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Réparer le travail

Par Paul Hermant

Interview de Thomas Coutrot

A quoi sert-il de former au travail si le travail a perdu son sens ? Dans un livre stimulant, « Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire », Coralie Perez et Thomas Coutrot interrogent l’organisation et les finalités de nos pratiques professionnelles. Avec un constat fort : si occuper un emploi ne semble plus être un absolu, s’occuper de son travail, en revanche, devient une nécessité politique.

Il est rare qu’un livre soit autant contemporain de sa propre histoire. Comment vous y êtes-vous pris pour entrer à ce point en résonance avec des questions qui occupent aujourd’hui l’espace public ? Le sens du travail, voilà bien une question centrale aujourd’hui…

Tout est parti d’une recherche sur les ruptures de contrats d’emploi réalisée par Coralie Perez pour le ministère du Travail français. Nous étions en 2009 et sa recherche l’avait amenée à effectuer une série d’entretiens qualitatifs avec une trentaine de salariés qui avaient, pour une raison ou une autre, quitté leur emploi quelques mois plus tôt. C’est là que la récurrence de la question de la perte de sens du travail l’avait frappée. Cette perte de sens revenait en effet souvent dans les conversations, alors que cela n’était pas du tout son angle de recherche. Pour plus de la moitié des personnes rencontrées, il s’agissait là d’un sujet central, quel que soit leur secteur d’activité. En revanche, il paraissait évident que si cette question n’était pas liée aux métiers eux-mêmes, elle l’était, en revanche, aux conditions de leur exercice : les méthodes de management étaient clairement pointées comme point de départ de la dégradation des conditions de travail. Coralie Perez a donc entrepris des recherches pendant plusieurs années sur cette question et a testé un certain nombre de dispositifs. Nous avons commencé à travailler ensemble lorsque ses recherches ont abordé les questions liées à l’impact du sens du travail sur la probabilité de tomber malade, la probabilité de quitter son emploi ou aussi la probabilité d’adhérer à un syndicat. A notre surprise, ces indicateurs se sont révélés fort pertinents et pour nous qui sommes des gens de données et de statistiques, cela a ouvert un champ d’investigation très solide. Nous étions donc dix ans avant le Covid qui viendrait confirmer tout cela.

Dans ce livre, vous insistez sur une notion fort intéressante, la part vivante du travail, qui n’est pas sans rappeler le travail vivant et le travail mort de Marx…

Chez Marx, on trouve en effet ce concept de travail mort qui est constitué par le capital fixe – celui qui est notamment incorporé dans les équipements et les machines – et qui stratifie le travail vivant. A cette définition du travail mort, nous ajoutons tout ce qui concerne les dispositifs organisationnels qui stabilisent le travail : la prescription, les consignes, les systèmes de contrôle et de reporting, etc. Et cette part vivante, nous la décrivons comme les moyens que vont utiliser les salariés, dans le cadre fixé par l’employeur, pour déployer leur créativité, leur inventivité, leur intelligence individuelle et collective afin de faire face à tout ce qui échappe à la prescription, à tout ce qui n’est pas prévu par les consignes et qui se présente pourtant inévitablement dans le travail. C’est dans ce que l’on appelle le décalage entre le travail prescrit et le travail réel que se niche le travail vivant, cette part non programmable du travail qui fait appel à l’inventivité humaine et qui est constitutive du travail même. Il n’y a pas de travail humain sans part vivante du travail. Le taylorisme a bien tenté d’éliminer cette part vivante, mais n’y a jamais réussi complètement. Aujourd’hui, avec ce que l’on appelle le néotaylorisme digital où la puissance des outils numériques est mise au service de l’éradication du travail vivant, il y a un retour en force de la logique tayloriste où ce qui n’était pas complètement possible sur les chaînes de montage le devient grâce à des outils qui permettent de pénétrer beaucoup plus finement l’acte de travail lui-même avec un suivi en temps réel et une mesure constante de la productivité. C’est le recours à ces systèmes numériques qui fait que nous assistons aujourd’hui à une véritable radicalisation taylorienne dont le but est de faire écraser le travail vivant par le travail mort.

Qu’est-ce qui reste de vivant dans le travail, alors ?

Parfois rien. Par exemple dans les entrepôts logistiques où la commande numérique est omniprésente et fixe tous les gestes que doivent faire les préparateurs de colis. La dimension humaine du travail y est clairement éradiquée. Bien sûr, tout n’y est pas encore numérisé et on continue d’avoir besoin de personnel, mais ce n’est qu’une question de temps et de coûts. En revanche, ce n’est pas possible dans les relations de services où il existe précisément des personnes vivantes en face des travailleurs. Les comportements de ces personnes n’étant par nature jamais prévisibles ni programmables, les règles formelles ne seront jamais suffisantes pour anticiper tout ce qui pourrait se passer. C’est le cas aussi dans bien des métiers industriels ou dans le bâtiment par exemple : la matière utilisée, la météo, la température, tout cela présente des aléas et des imprévus qui ne sont pas complètement solubles dans des prescriptions ou des consignes. Mais la tendance générale est à tenter de limiter le plus possible la part vivante…

Autre chose, les derniers chiffres belges nous disent que le chômage n’a jamais été aussi bas depuis longtemps mais que l’emploi ne garantit pas pour autant de rester à l’écart du risque de pauvreté. Le paradoxe n’est pas nouveau, mais on dirait qu’il accroît ses effets. Qu’est-ce que ça dit du sens que l’on peut donner au travail quand l’emploi ne répond plus aux critères sociaux minimaux ?

Je pense qu’il faut distinguer entre ce qui est travail et ce qui est emploi. Vue par le prisme de l’emploi, cette paupérisation provient moins d’une diminution ou d’une faible adaptation des salaires que de la qualité et de la nature des contrats eux-mêmes. La nouvelle norme de l’emploi consiste désormais en temps partiels, en contrats temporaires ou en travail intérimaire. Mais ce n’est possible que parce qu’il y a une dégradation de travail lui-même. Pour pouvoir faire accepter cette nouvelle norme de l’emploi à des travailleuses ou des travailleurs, il est nécessaire de vider le travail lui-même d’un contenu intéressant. L’apprentissage, la connaissance du métier ou l’expérience ne trouvent plus d’utilité et sont dévalorisées.

De quoi un secteur en pénurie est-il le signe ? Il existe des secteurs entiers qui sont en pénurie depuis de nombreuses années. Qu’est-ce que ça nous dit de la qualité de l’emploi ou du travail proposés, mais aussi qu’est-ce que cela nous dit du sens de ce travail pénurique ?

Il faut passer cette question au tamis des trois dimensions du travail que nous distinguons : son utilité sociale, sa cohérence éthique et la capacité de développement qu’il offre. Et nos analyses montrent que si la question de l’utilité sociale est bien présente, elle ne suffit pas à expliquer le phénomène. Par exemple, les métiers du care, ou même ceux du bâtiment, qui subissent aussi des pénuries sont pourtant irréprochables de ce point de vue : ils servent bien à quelque chose et à quelqu’un. Ce n’est donc pas tant la question de l’utilité sociale qui joue que celle, une fois encore, de l’appauvrissement du travail. Le new public management ou ce que l’on appelle dans le secteur privé le Lean management ont mutilé la capacité d’épanouissement des personnels en soumettant le travail à des objectifs chiffrés qui ne font pas sens pour eux. Dans les métiers de service, cela se traduit par un très fort conflit éthique avec ce sentiment de ne pas pouvoir s’occuper correctement des personnes dépendantes ou des usagers que l’on a en face de soi, toujours en raison des modes de management auxquels s’ajoute une intensification du travail qu’il ne faut pas négliger.

C’est un fait, on éprouve aujourd’hui d’énormes difficultés de recrutement dans des secteurs que l’on pensait épargnés : le social, la santé, l’éducation populaire aussi… Des métiers que l’on croyait à l’abri de la déficience de sens sont aujourd’hui concernés.

Pour répondre, je vais faire un détour par l’Horeca qui me paraît un secteur intéressant à observer. Il y existe des patrons qui ouvrent à l’année, qui font un travail de qualité, qui ont une vraie attention par rapport à leurs équipes : ceux-là n’ont aucune difficulté de recrutement. En revanche, on reçoit beaucoup de plaintes de la part d’employeurs saisonniers qui traitent leurs salariés comme des supplétifs et proposent des prestations de mauvaise qualité avec des horaires très contraignants. Pour eux, c’est en effet devenu presque impossible de recruter. Il existe désormais une sélectivité croissante des salariés par rapport aux conditions et au sens du travail proposé ou effectué. Je pense que c’est la même chose dans le social. Les employeurs, en ce compris les employeurs associatifs, qui préservent une qualité du travail, une écoute, une attention aux salariés ont beaucoup moins de difficultés à recruter. En revanche, les employeurs qui ne parviennent pas à résister aux conditions – le plus souvent imposées par les financeurs qui conditionnent leurs subventions à des prestations extrêmement standardisées et à des contraintes de reporting sans cesse accentuées – deviennent de moins en moins attractifs. Leur manque de résistance à ces conditions liées aux financements et aux subventions – et je conçois aisément que ce ne soit pas toujours chose facile – aboutit à une dégradation du travail et donc à la fuite des employés et à des difficultés de recrutement.

Audrey : phrase à mettre en exergue : « Avec la grande démission, nous avons affaire à un mouvement politique » (ce sont deux bouts de phrase séparées mais qui donnent l’idée à dégager)

Votre livre arrive à un moment très particulier que l’on a appelé « la grande démission », que vous nommez « la grande évasion » et que l’ancienne ministre Delphine Baltho, de son côté, a baptisé « le grand engagement »… Beaucoup de gens abandonnent en effet leur travail pour autre chose, sans que ce « quelque chose » soit très clairement identifié. Est-ce que tous les secteurs sont pareillement concernés ? Est-ce que l’on sait où partent tous ces gens ? Et puis aussi, qu’est-ce que cela dit du rapport de force syndical si on préfère changer de travail que changer son travail ?

On ne dispose pas encore d’études précises sur les trajectoires des travailleuses et des travailleurs qui ont quitté leur emploi depuis le Covid. Il est encore un peu tôt, mais cela fait partie d’études et de recherches qu’entreprennent des collègues. En revanche, on sait que le taux d’emploi est resté stable : ces personnes n’ont donc pas quitté le monde du travail. On sait aussi qu’il y a des secteurs qui ont en effet perdu de la main d’œuvre, comme l’Horeca. Mon intuition, qui date de données obtenues dès avant le Covid, c’est qu’il s’agit d’un phénomène de mise en concurrence des employeurs par les salariés. Pour moi, nous avons affaire à un mouvement politique. Bien qu’il repose sur des décisions individuelles, il aboutit à une forte pression sur les entreprises et sur les employeurs, même si l’on ne voit pas encore aujourd’hui de traduction et de transformation significatives des modes d’organisation du travail. La réaction des organisations patronales serait plutôt de réduire les droits sociaux pour forcer les gens à prendre les emplois tels qu’ils sont. Et les syndicats là-dedans ? Est-ce que ces questions liées au sens du travail ont poussé les gens à se salarier ? Ce n’est pas évident. Les données ne montrent pas d’augmentation massive. Autant l’on voit une corrélation claire entre les questions de santé et celles du sens du travail, autant sur le plan de l’affiliation syndicale ce n’est pas marquant. Il faut dire que la question du sens du travail n’a pas été historiquement portée par les syndicats. Ils ne se sont pas équipés pour traiter des questions qu’ils ont largement abandonnées aux managers et au patronat.

Pourtant cette question du sens de travail, elle devrait être centrale dans cette « transition juste » que réclame le monde du travail…

Absolument. On voit bien que transformer la production dans un sens écologique suppose une réorganisation fondamentale du travail. Dans l’agro-alimentaire par exemple, lorsque l’on retire ou que l’on réduit les stabilisateurs chimiques qui assurent le goût constant des aliments, on aboutit à des processus de travail plus instables, qui demandent plus d’attention, de qualification, de coopération de la part des employés. La réorganisation écologique pose de fait la question de la part vivante du travail. C’est un phénomène tout à fait sous-estimé aujourd’hui. En même temps, au niveau de la gouvernance des entreprises, il semble difficile d’imposer aux actionnaires des trajectoires de décroissance sans intervention forte des pouvoirs publics mais aussi des travailleuses et des travailleurs, avec la question essentielle de la garantie d’emploi. C’est typiquement de la compétence syndicale.

Nous avons jusque-là évoqué la question du sens du travail et de ce qui s’y perd. Que dire alors du sens de la formation au travail ?

Il existe aujourd’hui plus de formations davantage orientées vers des questions relatives aux règles, aux processus et aux procédures que vers des questions tenant de l’apprentissage et de l’accroissement de l’expérience. C’est un problème. Non pas que nous n’ayons pas besoin d’un corpus théorique, mais il n’est pas suffisant pour appréhender ce qu’est le travail. En France, nous avons depuis peu ce que l’on appelle la formation en situation de travail qui repose beaucoup moins sur des connaissances formalisées a priori mais plus sur l’acquisition des règles des métiers et sur la fabrication d’expériences au contact direct du travail. Je pense qu’il y a là quelque chose de prometteur, nous manquons d’un rapport plus sensible au travail.

On sait que dans les années qui viennent et avec les bouleversements qui les accompagneront, des métiers seront appelés à disparaître et que d’autres vont naître. Comment est-ce qu’on fait pour former des gens à des métiers qui n’existent pas encore ?

Ce sera aux travailleurs de les inventer, ces métiers. J’ai le sentiment cependant qu’ils existent déjà en filigranes mais qu’ils sont encore peu développés. C’est pourquoi les apprentissages auprès de gens qui inventent et qui cherchent sont et seront essentiels. Car il est évident que l’on manque cruellement d’une planification en la matière : on a bien des projections en termes d’emplois, mais pas de planification à la hauteur des trajectoires que nous savons nécessaires aujourd’hui. On ne sait pas quoi faire avec les reconversions nécessaires. Nous n’avons pas de vue suffisante là-dessus, c’est un problème.

Une préconisation pour finir ?

La mise en procédures et l’intensification du travail ont conduit à un recul généralisé des moments informels entre collègues, de ces temps d’échanges où l’on interroge ce que l’on fait ensemble. Avec comme conséquence directe l’affaiblissement des contre-pouvoirs mais aussi la perte de professionnalité. Il n’y a plus d’endroits de délibération sur le travail. C’est quoi un travail bien fait ? On ne sait plus où ni avec qui en parler. Il n’y a plus de repères collectifs. C’est la raison pour laquelle nous avons formulé une proposition politique que nous avons nommée réduction du temps de travail subordonné. Cela consiste à mettre du temps à la disposition des salariés, par obligation légale, leur permettant de se réunir hors de la présence des managers avec des délégués de proximité élus pour animer ces séances afin d’élaborer des propositions et des contre-propositions en termes d’organisation et de finalité du travail. Il faut absolument reconstruire des contre-pouvoirs sur la question du sens du travail. Cela n’existe pas à ce jour. Il s’agit d’un outil politique important pour permettre d’orienter nos trajectoires dans un sens soutenable, à la fois socialement et écologiquement.

« Redonner un sens au travail, une aspiration révolutionnaire » par Coralie Perez et Thomas Coutrot a paru aux éditions du Seuil, environ 14 euros. Coralie Perez est socio-économiste et ingénieure de recherche à l’université Paris 1, Thomas Coutrot est statisticien et économiste, chef du département Conditions de travail et santé au Ministère français du Travail.