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Réduire son empreinte carbone : le secteur socio-culturel doit faire passer le message

Par Jean-Luc Manise

Brigitte Gloire est conseillère – formatrice en développement durable, changements climatiques & développement.

En France, c’est en mars 2020, au démarrage de la crise sanitaire, que le think tank The Shift Project s’est penché durant 18 mois sur la situation du secteur culturel. L’objectif : initier un travail de profondeur visant à éclairer celui-ci sur ses émissions de gaz à effet de serre et sa dépendance aux énergies fossiles. En préambule, les auteurs partent du principe de ne pas parier sur la croissance économique ni sur des évolutions technologiques supposées advenir mais encore non éprouvées. Cette double prise de position est, relève Brigitte Gloire, signe de courage et de maturité dans les constats de ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.

Brigitte Gloire: “Cette idée de ne pas augmenter le volume d’activités, de ne pas pas croître de manière générale est absolument tabou dans la plupart des entreprises mais aussi dans les institutions publiques. J’apprécie également que les auteurs insistent sur le fait de ne pas s’autoflageller. La contribution du secteur culturel dans le total des émissions de gaz à effet de serre (GES) est et restera relativement faible même si force est de constater que les enjeux relatifs à l’énergie et au climat demeurent encore trop absents des politiques culturelles. Ce sont des clarifications de départ rassurantes qui introduisent un train de mesures tout à fait pertinentes.”

Relocaliser

5 dynamiques de transformation sont mises sur la table dans le rapport: relocaliser, ralentir, réduire l’échelle, éco-concevoir et renoncer. La relocalisation des activités s’inscrit dans le raccourcissement des distances parcourues avec comme objectif de faire de la culture un moteur de transition locale au travers de tous ses besoins: achats, alimentation, bâtiments, énergie, mobilité et transport. Ainsi expliquent les auteurs, le choix de l’éditeur, le nombre de kilomètres parcourus par un ouvrage entre le lieu de production papier, l’imprimeur et le lieu de stockage peut être divisé par 20, voire davantage.

Ralentir

Le ralentissement est le corollaire du raccourcissement des distances parcourues. Si une résidence d’artiste à l’étranger garde tout son intérêt en termes d’échanges interculturels, allonger sa durée pour en réduire le nombre représente un gain d’un point de vue environnemental. Les auteurs de l’étude proposent donc d’être attentif à mutualiser les tournées, expositions et diffusions entre les différents partenaires locaux concernés par un événement ou situés sur un même parcours de diffusion. Ils veilleront également à augmenter le nombre de représentations ou la durée d’exploitation/exposition des œuvres dans chaque lieu de représentation. Last but not least, lorsque cela est possible, la re-création des œuvres à l’étranger plutôt que leur tournée sera encouragée, “ce qui semble particulièrement pertinent pour les œuvres de théâtre et de danse.”

La pollution James Bond

Réduire les échelles concerne plus la poignée d’acteurs qui, dans l’industrie culturelle, concentre l’essentiel des ressources et des impacts: “Dans le cinéma, le bilan carbone du tournage d’un James Bond qui implique la destruction de voitures neuves pour une valeur de 30 millions d’euros n’est en rien comparable à celui d’un documentaire dont la production et la diffusion se font à des échelles locales et dans des temps longs. Autre exemple, en France dans le domaine du livre, le nombre de nouveaux titres publiés chaque année a triplé entre 1990 et 2016 mais 70% des ventes se font sur 15% des titres. Et les auteurs, à voir s’il s’agit d’un vœu pieux, de plaider pour une meilleure distribution des ressources afin de garantie une création plus “foisonnante, résiliente et diverse culturellement”.

L’éco-conception des œuvres

Les œuvres et productions culturelles nécessitent parfois des besoins importants en matériaux de fabrication. L’idée ici est de documenter en quantité et en impact ces besoins afin d’aider les créateurs et les institutions dans le choix des pratiques les plus vertueuses et les plus résilientes. Les auteurs citent ainsi l’ outil développé par le bureau d’étude de l’Opéra de Lyon qui aide à la décision en donnant connaissance des enjeux de constructions sur la santé humaine et le changement climatique. Autre exemple, la Fédération des récupérathèques créée en 2017 par d’anciens étudiants d’écoles d’art et de design afin de créer un réseau de ressourceries et de recycleries dédié au domaine culturel.

Le renoncement

Ici, c’est le numérique gros consommateur d’énergie qui est dans la ligne de mire. “A nombre de spectateurs égal, la représentation d’un spectacle en centre ville ou en live HD a un bilan carbone similaire. De plus, nous craignons que ces usages ne viennent s’ajouter et non se substituer aux pratiques existantes, participant ainsi à un accroissement du bilan carbone actuel.” Les auteurs proposent donc aux acteurs culturels de renoncer à certaines pratiques comme le recours aux équipements techniques les plus carbonés, aux systèmes de sonorisation toujours plus gourmands en puissance et à la très haute définition pour la diffusion d’œuvres en streaming: “Au printemps 2020, les 1600 structures culturelles et médias signataires de l’Appel des indépendants ont déclaré ne plus vouloir acheter de terminaux qui ne seraient ni d’occasion ni reconditionnés. » Ils ont également décidé de renoncer à la très haute définition pour la diffusion d’œuvres en streaming. Trois exemples de pratiques : renoncer aux formats d’exposition exceptionnels pour envisager une esthétique d’exposition différente; exclure les matériaux les plus polluants comme la moquette et le polyane; renoncer au recours parfois inconsidéré à des dispositifs de transport ultra sécurisé (caisses isothermes, voitures suiveuses,…) quand l’œuvre peut être transportée différemment (accompagnement physique des œuvres, convoiement digital).

Au printemps 2020, dans le cadre du Plan de transformation de l’économie française (PTEF), programme de recherche initié par lui et visant à proposer des solutions concrètes pour décarboner l’économie, le think tank The Shift Project s’est penché durant 18 mois sur la situation du secteur culturel. Orchestré par Samuel Valensi (auteur, metteur en scène et chef de projet Culture au Shift Project) avec la collaboration de Jean-Noël Geist (coordinateur du secteur de la culture pour le PTEF), Héloïse Lesimple (chargée de mission Culture et Santé) et Erwan Proto (pour les chiffrages), ce travail collectif s’est notamment appuyé sur près d’une centaine d’entretiens menés auprès de professionnels de la culture.

Réduire la jauge

Brigitte Gloire: “Toutes ces mesures vont dans le bon sens. La formation systématique en interne, la relocalisation, la volonté de ralentir tant dans la durée que dans le nombre des événements, la mutualisation des agendas entre acteurs, tout cela est très positif. La mutualisation est particulièrement intéressante parce qu’elle rejoint une faiblesse du secteur qui est celle des alliances avec les autres acteurs. Il faut vraiment prendre le parti de ne pas décider seul de ce qu’il faut faire. Sans surprise, ce sont les mêmes ingrédients que l’on va retrouver dans les propositions faites à d’autres secteurs d’activité pour réduire son empreinte carbone. Toutes ces mesures sont très positives mais pas vraiment étonnantes. Ce qui différencie ce rapport et encore une fois c’est courageux, c’est d’accepter la contrainte qu’il y a des choses qu’on ne va plus faire, comme par exemple augmenter la jauge des événements. Cela va à contre courant, comme va à contre courant le fait de proposer de renoncer à la haute définition, dans un contexte où le numérique très haut débit est plébiscité dans la période après covid où nous nous trouvons.”

Sensibiliser, impliquer et favoriser le passage à l’acte

“Mais à mon sens, il aurait peut-être fallu plus insister dans ce rapport sur le rôle central de la culture au niveau de la sensibilisation et de l’implication à ce que nous vivons aujourd’hui. Le potentiel des effets indirects du secteur culturel vers plus de soutenabilité dépassent et neutralisent largement sa propre empreinte carbone. Les gens ne vont pas prendre des mesures s’ils ne sont pas conscients qu’il y a un vrai problème et qu’on va dans le mur. Si cela n’est pas acquis ou en tout cas partagé, on n’y arrivera pas. Le fait est que le secteur culturel est un acteur incontournable pour faciliter le partage et les échanges autour de ces constats auprès de ses publics. La connaissance, le dialogue, l’émancipation et la participation sont au cœur de ses métiers. Il peut favoriser le passage à l’acte. Il a aussi une responsabilité dans la discussion et la négociation avec d’autres secteurs, notamment celui du politique. Et qui, sinon les responsables politiques, tiennent les rênes en main pour décider des mécanismes qui vont aller dans le bon sens ?”

Ouvrir les enjeux des ODD à ses publics et désiloter

“A ce niveau, je trouve que la configuration en Belgique est propice. Le dialogue avec le politique est inscrit dans le contexte institutionnel du secteur socioculturel. Je participe à des formations auprès d’associations sur les ODD (Objectifs de Développement Durable), notamment dans les Centres culturels. L’intérêt est là et bien là en partie peut-être parce que leur pouvoir organisateur leur a demandé de structurer leur plan d’action et leur activités dans le cadre de ces objectifs. Il faut profiter de cette occasion non pas pour rentrer dans ces ODD de manière aveugle et non critique – on peut en effet questionner et ne pas cautionner certains de leurs sous-objectifs – mais comme une opportunité pour aborder ces enjeux là avec leurs publics et les acteurs d’autres secteurs.”

Rejoindre les lieux de concertation transectorielle

“Car une des explications de ce que les enjeux environnementaux n’ont pas avancé autant qu’on aurait aimé, c’est que chaque acteur travaille trop en silo. Il existe institutionnellement en Belgique des outils pour encourager la transversalité entre secteurs mais ils restent encore trop peu utilisés. Je songe à la Conférence Interministérielle du Développement Durable et au Conseil Fédéral Du Développement Durable. Le CFDD rassemble notamment les ONG d’environnement et de coopération au développement, les syndicats, les employeurs, les organisations de jeunesse, les consommateurs et le monde scientifique. Pour l’instant, le secteur de la culture en est absent. L’un des enjeux pour lui serait de rejoindre ce type d’outil pour en devenir partie prenante et pour ouvrir des portes. En parallèle, il peut contribuer à la sensibilisation par la programmation, la formation et l’information de son public et jouer un rôle de passeur et de facilitateur des échanges. Et bien sûr il doit faire ce qui est possible en matière de réduction de son empreinte carbone. ”

Changer de modèle

“Maintenant encore une fois, il ne faut pas s’autoflageller. Ce sont les secteurs les plus responsables de la dégradation environnementale qui sont les moins actifs en matière de réduction de l’empreinte carbone. Aujourd’hui, ce sont 90 entreprises qui émettent les deux tiers des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Derrière il y a des hommes, des femmes et des mécanismes de financement et des logiques économiques trop peu connus du grand public. Qui connaît le CEO d’Exxon Mobil, celui qui n’a même pas l’hypocrisie de s’engager dans la neutralité carbone. Il est évident que le développement soutenable pour tous n’est pas soluble dans le système économique tel qu’on le vit aujourd’hui. On peut discuter des solutions mais il est incontournable pour nous de contrer aussi le productivisme, la surconsommation et la spéculation financière. Il faut interdire les investissements et le commerce de biens et services hautement carbonés – et commencer par un moratoire international sur toute nouvelle exploration et exploitation de gisements d’énergie fossile – mais aussi réduire et plafonner la consommation de ceux qui consomment trop. Il est profondément amoral de faire porter les efforts de réduction par les plus pauvres et de stigmatiser ceux qui ne sont pas responsables de la situation.”

Sortir de l’individualisme à outrance

“On n’en sortira pas avec la somme des initiatives individuelles. Or pour l’instant, on joue à fond la carte de l’individualisation des initiatives. En même temps, on dévalorise les organes et initiatives collectives, y compris au niveau de la production économique. Il y a de façon globale un laisser-faire et une capitulation du politique qui, par rapport aux solutions à trouver sur les questions environnementales et climatiques, laisse la bride à un secteur privé qui est en grande partie responsable du problème. Celui-ci n’a pas la légitimité démocratique qu’ont les citoyens et les élus pour trouver et soutenir les solutions. Or toute politique environnementale, c’est écrit dans les principes de développement durable de la conférence de Rio, doit «  …assurer la participation de tous les citoyens concernés… et chaque individu doit avoir la possibilité de participer aux processus de prise de décision » si l’on veut aboutir à des solutions qui soient partagées et positives.

La culture doit prendre la place qui lui revient

Aujourd’hui, on légitimise un affaiblissement du rôle de l’état et dans ce contexte, la voie des incontournables régulations qui permettraient de réduire voire interdire les pratiques toxiques. On navigue dans un « air du temps » qui disqualifie totalement le fait de prendre des mesures fortes qui iraient à l’encontre de la liberté de pouvoir tout faire, y compris la liberté de polluer, de dégrader et de nuire. Je donne souvent l’exemple de la couche d’ozone qui n’a pu être réduite que par l’interdiction des CFC ou encore de la mortalité sur les routes ou du tabagisme qui ont diminué grâce à la limitation de vitesse et à l’interdiction de fumer sur les lieux de travail. Cela fait plus de 20 ans maintenant qu’il existe sur le marché des voitures qui émettent peu de CO2. Pourquoi n’interdit-on pas la production et la vente de voitures climaticides ? En matière de développement soutenable, il faut remettre sur la table les notions de bien commun et de pouvoir public démocratique et restaurer leur primauté sur celles du profit et de la rentabilité. S’il y a une voie de sortie, c’est bien celle-là. Il faut reprendre la main sur ce qui fait du bien à tout le monde et stopper les « toxiques ». C’est un chantier énorme qu’on ne conduira à bien que de façon collective. À la culture d’y prendre la place qui lui revient.