bandeau décoratif

L’alphabétisation populaire, oser se trans-former

Par Nathalie Damman

Dans cette interview, Sophia Papadopoulos1Directrice de Lire et Ecrire Brabant wallon et Jean Péters2Coordinateur du pôle Développement Partenarial de Lire et Écrire Brabant wallon nous parlent de l’impact social des formations en alphabétisation données chez Lire et Ecrire Brabant wallon. Tous deux évoquent la façon dont, au-delà de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, leurs formations nourrissent, pas à pas, une transformation chez les apprenants.

Comment déployez-vous l’aspect social dans les formations en alphabétisation ?

Sophia : On a mis au point en 2017 (avec un travail de plusieurs années en amont) un cadre de référence pédagogique, avec des approches pédagogiques que l’on dit « émancipatrices », qui vont permettre à l’individu mais aussi au collectif de partir d’une question qui intéresse soit un participant soit le collectif. Cela pourrait être par exemple la question du travail : c’est quoi le travail pour eux ? Quelle est leur représentation du travail ? Les apprenants disent souvent « Nous, on veut du travail mais on ne trouve pas ; on nous dit qu’on doit d’abord apprendre à lire et à écrire ». Donc ils partent d’une question, puis ce sont toutes les pratiques pédagogiques (ou plutôt andragogiques, puisque ce sont des adultes) qui vont faire que la personne va oser, va s’autoriser, va se situer, comprendre le monde…

On a identifié dans notre cadre de référence pédagogique plusieurs compétences transversales, qui touchent de près ou de loin au social. On travaille également ce pourquoi les personnes viennent ici, c-à-d. toutes les compétences langagières (la compréhension et l’expression, à l’oral et à l’écrit). Tout cela s’articule et fait sens, pour le collectif et pour l’individu. C’est dans cette démarche-là que la personne attrape confiance en elle (déjà ! ne fût-ce que ça…), parce qu’elle est reconnue dans ce qu’elle est, pour ce qu’elle est, par les pairs, par le collectif et par le formateur aussi. Mais il n’y pas de module spécifique lié à ça : le fait d’écouter la parole de chacun, le fait qu’on construise ensemble et qu’on échange sur nos représentations… ce sont toutes nos approches qui amènent le fait que les stagiaires ont davantage confiance en eux, qu’ils se sentent plus autonomes dans leur vie quotidienne… Ils osent (c’est pour cela qu’on a identifié la compétence « oser ») : ils osent prendre un RDV, ils osent se déplacer, donner un coup de fil…

Jean : Un autre élément qui nourrit l’aspect social, c’est le soutien que les agents d’accueil, de guidance et d’orientation (AAGO) apportent aux stagiaires tout au long de leur passage chez Lire et Ecrire. Il y a un suivi psychosocial, mais aussi par rapport au projet de la personne. Ce dispositif n’existe pas dans tous les CISP, ou pas toujours sous cette appellation-là ; c’est parfois un coordinateur pédagogique qui va faire de l’accompagnement, voire parfois un formateur.

Que deviennent les gens après la formation chez Lire et Ecrire ?

Jean : C’est une formation qui peut durer un certain temps, plusieurs années pour certains (ça dépend des projets des gens), et puis un projet en appelle un autre… Certaines personnes arrivent avec l’idée d’apprendre à lire et à écrire, et puis à travers ça, ils ont d’autres objectifs : passer un permis de conduire, mieux accompagner les enfants au niveau scolaire (on a beaucoup de femmes en charge de famille ou en tout cas préoccupées par le suivi scolaire de leurs enfants, donc c’est un élément déclencheur aussi). Certains ont comme projet de trouver du travail aussi. Certains trouvent un travail parce que c’est mieux que d’être au chômage : ils obtiennent un boulot, un Article 60, des petits boulots souvent précaires. Ça dure quelques mois, quelques années, puis ils reviennent, parce que ce sont des emplois qui en général font moins appel aux capacités de lecture et d’écriture, et du coup, ils ont désappris, donc après un certain temps, ils reviennent pour continuer à apprendre.

Sophia : pour moi, c’est un travers, quelque part. On a rentré un appel à projet dans le cadre du plan de relance de la Wallonie, avec trois écoles de promotion sociale, pour essayer justement d’aller vers des formations qualifiantes qui permettent quand même d’avoir une certification à la clé, ce qui sur le marché du travail, aujourd’hui, est un peu « une garantie », ce qui C’est bien dommage car je défends toujours le fait que les adultes ici ont plein de compétences. Ce qu’il faudrait, c’est adapter les différents lieux et les différents jobs pour qu’ils puissent exercer ces compétences-là. Un exemple : on a plus de femmes que d’hommes, en formation. Beaucoup d’entre elles disent qu’elles sont prêtes à être gardiennes d’enfants ou puéricultrices. Sauf que c’est certifiant, et pour accéder à la formation certifiante, il faut un niveau secondaire, or on est ici avec des personnes qui ne maîtrisent pas le niveau du CEB. L’appel à projet vise à créer une articulation entre les personnes en formation chez nous qui ont déjà un certain niveau et les formations qualifiantes, comme aide-ménagère sociale, par exemple. (elles n’ont pas encore le niveau du CEB mais elles ne sont pas analphabètes, elles ont déjà progressé dans une certaine maîtrise de l’écrit) et qu’on va aider en formation (par exemple en formation d’aide-ménagère sociale).

Jean : Le profil d’aide-ménagère sociale demande des compétences d’empathie, d’écoute, de présence à l’autre, d’observation… toutes ces compétences qui sont très valorisées. En plus, c’est un métier en pénurie. Pour être accepté, l’appel à projet a dû passer par l’avis de l’Instance Bassin Emploi Formation Enseignement (IBEFE), et les formations doivent être en lien avec des métiers en pénurie. Ceci dit, on travaille toujours dans le respect du choix de la personne individuellement ; on ne force jamais une personne à prendre tel ou tel emploi, et ça c’est vraiment le rôle des agents d’accueil et d’accompagnement (ces deux temps sont très importants). Il y a tout le temps des aller-retour entre l’agent d’accueil et la personne, surtout quand la personne dit qu’elle veut absolument un travail.

Ce sont parfois des petites choses qui nous permettent d’aider une personne vers un emploi… Un apprenant voulait travailler mais avait juste besoin d’une aide concrète (des chaussures spéciales pour pallier une malformation). L’agent d’accueil l’a accompagné dans toutes ces démarches-là, puis il a contacté le Village n°1 qui cherchait du personnel. Le stagiaire a maintenant un CDI. Il avait auparavant suivi une formation ailleurs où tout était à l’écrit. Il a dit ne pas pouvoir suivre mais on lui a conseillé de continuer la formation pour éviter toute sanction. « Ça n’a servi à rien, cette formation » a-t-il dit. « Et puis je suis arrivé chez vous, et là c’est autre chose. » Le problème est qu’on ne tient pas compte de ce que les gens disent. Il a dit « je ne sais pas suivre ». Mais on veut le « caser » et on spécule un peu. Il y a des enjeux de chiffres. Pour les asbl, c’est assez compliqué, on est quand même soumis à des contraintes administratives, des contrôles très pointus et importants, ce qui pourrait entraîner des effets pervers comme le fait de garder des gens qui n’ont pas leur place dans vos formations ou ne pas les aiguiller ailleurs…

Au-delà des données chiffrées, comment pouvez-vous rendre compte des données d’ordre plus qualitatif ?

Sophia : Les CISP sont censés renvoyer des données de type quantitatif par rapport aux stagiaires (nombre de stagiaires, nombre d’heures stagiaires pour lequel on est agréé…) mais aussi par rapport au personnel encadrant. Il y a aussi un rapport d’ordre plus qualitatif qui reprend ce qu’on a rentré dans notre agrément (le projet pédagogique détaillé et tout un parcours explicatif précis : la façon dont on organise l’accueil, comment on fait les évaluations…). Il y a donc un rapport qualitatif dans lequel on peut indiquer que l’on travaille tous ces aspects-là. Dans l’agrément, on a été reconnus avec notre cadre de référence pédagogique, c-à-d. c.-à-d. pour développer à la fois des compétences langagières et des compétences transversales.

On a parlé de l’accompagnement, mais l’accueil est très important aussi. Prendre le temps avec la personne au moment où elle arrive, où elle pousse la porte chez nous, prendre le temps de l’accueillir, de l’entendre, de voir quel est son projet, même si cet accueil n’est pas évident pour les agents car ils doivent en même temps écouter et introduire des données requises dans une base de données.

Vous devez sans cesse jongler entre les chiffres et la qualité de l’accompagnement…

Sophia : On doit tout le temps jongler, tout le temps… Cela peut parfois mettre nos travailleurs dans des situations où ils sont un peu mal à l’aise parce qu’ils voient qu’il y a ces aspects administratifs, qu’il faut qu’on reste dans les lignes imposées, qu’il faut qu’on fasse le boulot pour lequel on a été financés, donc on le fait avec les contraintes qui vont avec.

Je pense que notre richesse, c’est ça : cette souplesse que d’autres grosses institutions n’ont plus ou n’ont pas. Et on connaît le public. Avec parfois des moments où on se dit que ce n’est pas facile de jongler entre les chiffres et l’aspect humain. Et en même temps, on le prend, ce temps-là : les agents d’accueil sont toujours là, tout au long de la formation, et les formateurs font beaucoup aussi. Ils sont formateurs mais ils sont parfois accompagnateurs aussi parce qu’ils accueillent des choses que vivent les stagiaires. Ce qui fait la différence, c’est le profil des travailleurs : les motivations à entrer dans une association ne sont pas pareilles que dans une grosse institution.

Jean : Il y a aussi la question de l’engagement. Les agents d’accueil insistent fort sur l’engagement de la personne au moment où elle rentre en formation : qu’est-ce que cela implique pour elle ? Qu’est-ce que ça va changer pour elle dans sa vie, dans son quotidien, dans la gestion de sa maison, de sa famille, de son entourage ? On est attendu en formation, il y a des horaires à respecter, des présences ou des absences à justifier… Cela peut sembler lourd mais on n’a pas vraiment le choix…

Qu’observez-vous de l’ordre du subtil comme changement chez les stagiaires ?

Sophia : B. est apprenante chez nous depuis 3 ans, à raison de 10h à 12h semaine. Au début elle ne disait rien et nous regardait à peine. Maintenant, elle parle à tout le monde. Jamais elle n’aurait osé être comme elle est au tout début, quand elle a poussé la porte la première fois. Il a fallu plusieurs mois avant qu’elle ose simplement lever la tête… On a vu l’aspect physique et vestimentaire d’une autre stagiaire changer, par petites touches (alors qu’on ne s’est jamais penché là-dessus). Elle a commencé à porter une attention à ce qu’elle portait, à ses vêtements, à ses cheveux, puis elle a eu des soins dentaires. Elle s’est transformée ; elle osait sourire, elle ne mettait plus sa main devant sa bouche. Ça a commencé par ses vêtements, puis par ses cheveux. Un moment, il y a eu des soins dentaires aussi, et ça a transformé cette dame: elle osait sourire, elle ne mettait plus sa main devant sa bouche.

Jean : Cette dame est vraiment métamorphosée. Elle est restée plusieurs années chez nous, puis elle a quitté car elle avait un Article 60. Par après, on la recroisée car elle donnait un coup de main comme volontaire au Petit Chemin3Le Petit Chemin : restaurant social à Nivelles (Audrey, enlever l’espace entre le 3 et la note de bas de page). Elle a aussi suivi chez nous la formation « Les clés vers l’emploi », une formation menée dans le cadre d’un projet européen, qui s’adressait aux personnes très très éloignées de l’emploi et un peu cabossées par toutes les expériences qu’ils ont rencontrées dans leur vie, pendant leur formation, leur scolarité et leur emploi… Etape par étape, les gens se construisent. Il faut leur laisser du temps aussi. Cette question du temps est vraiment cruciale.

Sophia : les changements sont variables d’une personne à l’autre. Quand j’étais formatrice à Tubize, on avait des groupes d’étrangers, dans des groupes d’alpha oral où on travaille surtout l’oral. Il y avait beaucoup de femmes marocaines, mais aussi quelques hommes. J’aime bien la mixité, même si je comprends les groupes non-mixtes pour redonner confiance… J’aimais beaucoup les faire chanter, parce que j’adore ça… On faisait des rondes et on se donnait la main. Certaines femmes changeaient de place pour ne donner la main qu’à une autre femme. J’observais, je ne disais rien. A un certain moment, une dame ne s’est pas déplacée ; elle a pris la main de l’homme qui était à côté d’elle. Ce sont des petits changements, mine de rien.

C’est un bon exemple du temps que cela prend…

Jean : On avait fait un travail là-dessus, sur la relativité du temps. On avait fait des catégories : le temps de la formation mais aussi le temps pour oser entrer en formation, pour pousser la porte, le temps pour socialiser, pour côtoyer d’autres personnes…

Sophia : Il y a aussi le temps consacré à la formation : certains apprenants viennent avec des pieds de plomb au début parce qu’ils sont obligés, mais la plupart aiment venir en formation ici, car ils sentent de la bienveillance, ils se sentent comme dans une famille, ils sentent qu’ils peuvent être eux-mêmes. Le revers de ça, c’est qu’à un moment donné, il faut leur dire : « tu peux y aller maintenant, il y a d’autres choses à faire ». Il faut veiller à ça. Le fait de se sentir comme dans une famille procure du bien-être : ils se sentent accueillis, respectés, écoutés, ils peuvent prendre la parole en confiance, ils savent qu’il y a un cadre et que le formateur est garant du cadre. Ils savent que si quelque chose ne va pas, ils peuvent en parler au formateur ou à l’agent d’accueil et d’accompagnement, ou même à la direction (la plupart me connaissent). Ils peuvent faire des pauses, prendre leur café, échanger. On marque la fin de l’année, on fait des fêtes, ils apportent leur plat, ils découvrent. C’est un mélange de ce cadre-là et des approches pédagogiques qui font qu’ils apprennent.

Après, ils ont toutes leurs difficultés aussi, parce que malgré ce cadre bienveillant et de confiance, si la personne a des problèmes avec ses papiers, son logement, etc., c’est compliqué. Avec la crise Covid et la crise énergétique en plus, la précarité augmente. Le contexte est là… Certaines personnes pourraient bénéficier du statut BIM pour avoir un tarif social pour l’électricité par exemple, mais ils ne le savent pas. Les services sociaux n’arrivent plus à faire leur boulot. On est l’auteur d’une lettre ouverte qu’on a écrite au nom de plusieurs opérateurs de formation et de la coordination Éducation permanente du BW. On s’est adressés aux responsables des services de première ligne (communes, CPAS, Forem, syndicats, on a même essayé de toucher certaines banques mais ça n’a pas marché…). C’est un travail d’interpellation qui est toujours en cours ; l’événement du 14 février 2023 à Ottignies a abordé en quoi les nouvelles technologies impactent positivement ou négativement la mission et le sens que les gens donnent à leur mission de travailleur social. C’est orchestré par le Centre local pour la promotion de la santé du Brabant wallon (CLPS). La notion de santé est très large et touche tout, le droit au travail, au logement… La porte d’entrée de la santé est intéressante. Effectivement, s’il n’y a plus d’humain, comment peut-on travailler tous les aspects sociaux ? C’est pour ça que les gens aiment venir ici, parce qu’il y a encore des visages, des mains, des gens qui prennent le temps d’écouter.

C’est un peu le propos du colloque que la Wallonie a organisé récemment : la personne en situation d’illettrisme ou analphabète est déjà de facto « en dehors » de la société. Elle est déjà stigmatisée, donc sa propre image d’elle-même est déjà mauvaise ; parce que quand tu sais que tu n’es pas lettré comme les autres et que tu dépends toujours de quelqu’un pour déchiffrer des choses, tu as cette blessure-là quand tu arrives. Parce que les Les gens qui ne sont pas dans le monde de l’écrit~~, les gens~~ sentent qu’ils sont éjectés, qu’il y a de l’injustice. A la poste, partout, ils sont coincés ; les gens leur disent « mais enfin, vous n’avez qu’à lire ». Le fait de prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls, c’est important. Souvent, ce qu’on leur renvoie, c’est que c’est de leur faute. Leur faute… Mais quand on leur demande « Et comment ça se fait que tu n’es pas dans le monde de l’écrit ? », ils expliquent leur contexte. Certaines expliquent qu’elles viennent du Maroc et que les filles n’allaient pas à l’école. « Et c’est de ta faute ? ». « Ben… non ». « Et comment ça se fait qu’il n’y a que les garçons qui vont à l’école au Maroc ? » Et on poursuit le questionnement avec « Et comment ça se fait… ? » pour chercher à comprendre que nous vivons dans une société composée d’individus, mais une société qui pratique des politiques de l’enseignement ou d’autres politiques qui ont un impact dans la vie de tous les jours.

C’est un gros changement de point de vue : « Je ne suis pas tout seul », « ce n’est pas de ma faute » …

Sophia : Ça a un impact social important. Cela fait partie de tout le travail d’éducation permanente où on avait des groupes de parole, et où on travaille directement en lien avec notre campagne 2022-2023 autour de la digitalisation et le fait qu’il n’y ait plus d’humain. On travaille avec le TOF Théâtre : les apprenants rencontrent des comédiens pour pouvoir scénariser leur propre histoire, et la rendre publique et visible. Ça aussi, c’est libérateur.

Jean : Comme effet secondaire inattendu, on peut aussi considérer que c’est une opportunité, cette question du numérique, car il n’y a pas que les personnes analphabètes qui en souffrent, il y a des jeunes, des moins jeunes, des vieux, qui souffrent de cette numérisation et de ce manque d’humain dans les services, et ça leur permet de se mettre en situation et de comprendre la situation d’une personne illettrée. Dans nos actions, j’ai beaucoup de retours de gens qui ont signé la lettre ouverte en Brabant wallon et qui disaient qu’ils vivaient des choses semblables, en étant alphabétisés.

Sophia : À la coordination Education permanente (EP) du Brabant wallon, au départ, on s’est posé la question de savoir comment rendre visible cette coordination. Une des démarches porteuses était de partir des gens, et d’arriver à des changements politiques concernant le logement : c’est grâce à ce travail-là qui date d’il y a 10 ans qu’il y a des modifications en termes d’habitat léger, par exemple. Il y a aussi la question du numérique. Il y a un vrai problème-là ; ça me touche très fort. Dominique Guelette a fait un film4Le numérique, humanité à deux vitesses, film de Dominique Guelette – https://videos.domainepublic.net/w/pwbnfPD1WTHeKB6YAeNzgx qui doit être validé au sein de la coordination Education permanente. Il y a le qui en parle et qui montre le témoignage de deux apprenants de chez nous. L’un travaille maintenant et l’autre, qui était très discrète quand elle est arrivée chez nous, n’arrête plus de parler… Ça prend du temps, mais les différents éléments viennent se mettre ensemble à un moment donné, et pour certains, tu le vois à un petit truc. Beaucoup d’apprenants disent que la formation les aide dans leur vie quotidienne, qu’ils ont plus confiance en eux (c’est ce qui revient le plus).

Jean : C’est la touche EP qui fait beaucoup. Certains disent qu’on ne peut pas faire d’éducation permanente dans l’ISP, mais nous on dit que oui. On est souvent dans de l’écoute, dans l’expression de ses sentiments, de son vécu, on décortique les choses pour pouvoir être critique par rapport à ce qui se passe… Catherine Sterck, co-fondadtrice du mouvement Lire et Ecrire, disait que notre modèle à nous d’alphabétisation, ce n’est pas seulement d’apprendre à lire et écrire, mais c’est apprendre à lire et à écrire pour quelque chose, pour chercher du travail, pour trouver sa place dans la société, pour comprendre le monde et y trouver sa place. C’est ce qui nous diffère du monde scolaire qui n’a pas fonctionné pour beaucoup de gens. L’enseignement classique a du mal. Pourquoi s’obstiner à venir avec de la théorie et à mettre dans des cases ? Partons de ce qui fait sens, de la vie de tous les jours, et construisons à partir de là. En quoi est-ce déstabilisant ? C’est quoi qu’on vise ? Même si certains apprenants sont ici parce qu’ils sont obligés, j’ai rarement vu des gens qui ne veulent pas venir ou qui freinent des 4 fers, car il y a du lien qui se crée, et les choses font sens pour eux.

Au niveau professionnel, les gens visent-ils des emplois en pénurie ou d’autres choses qui leur parlent ?

Sophia : dans les groupes, la question du travail arrive. Clémence Plumier, formatrice à Lire et Écrire Brabant wallon, en parle dans son article Table ronde avec des apprenants : questions autour du monde du travail dans le journal de l’Alpha 227 « Face à l’emploi »5Journal de l’alpha n°227 – https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/no_227_face_a_l_emploi.pdf. Beaucoup de femmes se projettent comme gardiennes d’enfants ou comme aide-ménagères, parce qu’elles l’ont déjà fait, ou parce qu’elles aiment ça. Ce ne sont pas des métiers en pénurie. Ce sont des métiers précaires, par contre.

Ce qui est intéressant, c’est de voir comment on peut inventer de nouvelles choses…

Sophia : C’est pour cela que l’on est rentrés dans un appel à projet avec les 3 écoles de promotion sociale. On reste malgré tout dans des métiers qui leur restent accessibles, mais on veut qu’elles aient des droits. C’est pour cela que dans la formation Lire et Ecrire au Luxembourg, on parle justement des droits des travailleurs, de ce que c’est qu’un job digne, durable… Quand ils viennent avec des propositions, on peut amener tout un travail d’exploration et de réflexion quand on est formateur; eux se projettent avec les compétences qu’ils sentent en eux, mais ce n’est pas facile de viser quelque chose qui va très loin. Aide-ménagère sociale, c’est autre chose, c’est différent de ce qui existe.

Jean : on reste souvent dans des métiers très « clichés féminins ». Aucune ne veut être chauffeur de bus ou maçon… A l’AID Val de Senne, il y a 2 ou 3 femmes valoristes. Mais chez nous, les dames vont dans des boulots tracés, clichés féminins.

Sophia : on les accompagne, on est attentif, on fait venir des syndicats pour les informer, pour discuter de ce que c’est un travail digne, pour qu’ils sachent quels sont leurs droits, pour qu’ils ne se laissent pas avoir par un employeur foireux qui va les exploiter.

Faire de l’éducation permanente en ISP, ça ouvre les yeux sur des choses qui ne sont pas forcément faciles…

Sophia : ça ouvre vers une tension. Mais si on peut identifier la tension, ce n’est pas grave qu’il y ait une tension. Pour moi, la vie, c’est toujours une tension. Au moins tu peux être critique et dire « je ne suis pas d’accord avec ça, mais en même temps, je dois manger ». Dans l’article de Clémence Plumier, tous les apprenants disent que le travail, c’est la dignité. On a beau critiquer et dire « il n’y pas que le travail, il y a peut-être d’autres pistes… », le travail reste ce qui structure la société, encore actuellement. Mais quand on parle d’un MARCHÉ du travail, il y a quelque chose qui ne va pas. Quand on dit qu’il y a autant de personnes qui sont chômeurs, ça ne va pas. Ce sont des travailleurs sans emploi. Le système ne va pas, mais le travail reste quelque chose de structurant. Il y a des sociologues qui travaillent là-dessus depuis des années : c’est quoi le travail, qu’est devenu le travail, on travaille pour qui ? Pour l’autre ? Pour soi ? Pour quoi ? C’est très vaste, ça peut devenir très philosophique, mais concrètement, les gens veulent avoir du travail, ils veulent manger, et vivre dignement. Le travail fait partie de cette dignité, comme le logement.

Jean : les gens viennent en formation chez nous, leur projet c’est d’avoir un travail un jour ou l’autre. Ils ne savent pas qu’ils font de l’éducation permanente. C’est notre façon de faire de l’alpha. Beaucoup de gens opposent l’éducation permanente à l’insertion socioprofessionnelle. Il fut un temps où je me posais des questions aussi… L’idée n’est pas de faire croire aux gens qu’ils vont pouvoir tout changer. Le gâteau est gros… C’est une question de valoriser ses droits. « Je ne sais pas lire mais c’est pas pour ça que je n’ai pas de droits. J’ai droit à la dignité, j’ai droit à un logement. J’ai droit à avoir du travail… ». Déjà cette idée de se dire « J’y ai droit », c’est essentiel. Un exemple concret : une dame a eu des problèmes à la poste pour remplir un bordereau. A la poste, on lui a dit qu’on ne pouvait pas l’aider. La dame est revenue en formation et le groupe a exploité cela. Ils ont écrit une lettre commune pour expliquer les faits. Tout cela prend du temps… Finalement, le directeur de la poste les a reçus ; ils ont fait une bande dessinée6https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/bd_solidarite_egalite_liberte_et_tous_responsables.pdf. Il y a eu une rencontre solennelle avec le directeur des postes et une conférence de presse. C’est la question du droit… Maintenant, ils vont à la poste et sont super bien reçus… En fin de compte, tout vient du fait que l’employé des postes n’est pas autorisé à remplir un formulaire à la place de quelqu’un. Tout vient du fait qu’il n’a pas le droit de le faire… Cela peut se passer dans d’autres endroits, comme une gare par exemple., où les employés n’ont pas le droit d’aider les gens à remplir un document (une carte de trajets, par exemple).

Dans nos formations, on travaille aussi le fait d’oser en parler, mais ce n’est pas toujours évident parce que de l’autre côté, les gens ne sont pas toujours prêts non plus à aider ; c’est tabou en fait, à la fois pour la personne qui est analphabète, et pour les gens « alphabétisés », et même pour les travailleurs sociaux en CPAS, parfois. On donne des formations pour voir comment aborder la question de l’illettrisme avec le public, parce qu’ils ne savent pas comment aborder cette question-là, ou ils ne formulent pas l’hypothèse, ou ils préfèrent ne pas toucher. C’est délicat, c’est complexe…