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Passer de l’intégration à la transformation sociale

Par Karine Jadinon

Interview d’Isabelle Heine et de Luca Demasi du CISP Avanti

Chaque vendredi Avanti organise des ateliers d’éducation permanente. L’idée initiale : permettre à un public qui est déjà dans la survie de comprendre et se positionner dans la société dans laquelle il vit. Un objectif tout sauf simple. Rencontre avec Luca Demasi, assistant social et Isabelle Heine, directrice d’Avanti asbl.

En plein cœur de Marchienne-au-Pont, commune de l’arrondissement de Charleroi, il existe un lieu où le temps se suspend. Dans les anciens abattoirs de Charleroi, à l’architecture originelle dépoussiérée, un microcosme redonne vie à ce lieu délaissé. On y retrouve plusieurs asbl dont Avanti, un centre d’insertion socioprofessionnelle (CISP) créé en 2003 par Isabelle Heine. L’association propose une formation de base via des ateliers du bois, du métal, de maraîchage et de cuisine.

Deux intervenants sociaux pour sécuriser le cadre d’apprentissage

Avanti accueille au maximum vingt-quatre stagiaires. Pour les accompagner, l’asbl compte quatre formateurs en atelier et deux intervenants sociaux à temps plein. Luca et Isabelle ne cessent de le rappeler : « On ne peut pas être dans de bonnes conditions d’apprentissage tant que de nombreux problèmes vous secouent la tête. Alors, on base la formation sur l’individu. Si la personne veut aller vers une formation qualifiante ou vers un emploi, elle doit d’abord régler ses problèmes administratifs, financiers et personnels ».

Le temps d’une pause

Ces personnes, ce sont des « cabossés de la vie » comme Isabelle le rappelle souvent. Un certain nombre d’entre eux sont des personnes justiciables. Ils peuvent représenter jusqu’à un tiers des stagiaires. Certains portent intrinsèquement des fractures sociales importantes. « La réalité de ces bénéficiaires, c’est qu’ils ne savent pas exactement ce qu’ils ont envie de faire. Bien souvent, ils ne veulent seulement plus retourner en prison ou bien cherchent surtout à sortir de la toxicomanie, de la solitude. Pour eux, cela peut même devenir angoissant de se projeter. Ils ne peuvent donc pas toujours intégrer les dispositifs existants ». Luca ajoute : « Avanti, c’est un temps de pause dans une vie. Ce qu’on cherche à faire, c’est leur tendre la main pour qu’ils puissent sortir la tête de l’eau et apprendre à nager ».

Bois, forge, soudure, maraîchage bio et cuisine

Trois jours par semaine, du lundi au mercredi, les stagiaires sont en atelier. Actuellement sont proposés l’atelier du bois, celui de la forge et de soudure, l’atelier de maraîchage bio sur petite surface et enfin, l’atelier cuisine. Avant d’intégrer la formation, le stagiaire fera un mois d’essai où il passera par les quatre filières. Ensuite, il intégrera celle de son choix pour cinq mois. Après quoi, libre à eux de continuer ou de changer d’atelier. Les formateurs créent des ponts entre chaque groupe. Par exemple, l’atelier métal a créé un garde-corps s’intégrant parfaitement au paysage pour sécuriser la mare de l’espace maraîchage. Les ateliers du bois et du métal s’associent pour réaliser des tables et des chaises pour meubler le réfectoire. Le maraîchage fournira les légumes à l’atelier cuisine et bien sûr, la cuisine prépare chaque jour un repas qui sera proposé à l’ensemble de la communauté. Isabelle le résume : « Tout le monde s’entraide dans le but de valoriser le travail et le savoir-faire de chaque individu. »

Esprit de famille

Dans les anciens abattoirs, chaque jour, une grande famille se réunit. Ce terme, on le retrouve souvent dans la bouche de l’équipe d’accompagnement aussi bien que dans celle des bénéficiaires. « On travaille ensemble, on mange ensemble, on accepte tous les aspects des autres, les bons comme les mauvais ». Ils ne sont pas seuls dans ces bâtiments. On y retrouve Coopéco, un supermarché participatif et Marchienne Babel, une association visant à créer du lien social et interculturel. Lorsqu’Avanti s’est installé à flanc de la rivière de l’Eau d’Heure, Isabelle cherchait un lieu ouvert sur le quartier. « Le vivre-ensemble prend encore plus de sens quand on échange avec les habitants et les autres associations. On ne veut pas faire de l’entre-soi ».

Lien de confiance

Et l’accompagnement, concrètement ? L’objectif de la formation de base est de découvrir des compétences transversales. L’équipe cherche à aller au plus loin des compétences et offre une formation exigeante « pour ne pas risquer que les stagiaires se cassent encore la figure comme ils ont déjà pu le connaître à l’école » souligne Luca. Il y a en eux une fracture importante. Une perte de confiance en soi et à l’autre qu’il est parfois très compliqué de reconstruire. Pour Luca, le plus crucial, c’est d’établir un lien de confiance. « Il faut que chaque stagiaire se sente suffisamment à l’aise ici pour qu’il puisse venir se confier de lui-même dès qu’il en ressent le besoin. A ce moment-là, je me permets de creuser un peu plus le fond du problème. Certaines personnes arrivent ici avec une image d’elles-mêmes terrible ». Alors, le travail commence là. Redonner confiance en soi. Les ateliers de formations sont des outils dans ce cheminement. « Le travail est très exigeant mais ils sont tous capables de le faire. Et lorsqu’ils réussissent, avec cette exigence et cette créativité, le sourire s’inscrit sur leurs visages ».

Logement, santé, finance

Luca veille également à ce que chaque bénéficiaire soit dans de bonnes conditions pour avancer dans son parcours. La première chose qu’il regarde, c’est le logement. Il n’est pas rare qu’il les aide dans leurs démarches pour trouver un appartement décent. Ensuite viennent les questions financières et celles de la santé. « Des fois, certaines personnes vont tellement mal qu’on n’a pas la solution. Il faut savoir prendre le recul nécessaire. Cette souffrance intérieure qui les ronge est telle qu’un soutien psychologique est indispensable ».

Pas de culpabilisation

Luca ne travaille pas seul. Il est également accompagné par une psychologue. Des avocats et des médiateurs de dettes viennent régulièrement travailler avec les bénéficiaires. Il peut ainsi s’appuyer sur le réseau : une palette de personnes référentes qui peuvent intervenir à la demande. Des bénévoles sont également présents tout au long du parcours des stagiaires. Pierre donne des cours de français et de math et Dominique dialogue autour des assuétudes. Ils interviennent individuellement ou en groupe de deux ou trois en veillant à écarter les discours culpabilisants. Chaque mardi matin, l’équipe se réunit pour échanger sur le fonctionnement interne. C’est aussi l’occasion pour les formateurs de déposer leurs questionnements sur d’éventuelles problématiques vis-à-vis d’un stagiaire et de trouver des solutions collectivement.

Réfléchir l’après-formation

La durée de la formation est de 2100 h, soit un peu moins d’un an et demi. Isabelle : « Tu imagines sur un parcours de vie ce que représente 2100 h ? Ce n’est rien du tout. On demande régulièrement des dérogations pour qu’ils puissent prolonger jusqu’à ce qu’ils soient prêts, qu’ils aient atteint leurs objectifs ». Alors, Avanti réfléchit à l’après-formation, car souvent, les stagiaires, une fois la formation de base finie, se retrouvent livrés à eux-mêmes et ne sont pas toujours prêts à rentrer dans le monde de l’emploi ou de la formation qualifiante. Luca et le reste de l’équipe se montrent toujours disponibles pour les ex-stagiaires.

Trouver du sens à son action

D’ici peu, Isabelle passera les rênes de la direction. Depuis fin 2022, l’équipe suit une formation à la suite d’un constat formulé par Isabelle : « Le questionnement politique est de moins en moins présent dans la formation. Est-ce normal que cela se passe comme cela ? ». Chaque vendredi, Avanti organise des ateliers d’éducation permanente. « L’idée initiale était de permettre à un public qui est déjà dans la survie de pouvoir comprendre et se positionner dans la société dans laquelle il vit ». Si par le passé ces ateliers avaient pour but de susciter la réflexion, aujourd’hui c’est devenu principalement des ateliers d’information de droits sociaux. « Mais quel est le sens de ce que l’on fait ? On passe du temps à mettre plein de pansements, mais qu’est-ce que ça va amener aux stagiaires ? Ils vont certes avoir de l’aide individuellement, mais ça ne change rien structurellement. On n’est pas dans la transformation sociale mais juste dans l’intégration. On le remarque chez nous évidemment, mais également partout autour de nous. Alors, on cherche à remettre ce modèle en question ». Actuellement, l’équipe repense complètement son organisation dans ce sens. D’ici quelques mois, Le CEPAG (Centre d’Education Populaire André Genot) interviendra auprès de l’équipe dans la continuité de ce changement en proposant des grilles d’analyses pour axer plus politiquement les actions d’Avanti.