par Maud Verjus

Moi c’est Rouguiatou. Mais tout le monde m’appelle Rougui.
Je n’ai pas très envie de parler d’où je viens, de mon passé, c’est trop dur. Je peux juste vous dire que je ne suis pas censée être ici. J’ai quitté l’Égypte qui n’est pas mon pays d’origine clandestinement, j’ai fui. Avec seulement mon passeport en poche.
Aujourd’hui, je suis à Bruxelles où le soleil chauffe comme une ampoule de frigidaire, mais je suis en sécurité.

Je voulais travailler mais le CPAS m’a orienté vers ce centre de formation pour que j’améliore mon niveau de français. Vraiment, je n’étais pas à mon aise, j’ai déjà fait des cours de français et c’était « je rentre, je sors ».
Ici, c’est autrement. Déjà, la formation, elle a duré 9 mois. Mais c’est comme si ça avait duré une minute. Alors que quand on n’est pas bien, c’est long, 9 mois.

Dès le premier coup de téléphone pour m’inscrire, je me suis sentie à l’aise. C’est pas toujours comme ça… parfois on te parle mal, c’est froid. Tu te sens découragée dès le début et tu n’as pas envie d’y aller mais tu te dis que c’est toi. On te fait comprendre « qu’ici, c’est pour les grands, les petits n’ont pas leur place ». Cela arrive qu’on te menace avant même de signer le contrat, on te dit « il faudra vous débrouiller avec les enfants et être là pour 8h30 ! ». « Il faut, il faut, il faut … ». C’est pas bon quand ça commence comme ça. On se sent jugée, et alors on sait que ça va continuer.
Depuis, je sais que ce n’est pas normal.

Je pensais que j’aurais seulement des cours de français.
Et bien moi, je suis arrivée ici avec deux grandes valises vides et je suis repartie, elles étaient bien pleines. Une pour le français, et une autre pour tout le reste, que je ne connaissais pas encore.

J’ai trouvé beaucoup de choses à côté du français : les choses de la vie, quoi. On a pourtant ces questions dans la tête mais on sait pas « où aller » pour les réponses. On se dit que ces questions, elles n’ont rien à voir avec le français et on les garde. Pour plus tard.
Et puis un jour toi, tu viens… je ne sais même pas comment dire… C’est comme si tu avais lu dans mon esprit… Tu viens avec les réponses à mes questions, comme si tu venais « me soulager ». C’est comme si je me disais « aaah, je peux poser cette question, alors ? ». Comme si tu avais « scanné » nos besoins à l’intérieur de nous, comme si ici j’avais trouvé les réponses à mes questions qui sont à l’intérieur de moi.
Et alors j’ai compris que ces questions, c’était aussi important que le français. Parce que c’est la vie d’ici en fait, ça aide à suivre son chemin.

Ce que j’aime en français, c’est que Jeanne nous laisse du temps. Elle donne le temps. Elle écoute tout le monde, même celles qui ont plus de difficultés. Tu peux lui demander mille fois, elle vient près de toi et elle continue à t’encourager.
Quand je posais des questions avant, on me disait souvent « après, après » mais ils ne revenaient jamais.
Jeanne quand elle t’explique, tu vois qu’elle aime, elle est « avec » toi. J’osais faire des fautes. Ici, quand tu ne lis pas bien, on te donne justement plus de temps : ailleurs on va te dire « au suivant ». Avec Jeanne et toi, on n’est pas stressées et heureusement parce que quand on est stressées, il y a les erreurs qui arrivent. On donne le meilleur de nous ici.
On croit en nous, on le sent : par exemple, je n’avais jamais fait de calcul de ma vie et Jeanne me disait « tu vois, c’est bien, tu y arrives ! Regarde, tu ne fais plus beaucoup de fautes, ça va aller ! ». Elle n’est jamais fatiguée, et ça fait du bien pour apprendre. Autre chose : elle nous a poussées à aller chercher l’ordinateur auquel on avait droit au CPAS, jamais j’aurais osé demander… et on a fait un cours d’informatique tous les jeudis avec nos ordis, c’était incroyable !

Je crois que ce qui fait que ça a si bien marché c’est grâce à la relation. On n’avait pas peur de parler avec vous. Et puis on était ouvertes entre nous. Si j’avais un souci, j’en parlais en classe, je ne disais pas « c’est privé ». Je savais que les autres allaient me donner leurs conseils, pas comme un professeur mais comme « une autre femme ». Et avec les formatrices, c’est un peu comme si on était de la même famille, entre femmes.
Être différentes, ça n’a jamais été un problème dans le groupe. D’abord, on est des femmes. Il y a quelque chose qui nous touche toutes, qui est commun. Si l’une n’était pas là, alors on savait qu’elle avait un problème. Elle aussi, moi aussi … Il y a quelque chose qui nous reliait. Et on savait que ce qui arrivait ici restait ici. Ça nous est arrivé de pleurer, on a toutes pleuré d’ailleurs, mais c’était ici.

Tu te souviens ? On était pressées de savoir, pour le travail. Tu nous as freinées avec nos questions sur des métiers qu’on avait dans notre tête et comme tu disais, « on a mis au congélateur ». Il fallait d’abord comprendre mieux.
Ailleurs, il y a aussi de la guidance. Mais c’est « compétences, savoir-faire, savoir-être ». Ici, franchement, non : Jeanne et toi, vous nous avez montré, vous nous avez présenté sur la table plein de possibilités qu’on connaissait pas. Des métiers qu’on n’avait pas pensé mais surtout les horaires, les conditions de travail, ce qu’on fait dans ces métiers et puis à quoi ça sert. Ça te fait réfléchir ! Parfois tu es dans le faux espoir. Tu ne sais pas que ce métier, c’est pas pour toi.
Tu nous as jamais dit que c’était pas possible ou que « tu peux pas faire ça » ou bien « ce métier, c’est pas pour toi ». Tu as mis les choses devant nous comme sur une table. En fait, on a réfléchi toutes seules, avec tout ça. Et à ce moment-là, nous, on s’est dit « ah, oui ! » : on voit mieux les trous, là où il va y avoir des problèmes et on pense « est-ce que ce trou, je pourrai le remplir ? Ça va me prendre combien de temps ? Avec les enfants, est-ce que c’est possible ? Avec mon niveau, est-ce que ça va aller ? ». On sait mieux faire notre chemin.
Au départ, je n’avais pas d’idée, je voulais faire le nettoyage. On m’a répondu « tu es jeune, tu peux faire aide-soignante ». C’était ce que je voulais quand j’étais plus jeune. Mais j’ai appris que l’aide-soignante, elle travaille le WE, qu’elle a un métier très dur. Alors tu te dis « mais je laisse mes enfants où ? Pour l’instant, c’est pas pour moi. Il faut attendre qu’ils soient grands ». Alors, j’ai compris. C’est différent. On entend seulement « aide-soignante » mais on sait pas vraiment ce que c’est, en fait. On pense au médecin, qu’il a un grand niveau et on a envie. C’est le nom, quoi ! On se rend compte que pour les femmes qui ont des petits enfants, c’est difficile. Mais en même temps, on se sent plus grande.

Ça fait du bien. On se dit qu’il y a des gens bien intégrés qui aiment leur métier, travailler avec nous, aider les étrangers. Ils nous montrent qu’on est les mêmes. Il y a des gens qui donnent, sans attendre quelque chose. On le sent.
Je sens que j’ai de la valeur, je suis importante. Comme si je n’avais jamais été d’un autre pays. Simplement, je suis là.

La confiance a changé, en moi.
Je suis capable. Je suis capable de faire plein de choses. Je suis capable d’aller plus loin. On nous fait comprendre qu’on est capable. Pas juste rester là.
Quand je prends une décision maintenant, je suis sûre de moi. Je sais que j’ai réfléchi et que mon choix est bon.

Maintenant je parle. Je veux parler. Les choses qui sont à l’intérieur.
C’est pour ça que je dis que je suis entrée avec deux valises vides et je suis sortie avec deux valises pleines. Elles sont avec moi.

Si on n’était pas venues ici, on serait comme avant.

Maintenant, si je veux travailler, c’est compliqué mais je connais mon droit, ce que je peux quand-même. Et j’ai moins peur. La peur, elle a diminué.

Ce récit est issu d’une rencontre « post-formation » avec quatre femmes qui ont suivi un module en « Alpha 4 » en 2021-2022 au GAFFI asbl. Elles ont accepté de revenir, partager avec moi dans leur ancien local un bout de leur histoire et de leur vécu.

J’ai travaillé 14 ans au GAFFI, association qui a notamment un secteur ISP.
La Maison a fait le choix de travailler uniquement avec et pour des femmes. Le sens de ce choix se renouvelle chaque jour. J’y ai déposé ma pierre avec les fonctions de formatrice pour le cours de « vie sociale » et comme « agent de guidance » collective. Je peux le dire maintenant : je ne suis pas un agent. Je suis une personne, une travailleuse qui contribue à un projet commun, avide de l’humain, de la rencontre, de la relation, du lien. De la découverte et de l’apprentissage réciproque, de la surprise de ce qui surviendra.

Pensées pour celles qui ont voulu – mais n’ont pu – se joindre à nous lors de ces retrouvailles, pour les soucis que nous leur connaissons.
Merci Bouchra, Karidja, Juliet et Fatuma. Vous êtes comme un bonbon sucré qui reste.