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L’environnement et les centres culturels : travailler au plus près de la population pour soutenir le changement

Propos recueillis par Nathalie Damman

Dans cette interview, quatre centres culturels nous parlent de la façon dont ils déploient les aspects environnementaux dans leurs actions. Sabine Lapôtre est directrice du centre culturel de Walcourt, dans la province de Namur. Karin Fontaine et Youen Arts travaillent tous les deux à l’Entrela’, le centre culturel d’Evere en région bruxelloise. Nathalie Lourtie est directrice du centre culturel d’Ittre dans le Brabant wallon, et enfin, Aïcha De Wilde et Abdel El Bidari travaillent tous deux au centre culturel La Posterie à Courcelles1Pour des raisons techniques liées à l’enregistrement, les propos du centre culturel de Courcelles sont moins étoffés que ceux des 3 autres CC. .

Ils et elles nous expliquent ici comment ils ont fait des enjeux environnementaux une priorité dans leurs pratiques, quelles dynamiques ont été portées et quels sont leurs projets pour les années à venir. Ils nous montrent que derrière les potagers collectifs et autres actions liées à l’environnement, ce sont aussi les liens sociaux qui se transforment.

En faire une priorité

À Evere : Notre situation est particulière, à Evere : pour les Bruxellois, nous sommes des paysans, des gens de la campagne, et pour les gens qui habitent en dehors de Bruxelles, nous sommes des gens de la ville… Nous avons à Evere un patrimoine d’agriculture assez important et nous travaillons cela avec le projet du Cycle « Terre en ville ». Ce sont les citoyens qui ont choisi de travailler cette thématique-là, donc c’est une vraie démarche d’éducation permanente. Lors de l’analyse partagée du territoire et du diagnostic local fait au sein du PCS (Projet de Cohésion sociale), les gens sont venus vers nous en nous disant « on aimerait se nourrir mieux, on aimerait avoir des potagers collectifs ». Dans les régions plus nanties et plus vertes, on a plutôt une éco-anxiété, moteur de plein de choses, et ici dans notre cité, c’est plutôt avoir à manger jusqu’à la fin du mois qui occupe les gens. Notre rôle dans ce contexte, c’est de chercher à faciliter des dynamiques citoyennes autant dans la réflexion que dans le développement de projets, d’opportunités, de formations, pour que les gens puissent avancer, revendiquer et mieux vivre ensemble.

À Courcelles : Ce sont également les rencontres avec les citoyens et avec d’autres associations qui nous ont fait choisir d’aller sur des questions environnementales. La question de l’alimentation saine est apparue au sein de la population, et l’envie de créer des potagers et du compostage citoyens. Nous sommes dans une commune ouvrière, avec un taux de chômage élevé. Le public est partant, donne des idées, prend des initiatives…

À Ittre : Nous n’avons pas de salle de spectacle donc on travaille aussi plus dans la proximité avec la population. La ruralité constitue une grande partie de nos objectifs et de nos enjeux. Par rapport à l’environnement, on a développé tout un projet lié à la culture scientifique. On a fait des liens entre la science et la culture, car la science fondamentale vise les mêmes objectifs que la culture : développer l’esprit citoyen et l’esprit critique, remettre les choses en question par rapport à ce qui se passe dans la société, notamment au niveau environnemental.

À Walcourt : on est arrivé à ça petit à petit, grâce au partenariat avec le groupe d’action locale (le GAL, qui rassemble les communes de Walcourt, Mettet, Gerpinnes et Florennes) qui travaille sur un projet de développement rural. On a commencé par organiser le festival « Ça vous botte » où on a amené les gens à regarder leur paysage et à se poser dans la posture d’observateur, mais on a senti que les gens avaient envie de passer de l’observation à l’action. Ils se sentaient cependant perdus, un peu seuls, donc on les a accompagnés à se mettre dans l’agir collectif : nous n’avons pas fait les projets à la place des gens, mais on a fait en sorte qu’ils puissent se rassembler, réfléchir ensemble et on a facilité les relations avec les services communaux et les partenaires… Petit à petit, on a développé le pouvoir d’agir, la participation citoyenne.

Des actions concrètes…

De la transmission et des savoirs partagés (Agnez, sous-titres dans « Des actions concrètes »)

À Courcelles : Nous travaillons sur le recyclage et l’alimentation saine : ce sont des envies qui ont été partagées par la population. Pour le recyclage, nous travaillons en collaboration avec Formarec, un centre de tri, à Mont-sur-Marchienne et à Mons. Les jeunes qui y travaillent font entre autres du recyclage de palettes et de petits électros. En termes d’alimentation saine, nous avons un potager et un compostage collectifs. Une partie de nos légumes bio est utilisée directement pour le public, pour les soupes de midi dans 5 écoles et dans une école de devoirs. Nous avons également un atelier qui s’appelle « De la cueillette à l’assiette » où les enfants apprennent à cultiver les légumes et à les cuisiner. C’est important, car on voit qu’ils sont curieux de savoir ce qui atterrit dans leur assiette et conscients qu’il faut apprendre à cuisiner afin d’être autonomes à l’avenir. Nos jardins sont accessibles au public : les gens peuvent venir discuter avec nous, échanger, décider de participer au potager et au compostage ou pas… Dans ces jardins se trouvent deux mares riches en biodiversité et entretenues par des jeunes, par le biais de la Fondation BePlanet. C’est un projet auto-construit ; les jeunes sont acteurs des projets qu’ils développent.

À Evere : Le projet de potager dans le quartier Platon, une cité sociale assez verte, a débuté il y a 6 ans. Au départ, une dizaine d’habitants avaient envie de valoriser des terrains potagers à l’abandon. Il n’y avait aucune angoisse exprimée par rapport au réchauffement climatique, aux problèmes alimentaires, à la biodiversité : les gens voulaient travailler la terre, sans avoir d’autres préoccupations. De fil en aiguille, par des formations, des rencontres (notamment avec l’asbl Quinoa) et des spectacles, ce groupe, qui s’est étoffé d’autres participants, a commencé à questionner les problèmes de biodiversité. La crise Covid et la crise énergétique ont permis de se rendre compte que certaines personnes avaient de plus en plus de difficultés à terminer le mois, surtout les mamans isolées et les seniors. Suite à des débats au centre culturel, les habitants ont alors décidé d’entreprendre un nouvel axe dans le cycle potager : les soupes solidaires. Les écoles y participent, les seniors cuisinent… Il y a une vraie transmission qui se fait des citoyens vers les enfants.

Ce groupe d’habitants a commencé à collaborer avec le Réseau d’aide alimentaire bruxellois, avec Saint-Josse et Schaerbeek. Ils réfléchissent et font des manifestations pour revendiquer un financement supplémentaire sur l’aide alimentaire. Ils se mettent en réseau avec des épiceries sociales, mettent en place des projets de distribution de repas chauds avec les invendus… Nous, on met des petites graines qui permettent la réflexion. Ces citoyens vont très vite et sont très autonomes. Ils ont une fierté de travailler la terre. Certains ont maintenant des diplômes de maraîchers ; ils sont reconnus et cette reconnaissance permet de sortir d’une certaine image de précarité.

Certains d’entre eux se sont aussi formés en apiculture ; ils ont fait visiter leurs ruches et ont permis aux gens de se rendre compte de la nécessité d’une biodiversité. De fil en aiguille, à travers l’existence de ces ruches, c’est tout un quartier qui se transforme : des plantes mellifères remplacent les géraniums ; elles permettent aux abeilles de butiner et de faire un miel exceptionnel.

On remarque aussi qu’il y a vraiment des interactions très grandes entre les habitants qui défendent la biodiversité, l’accès à l’alimentation, la terre en ville. Ils sont de cultures différentes, d’âge et de sexe différents, mais ils sont liés par la même envie et ils découvrent ensemble que travailler la terre, ça crée du bonheur, ça déstresse. On les a aussi suivis autour de la relation entre la santé et la nature. Avec le centre culturel, on a mis en place un programme de bain de forêt et de marches en pleine conscience sur un terrain boisé nettoyé par les habitants. On y trouve aussi 40 arbres fruitiers et des vignes. Au départ, il n’y avait pas cette volonté de travailler sur quoi que ce soit, on voulait simplement suivre ces habitants et découvrir avec eux, leur donner l’opportunité de se rencontrer, d’aller plus loin dans les débats, mais grâce aux habitants, tout cela a pris des proportions importantes. C’est fragile et riche à la fois, comme les relations humaines.

Accompagner aussi des publics plus favorisés (Agnez, sous-titres dans « Des actions concrètes »)

À Ittre : la dynamique est très différente ici. On a une population globalement plutôt nantie, et on est confronté à une autre difficulté : une forme d’individualisation de la question « Qu’est-ce que je fais pour l’environnement ? ». La tendance « NIMBY » (« not in my backyard » « pas dans mon jardin ») est très présente. Les maraîchers bio sur le territoire (il y a en a au moins 4) ont leur clientèle, mais on retrouve peu chez eux le public du CPAS ou du PCS. Les gens ici qui ont de grands jardins, des moyens ET du temps et qui veulent bien se nourrir font leur potager à eux, dans leur jardin. Ceux qui estiment ne pas avoir le temps (les plus nombreux), peuvent se permettre de faire leur course dans des magasins bio ou savent où trouver des maraîchers. D’une manière générale, on pense moins global, on pense moins la coopération avec son voisin.

Comment on a appris à gérer ? La première chose que nous avons faite, c’est de distiller les propositions à travers nos activités : on amène petit à petit le principe du recyclage, du non-jetable, du compostage… Mais le public qui assiste à nos activités est souvent un public averti… La deuxième chose que l’on s’est dite, c’est que nous devons parler davantage le langage des gens. On a donc embrayé sur la culture scientifique par des conférences, des spectacles… On n’est plus dans la sensibilisation directe, on est plutôt dans la rationalisation, les chiffres, les études… On parle de préserver notre environnement, mais on agit de manière indirecte et on touche un autre public.

Actions environnementales collectives : un bois commun et des terres agricoles hors spéculation (Agnez, sous-titres dans « Des actions concrètes »)

À Ittre : On est partenaire de deux projets citoyens coopératifs sur la commune qui visent l’environnement. L’un est le Grand Bois commun : avec 2000 personnes, on a acheté un bois de 82 hectares qui était privé, pour qu’il devienne commun, à tous, et ne soit plus jamais privatisé. Il y a des balades, un verger participatif, il y aura des ateliers de sensibilisation, d’entretien du bois…

L’autre projet est mené par Terre en Vue, une coopérative de Gembloux. L’objectif est de figer en dehors de toute spéculation financière des terres alimentaires agricoles, car énormément d’organismes financiers se jettent sur ces terres dès qu’un fermier les abandonne, soit parce qu’il prend sa pension, soit parce qu’il n’en peut plus ou n’a plus les moyens. Le prix des terres dans le Brabant wallon est exorbitant : un jeune agriculteur ne peut plus acheter un hectare de terres si on ne l’aide pas. À Ittre, il y a un projet coopératif de 12 hectares qui ont été achetés en concertation avec des maraîchers locaux et un viticulteur qui vient d’implanter 16 000 pieds de vigne.

De l’individuel au collectif : « 100 % rural » (Agnez, sous-titres dans « Des actions concrètes »)

À Walcourt : Nous avons à Walcourt, en région wallonne, une population qui ressemble plus à celle de Ittre. On est dans une contradiction : les gens ne veulent plus de pesticides, ils veulent une agriculture plus propre, mais ils ont des pelouses bien tondues, avec zéro biodiversité. Ce sont ces contradictions-là qui nous permettent de faire un vrai boulot au niveau du centre culturel et d’amener les gens à déconstruire ce qui leur paraît facile et évident. Changer nos manières de vivre, être moins dépendants du pétrole, manger sainement…, ce sont des enjeux essentiels aujourd’hui, mais pour lesquels la majorité des gens ne sont pas préparés.

On essaie d’accompagner les gens dans le concret, sinon rien ne change et on peut vite se décourager et déprimer. On a accompagné 15 projets citoyens collectifs, jusqu’à présent, dans des thématiques variées, comme la transformation de la place du village, par exemple. Une autre chose que l’on a mise en place pour proposer des actions concrètes est le Festival 100 % rural qui se veut une vitrine de tous les possibles. Pendant un mois, en novembre, plus de 60 activités donnent à voir tout ce qui est possible et tout ce qui existe pendant l’année. Par ailleurs, comme on a vu que la solitude des gens par rapport aux thématiques environnementales était énorme, on a créé un « Réseau de passeurs » : c’est une plateforme informatique (elle aussi appelée « 100 % rural ») sur laquelle une centaine d’acteurs (apiculteurs, artistes, guides nature…, toute personne qui a envie de partager son savoir ou son savoir-faire dans le domaine de l’alimentation, de la culture, de la mobilité, de l’éco-construction, etc.) inscrivent leurs activités et leur calendrier pour qu’on puisse découvrir gratuitement qui ils sont. Cette transmission nous paraît essentielle ; elle se fait notamment aux plus jeunes par le biais des écoles que nous mettons en lien avec les passeurs.

Des difficultés ?

À Courcelles : Il n’est pas toujours facile d’accrocher ou de sensibiliser le citoyen… Les gens manquent parfois de confiance en eux, ils ont peur de donner leur avis, ils ont peur du jugement, ils se sentent marginalisés. Par contre, quand ils accrochent avec un projet comme le potager collectif ou le compostage, on les voit développer de l’enthousiasme et de la confiance en eux…

À Evere : Chez nous, il n’y a pas vraiment de résistance aux actions que l’on mène. Le citoyen avance et les élus communaux se rendent compte qu’il y a une volonté de changement au sein de la population. On voit un changement qui est fondamental. On remarque que la dynamique des projets fonctionne bien pendant 2 ou 3 ans, puis ça retombe. C’est important pour nous en tant que centre culturel de rassembler les gens pour qu’ils créent quelque chose ensemble, mais aussi d’accepter parfois que les projets s’arrêtent parce que la dynamique a changé. Une autre chose importante pour que les projets prennent, c’est d’adapter notre jargon socio-culturel qui n’est pas toujours compréhensible : le projet « Réinvestir les espaces publics » qui visait à planter des plantes devant les immeubles et les maisons ne prenait pas. On l’a rebaptisé « Jardins de quartier » et maintenant, les gens sont partants ! On arrête aussi de parler de « droits culturels »… on met plutôt les choses en place pour qu’ils s’exercent !

À Ittre : Nous remarquons aussi que certains projets ne vivent pas très longtemps, peut-être parce que ce n’était pas le bon timing ou pas les bonnes personnes. Nous repartons à chaque fois d’une page blanche, mais on relance une dynamique et on reste mobilisé…

À Walcourt : Je pense qu’en tant que centre culturel, on a un vrai rôle à jouer dans le fait que les gens se rencontrent dans l’espace public et vivent des choses en commun. C’est ça le cœur de notre métier. Nous sommes dans une société hyper individualiste. Aujourd’hui, on entend les gens nous dire qu’ils crèvent de solitude ; ils ont envie de se rassembler sur des projets communs. Et donc on a une carte à jouer ensemble et cette carte de la nature, elle ne peut être que facile d’accès : réenchanter les lieux de vie, les parcs, les forêts, la nature, tout ce qu’on a à notre disposition.

Des projets futurs…

À Ittre : Au printemps 2024, plutôt que de simplement inviter les gens à réfléchir à la façon dont le village fonctionne, on va plutôt partir sur ce qui nous semble le plus important : l’enjeu climatique. On va organiser une longue semaine scientifique avec des intervenants qui font de la sensibilisation en mettant en avant la beauté de la nature et ce qu’il y a à préserver (comme le fait Youth for Climate), et pas uniquement les chiffres qui font peur.

À Courcelles : Nous aimerions mettre sur pied un atelier zéro déchets en 2024 et élargir les rencontres citoyennes avec des partenariats hors territoire courcellois, sur 4 communes.

À Evere : Nous, on a envie de continuer à travailler avec les enfants et les jeunes, notamment dans les écoles. Ils sont notre avenir… C’est essentiel pour nous de les sensibiliser, de faire des projets avec eux, d’autant plus qu’ils en parlent à leurs parents, donc ils enclenchent une vraie réflexion au sein des familles… Ils rêvent de nouveaux métiers : être jardinier pour eux, c’est comme quand on voulait être plombier ou policier avant… Une dame nous disait « La nature, elle a tout, elle donne tout ; il suffit d’ouvrir les bras, les yeux et le cœur ». Les gens qui travaillent au potager, ils ont à manger, ils se sentent plus heureux, ils sentent qu’ils sont acteurs pour le futur et ils proposent des endroits où on peut se détendre, sortir la tête du sable et se dire qu’il y a encore de l’espoir.

À Walcourt : On aimerait travailler la question de la biodiversité dans le prochain contrat-programme et réunir les gens pour que la biodiversité ne s’arrête pas au seuil de leur maison. Il y a un vrai travail à faire pour créer du collectif, mais c’est passionnant et on va trouver les moyens d’accrocher les gens d’une manière ou d’une autre. On a aussi décidé de faire des journées créatives pour réinventer le monde, comme Rob Hopkins qui nous raconte comment imaginer le monde. Quand on a parlé d’aller sur la lune, personne n’a cru que ce serait possible, donc on peut se permettre d’être un peu loufoque et imaginer des villages sans voiture avec plein de plantes, plein d’arbres, des cueillettes… C’est enthousiasmant de pouvoir imaginer les choses différemment, de casser un peu les codes et de changer les représentations. Il ne faut pas avoir peur d’aller s’inspirer ailleurs, par des rencontres culturelles, par la découverte de villes qui s’en sortent bien en termes de transition et qui ont revu leur manière de considérer l’espace public, par exemple. On peut s’en inspirer, inspirer la population et les politiques et se dire « Ce sera quoi le fantastique de demain ?… »

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    Pour des raisons techniques liées à l’enregistrement, les propos du centre culturel de Courcelles sont moins étoffés que ceux des 3 autres CC.