Par Julien Charles
Dans cette interview, plusieurs professionnels de l’insertion nous parlent des cadres institutionnels dans lesquels ils et elles déploient leur actions. Séverine Thimister (ST) est directrice de Cynorhodon, un Centre d’Insertion Socioprofessionnelle (CISP) situé dans la région de Liège. Anne Delvenne (AD) est coordinatrice générale du Relais Social Urbain de Verviers. Alexandre Borsus (AB) est directeur de la Locomobile, une entreprise d’insertion luxembourgeoise. Hervé Samyn (HS) et Jean-Paul Etienne (JPE) travaillent au sein du groupe d’économie sociale Cortigroupe.
Ensemble, ils et elles dressent le tableau des problèmes et enjeux auxquels leurs publics sont aujourd’hui confrontés : exclusion sociale, surendettement, mobilité limitée, conséquences directes des bouleversements climatiques… A partir de ces constats, ils expliquent comment ils réorientent leurs pratiques pour mieux servir l’insertion sociale et l’émancipation des personnes qu’ils rencontrent : accueil à bas seuil, partenariats inattendus, continuité de l’accompagnement malgré les changements de statuts sont quelques pistes qu’ils partagent avec nous.
Dans quel type de structure d’insertion travaillez-vous ?
ST : Cynorhodon, c’est un CISP qui propose une formation en horticulture durable, plus précisément un module en maraîchage bio et un autre en aménagement écologique de parcs et jardins. Et on fait à la fois de l’accompagnement technique et social. On est aussi très engagés dans la transition écologique, à la fois dans les actions au service des stagiaires et dans les dynamiques partenariales dans lesquelles on s’inscrit. L’ancrage dans la transition écologique est pour nous aussi important que celui dans l’insertion.
AD : Le Relais Social Urbain de Verviers ne travaille pas directement dans l’insertion sociale, puisque notre mission est surtout de lutter contre la grande précarité, avec des partenaires privés et publics. Pour ça, on travaille sur des projets liés à la santé physique et mentale, à l’aide alimentaire et au logement. On se structure essentiellement autour de l’urgence sociale, même si l’idée c’est d’accompagner les gens qui viennent chez nous jusqu’à l’insertion. On est donc un réseau, à l’intérieur duquel certains partenaires font directement de l’insertion.
AB : A la Locomobile, on exerce dans le cadre du décret IDESS ( « Initiatives de développement de l’emploi dans le secteur des services de proximité à finalité sociale ») et plus particulièrement dans l’une des activités identifiées par ce décret : le taxi social. Concrètement, les travailleurs arrivent ici sous le statut d’Article 60, avant d’être engagés par l’entreprise directement. On propose à la fois un service de transport aux personnes en difficulté sociale ou économique et un service de remise à l’emploi et d’accompagnement du travailleur. On met beaucoup d’énergie dans cet accompagnement, en se disant que pour tenir dans le travail, il faut que d’autres choses périphériques soient en voie de résolution : surendettement, séparation compliquée, garde d’enfant difficile… Et on accompagne aussi les personnes pour les aider à trouver un autre job après être passées chez nous.
HV : Cortigroupe rassemble des entreprises d’insertion, dont une IDESS et un CISP, mais aussi une APL (association de promotion du logement). C’est un gros groupe qui travaille sur plusieurs communes aux alentours. On a quatre secteurs d’activités en tant que CISP : rénovation et construction de bâtiments, HORECA, parcs et jardins, nettoyage et buanderie en collectivité. Mais aujourd’hui, le réservoir des stagiaires en CISP en devenu vraiment petit…
Avec quel public travaillez-vous ?
ST** **: On a aussi un problème de recrutement des stagiaires. Pendant le Covid on a pu continuer à travailler puisque nos activités sont à l’extérieur. Mais depuis le déconfinement, on a beaucoup moins de stagiaires. Et ceux que l’on a sont dans une plus grande précarité. On sent que pour les personnes pour qui c’était très juste au niveau financier avant le Covid, ça ne passe plus du tout maintenant. On a aussi des stagiaires avec pas mal de problèmes de santé mentale. Ça, c’est nouveau et on a cherché à s’appuyer sur des nouveaux partenaires locaux pour pouvoir y répondre.
AB : Les crises à répétition rendent difficile le recrutement de stagiaires. Avant, quand on disait qu’on avait une ou deux places vacantes pour un remplacement de chauffeur, on avait plusieurs candidats potentiels. Maintenant, on doit souvent demander à trois ou quatre CPAS avant qu’ils puissent nous proposer quelqu’un. Mais c’est paradoxal, parce qu’on sait qu’il y a de plus en plus de pauvres. Où sont passés les demandeurs d’emploi, si on n’arrive pas à les capter dans nos structures ? En même temps, de manière positive, je vois que les travailleurs qui arrivent sont plus intéressés par le projet. On fait du transport de personnes handicapées et ça, ça a beaucoup de sens aux yeux des nouveaux travailleurs. Il y a aussi des personnes qui postulent tous les mois ici alors qu’elles ont déjà un job, pour faire un travail qui a du sens à leurs yeux. Mais elles ne sont pas du tout dans les clous du décret : on ne peut accueillir que des gens qui n’ont pas de Certification d’Etudes Secondaires Supérieures (CESS) et qui ont une longue durée d’inoccupation.
JPE : On a nous aussi les mêmes difficultés, auxquelles on essaie de répondre en travaillant nos partenariats. Mais, en plus, on a aussi travaillé à améliorer la mobilité des stagiaires. Comme on est décentralisé, on a une navette qui va chercher les stagiaires là où ils habitent. Ça, c’est vraiment décisif.
AD : En termes de fréquentation, le public vient chez nous, assez spontanément parce qu’ils ont besoin d’un service que l’on offre, accompagnement psy ou aide alimentaire par exemple. Les partenaires ont aussi leur propre public qu’ils envoient chez nous, qu’ils nous signalent. De façon générale, on a une politique d’accueil à très bas seuil. Comme on est censés sortir les gens de la rue, on les accueille dans les conditions dans lesquelles ils sont, on ne peut pas ajouter des critères administratifs ou autres. Parce que pour accompagner réellement quelqu’un, il faut prendre la personne là où elle est et investiguer un peu dans toutes une série de domaines, suivant ce qu’elle attend. Et ce n’est pas nécessairement vers le travail que les gens souhaitent qu’on les accompagne. On ouvre toutes les portes, même si l’emploi ne fait pas partie de nos missions.
Face à ces transformations, comment vos actions évoluent-elles ?
AD : Mais aujourd’hui, on constate que de plus en plus de personnes arrivent dans nos circuits d’accompagnement sociaux alors qu’ils n’y étaient pas du tout habitués. On a vu ça partout au niveau du Covid, et ça s’est renforcé à la suite des inondations de l’été 2021. Il y a des tas de gens qui ont perdu leur emploi et qui, à la suite, ont perdu pied. Ils sont pris dans une série de problèmes concrets qu’ils n’avaient pas l’habitude de gérer et ils doivent demander. Mais ce n’est pas un désespoir total car on constate aussi une grande mobilisation autour de ces personnes et de leur situation, nos partenaires se mobilisent encore plus et ont adapté leurs outils et leurs approches à ces nouveaux profils.
ST : Pour faire face à ces problèmes de recrutements des publics en ISP, on fait appel à nos partenaires institutionnels – FOREM et CPAS – qui doivent normalement faire le lien entre les futurs stagiaires et nous. Ce que l’on fait aussi chez nous, c’est développer des liens et des partenariats avec des centres d’insertion autour de nous qui travaillent avec un public très fragile. Mais après ce travail, parfois la personne est apte à venir chez nous. On fait ça aussi avec le service citoyen, qui mobilise des jeunes en décrochage scolaire, qui passent du temps chez nous et qui après peuvent parfois s’inscrire en formation. On crée aussi des partenariats avec une école de l’enseignement spécial. De façon générale, on accueille plusieurs jours par semaine des gens qui ne sont pas tout à fait notre public, même si on n’a pas de subvention pour ça. Ça crée des liens, ça fait une chouette mixité sur les chantiers, avec des profils et des statuts très variés. Le public CISP est très balisé par la région, les contraintes et les critères sont parfois lourds alors que nous, on a la volonté de travailler avec un maximum de monde possible. On fait ce qu’on doit faire dans ce cadre-là mais on essaie aussi d’en faire un peu plus, entre autres grâce au chiffre d’affaires qu’on dégage en tant qu’Entreprise de Formation par le Travail (EFT).
HS : Nous avons au sein de Cortilgroupe une association de promotion du logement. Et là, nous avons à peu près le même public qu’au Relais Social Urbain : ce sont des gens qui sortent de la rue et qui viennent pour avoir un accompagnement social assorti d’un logement durable. Mais nous ne faisons pas que ça. Comme on a les CISP et les Centres d’Insertion, avec l’accompagnement social, notre but c’est aussi de les aiguiller vers des formations pour qu’ils puissent accéder à l’emploi, pour qu’ils puissent se débrouiller entièrement. En commençant dans la grande précarité, on essaie de les emmener vers quelque chose de plus, de pouvoir se débrouiller dans la vie. Maintenant, on sait que à l’APL on a 20 à 25% de personnes qui trouvent à un boulot après. C’est déjà pas mal mais les emplois ce sont souvent des articles 60 et des choses assez précaires, il faut le souligner.
AB : Le monde du travail est en mutation, à la fois dans le rapport au travail, dans la classification des activités essentielles ou pas, dans les professions de première ligne qui ont continué à prendre des risques pendant le Covid alors que d’autres voyaient leurs salaires garantis en restant chez eux, une nouvelle génération qui veut s’approprier son job et participer à quelque chose… En même temps, pendant le Covid, on a été confrontés au fait que les garages étaient fermés et qu’on devait réparer les voitures, on devait mettre des panneaux en plexi dans les taxis alors qu’on ne savait pas comment faire… Là, on a dû repartir des compétences en interne. On a découvert par exemple qu’on avait un ancien garagiste qui pouvait chipoter et réparer des trucs. Il y en a un autre qui a fait des petits films à poster sur Facebook pour relancer la communication autour de la Locomobile. Partir des compétences de nos travailleurs, on essaie de le garder parce qu’on a vu que ça nous a permis à l’entreprise de traverser la crise du Covid mais aussi de redonner du sens au travail. On est encore dans une structure pyramidale mais c’est plus interconnecté qu’avant, on parvient à avancer parce que chacun amène son expertise.
Développer de nouvelles activités économiques
ST : Dans le cadre de notre nouvel agrément CISP, on a revu notre projet pédagogique en se questionnant encore plus sur les problématiques environnementales, en intégrant entre autres les aspects techniques des formations en maraîchage. Là, on est en train d’avancer vers l’agroforesterie. On vient de récupérer un hectare à côté du centre de formation où on va planter des arbustes qui vont capter un maximum d’eau grâce à leurs racines au bénéfice des cultures qui seront à côté. On travaille aussi avec la traction animale, avec trois ânes, pour diminuer notre dépendance à l’énergie fossile. On inscrit notre projet pédagogique et les techniques utilisées dans la transition écologique. On sensibilise notre public à ça et nos formateurs eux-mêmes se forment à ça.
AD : Ici, les dégâts écologiques des inondations sont énormes. Il y a tous ces déchets qui ont été charriés par les eaux et qui nous ont vraiment interpellés. On s’est tous posé des questions, on a tous pris conscience de certaines choses, même dans les quartiers les plus précarisés. Et demain, les maisons qui vont être reconstruites vont coûter encore plus cher. C’est bien plus qu’une rivière qui déborde. Mais nous, on travaille sur les conséquences et pas sur les causes, malheureusement. Il y a d’autres partenaires qui prennent leur responsabilité sur l’amont, nous on doit gérer les conséquences.
AB : De notre côté, on considère que c’est important de prendre en charge les enjeux écologiques, mais en même temps on a 18 véhicules diesel pour lesquels c’est quasi impossible de passer à l’électrique. En revanche, on voit la difficulté d’acquisition des véhicules, neufs ou d’occasion. Donc on commence à voir une augmentation de la population qui fait appel à nos services parce qu’une mobilité individuelle n’est simplement plus possible pour elle. Donc, d’une certaine manière, même si l’usage de nos véhicules diesel n’est pas écologique du tout, on permet aussi à la population d’avoir une mobilité, par du présentiel, des rencontres sociales. Et ça, on ne peut pas fermer les yeux dessus.
JPE et HS : Au niveau de Cortigroupe, notre immobilière sociale avance vers des PEB B dans tous nos bâtiments – parce que A c’est difficile dans la rénovation. L’écologie va de paire avec une économie d’argent pour nos locataires, c’est sûr. Pour les camions qui vont sur chantier, on n’a pas de solution miracle. Du côté parcs et jardins, on remplace les moteurs thermiques par des moteurs électriques. Du côté du désherbage et du débroussaillage, on travaille aussi sans Round Up ou autre. Il y a des tas d’autres exemples comme ça. Sur notre terrain, dans une zone fort rurale, on voit aussi que beaucoup de partenaires sont sensibles à l’environnement, à des produits plus écologiques, etc. Donc, il y a un besoin d’améliorer le circuit court sur le territoire, dans un sens très large. Il y a aussi la sensibilité permanente à la mobilité qui reste très présente.
AD : Dans la discussion avec les partenaires, on voit qu’il y a un besoin de démontage et de collecte de toute une série de déchets de menuiserie, de meuble, d’électroménager. A partir de là, il y aussi une revalorisation des pièces détachées qui est envisageable. On a aussi une énorme demande de petits travaux, pour lesquels les gens ne trouvent pas d’entrepreneur. Sur ces deux pans, les inondations ont exacerbé un besoin et une difficulté qui étaient déjà là. Mais avec Territoire Zéro Chômeurs Longue Durée (TZCLD) comme dans l’aide à bas seuil, c’est un enjeu d’accompagner les personnes pour sortir de la précarité tout en les respectant dans leur parcours, en acceptant aussi les marches arrière. C’est la moindre des choses qu’on peut faire face à la population qui a particulièrement morflé ces derniers temps.
AB : Oui, c’est sûr. C’est pour ça aussi que nous, on n’a pas encore arrêté les filières, parce qu’on veut vraiment être aux plus proches des compétences des personnes. Notre expérience pendant le Covid nous a montré que c’était vraiment possible et efficace en même temps. On fait déjà participer un des travailleurs au Conseil d’Administration, d’autres participent aussi à l’Assemblée générale. L’ensemble des décisions dans l’entreprise passe par l’équipe parce qu’une entreprise repose sur les compétences des travailleurs. En même temps, on commence un peu à analyser les choses à l’échelle des communes concernées et on rencontre les acteurs locaux. Là, on voit que la durabilité écologique ne va pas toujours de pair avec la durabilité économique : les petits producteurs locaux qui avaient le vent en poupe pendant le Covid ont vu leur chiffre d’affaires dégringoler avec l’inflation. Il faut inclure cette logique économique dans l’expérimentation. Parce qu’à un moment donné, la Région ne pourra peut-être plus financer le projet. Donc on ne veut pas être hors-sol économiquement, on veut vraiment intégrer ça.
ST : Sur ce projet TZCLD, Cynorrhodon est partenaire avec INTRADEL, l’intercommunale de traitement des déchets. Nous, on est inscrit dans la transition et eux dans le recyclage et l’up-cycling, donc il y a un cadre écologique qui est préexistant à la candidature. En plus, on a la chance d’avoir un terrain de 2,5 hectares mis à disposition par l’agence de développement de la province de Liège, dans une friche industrielle. Notre projet TZCLD s’inscrit dans l’aménagement du site, qui s’inscrit lui-même dans un Master Plan plus global de développement d’un habitat durable, d’un réseau de chaleur, d’un pôle économique… On va être ancrés dans une zone particulièrement stimulante pour développer des activités. Il y a aussi des employeurs complémentaires potentiels, où on pourrait renforcer des acteurs de la transition et de l’insertion existants sur notre territoire. Mais tout ça, c’est un contexte parce qu’on s’inscrit dans la perspective de créer les activités à partir des personnes. La transition et l’insertion, c’est un balisage des futures activités lié à notre ADN et au territoire.
Les organisations dont il est ici question vont à la rencontre de leurs publics là où ils se trouvent, au sens propre comme au figuré. Cette sensibilité aux conditions d’accès aux services proposés se poursuit dans l’acceptation de parcours non linéaires et conduit ces associations à mener un important travail sur les conditions d’existence des personnes concernées. Elles dessinent ainsi des pratiques de l’insertion sociale et professionnelle orientées vers l’émancipation individuelle et collective. Ces associations, financées par les pouvoirs publics, ne se contentent en effet pas de satisfaire aux prescriptions légales qui pèsent sur leurs actions. Parce qu’elles sont ancrées dans une société où le travail salarié reste un vecteur crucial d’insertion, elles agissent pour que les conditions dans lesquelles ce travail se réalisera soient les plus justes, les plus dignes et les plus durables possible.
Propos recueillis par Julien Charles