Par Julien Charles
Interview de Céline Nieuwenhuys
Afin d’éclairer la façon dont se travaille le social, nous avons rencontré Céline Nieuwenhuys, Secrétaire générale de la Fédération des services sociaux. Avec elle, nous verrons que s’il est d’abord question d’apporter une aide aux personnes pour gérer les conséquences de la précarité, il y a aussi et surtout lieu de considérer la manière dont cette aide matérielle est proposée, le discours qui l’accompagne. C’est alors une discussion sur les organisations qui réalisent ce travail social qui peut se déployer, sur la façon dont elles permettent – ou non – aux travailleurs sociaux d’inscrire les problèmes auxquels ils sont confrontés dans un contexte politique plus large. Parce que, au final, ce discours et cette analyse colorent la relation d’aide et impactent de façon décisive le soutien apporté aux personnes.
C’est quoi le travail social selon vous ?
De façon très générale, c’est permettre l’accès aux droits : l’accès au logement, l’accès à l’alimentation, l’accès à une série de services… C’est donc permettre aux gens d’accéder à leurs droits à partir de la situation dans laquelle ils sont aujourd’hui et maintenant, chercher et trouver des réponses aux questions qui occupent le quotidien des gens, bien souvent dans l’urgence. C’est donc partir de ce qui se vit à ce moment-là pour les personnes concernées, leurs inquiétudes et pratiques, de vie ou de survie. C’est évidemment relié à des enjeux structurels. Il est difficile à mon sens de « faire du social » sans avoir de parole sur ce qui produit la précarité. On voit une grande difficulté d’exercer un travail social, voire une dérive, quand il n’est pas ancré dans une réflexion plus macro sur les questions structurelles.
Donc, le travail social va de pair avec une analyse sociale ?
Faire du travail social sans être nourri et sans nourrir une réflexion sur ce qui produit la précarité, c’est un boulot qui peine à trouver du sens. Si structurellement il n’existe pas de réponses aux problématiques des habitants, les travailleurs sociaux ne peuvent simplement plus faire leur boulot. Aujourd’hui, quand quelqu’un vient avec une problématique de logement par exemple, la difficulté est tellement importante que souvent on ne va pas pouvoir les aider à trouver de logement. Il y a quelque temps, on pouvait encore trouver de la satisfaction en répondant immédiatement au besoin de la personne mais aujourd’hui c’est de moins en moins le cas.
Alors, comment faire ?
Il y a deux voies pour tenir. Avec la première, on se dit que ces gens n’avaient qu’à se bouger pour s’en sortir. C’est une vision très individuelle, très responsabilisante, très culpabilisante, qui correspond particulièrement bien à l’État Social actif. Certains travailleurs sociaux tiennent dans cette façon d’administrer la pauvreté : ce n’est pas nous qui n’avons pas trouvé de solution mais les gens qui devraient mieux se bouger. C’est la vision selon laquelle il suffit de traverser la rue pour trouver un boulot. Le travail social devient alors un travail administratif et de gestion, faire un peu la police des pauvres. Et ça, c’est vraiment le produit de l’ensemble de la société, des politiques en général et pas seulement celles de lutte contre la pauvreté.
La deuxième voie pour faire et tenir dans le travail social, c’est d’être continuellement nourri pour comprendre l’impossibilité des travailleurs sociaux eux-mêmes à venir directement en aide et d’éclairer les gens eux-mêmes sur le fait qu’ils ne sont pas responsables de leur situation, de déculpabiliser les gens. C’est une posture qui nécessite d’être dans des bonnes conditions de travail parce que ça demande beaucoup d’empathie et de patience. Ça demande d’être dans une organisation qui permette de s’investir dans des lieux de réflexion, de militance et de lutte en dehors du cadre de travail stricto sensu. Ça veut dire que malgré toutes les urgences, il faut considérer que ce temps-là, qui n’est pas consacré directement aux gens, n’est pas du temps perdu.
Mais qu’est-ce que ça produit, concrètement, cette vision élargie ?
Si tu as une vision précise, étayée et argumentée de la façon dont les structures fabriquent de la pauvreté, tu vas accompagner ces personnes différemment. La manière dont va se passer l’accompagnement est beaucoup moins violente pour la personne concernée. La manière dont tu vas l’accueillir, l’écouter, interagir et répondre à ses questions va soutenir la déculpabilisation. Par exemple, si on bosse avec des sans-papiers, il faut pouvoir dire que les politiques d’accueil sont inhumaines et injustes, assumer que l’on n’a pas de prise individuellement là-dessus, et que la seule chose qu’on peut faire, c’est leur dire que par ailleurs on se bat pour que ça change. C’est quand même autre chose que de simplement faire appliquer une règle, jouer dans le sens d’une loi qui n’est pas légitime et faire ressentir à la personne que c’est elle qui est problématique et non le système.
C’est finalement un enjeu de discours ?
En termes d’insertion sociale et d’estime de soi pour les personnes qui vivent cette précarité, c’est le socle de base. Sans déculpabilisation, tant que tu penses que tu es coupable, tu n’arrives à rien. Mais à partir de là, quand tu es travailleur social et que le FOREM te demande de faire des choses inadmissibles, comme par exemple éjecter quelqu’un d’une formation après trois absences alors que tu sais très bien qu’il a de bonnes raisons de ne pas pouvoir venir, tu vas aussi pouvoir gérer ça différemment. Avec ton organisation, tu peux trouver 1001 brèches face à l’injonction et construire des désobéissances qui tiennent la route. Donc, faire du travail social, ça demande d’être dans une institution qui ose prendre des responsabilités et qui encourage à saisir ces brèches, à s’investir dans des espaces qui permettent de trouver ces brèches. C’est tout l’inverse quand ton directeur, ta directrice ou ton CA sont dans un rapport de soumission au système avec une vision très individualisée de la pauvreté voire focalisés sur les chiffres.
Donc, faire du bon travail social, ça requiert de bonnes conditions de travail ?
Oui, tout à fait. Si tu vois des gens à la chaîne, que tu n’as jamais une réunion d’équipe, pas une seconde pour une intervision, jamais un moment pour faire l’analyse de ce qui se passe devant toi, tu deviens un robot. Et donc, tu traites les gens comme des problèmes technico-administratifs, pas comme des humains. Tu ne parviens plus à écouter les gens parce que tu es dans l’empressement. Quand tu es dans une structure qui te permet zéro recul, tu risques de dérailler. Et ça, c’est sans doute le rôle des directions et des CA : inspirer les travailleurs sociaux à la hauteur des enjeux qu’ils ont à affronter. Parce que si le CA ne parle que des budgets et pas des enjeux de fond, ça va se ressentir sur la direction qui va avoir une vision limitée de son institution et puis des travailleurs qui ne vont pas se sentir légitimes pour aller à une formation, une manif ou un colloque, pour avoir du recul, voir le système dans lequel sont les gens, porter une vision et se l’approprier jusque dans le travail quotidien.
Tu vois d’autres éléments constitutifs de ce travail social de qualité ?
Oui. Ça demande aussi d’apporter du soin à l’accueil et aux espaces… Ça demande de ne pas s’habituer aux conditions parfois déplorables dans lesquelles on accueille les gens. Il faut le revendiquer et chercher les moyens pour le faire. Alors, c’est sûr qu’être bien accueilli, ça ne change pas le système et les structures. Mais ça change énormément pour les gens. Dans le même sens, autre enjeu à mes yeux, c’est de réconcilier les travailleurs sociaux avec leurs publics. Dans les publics, il y a pas mal de gens qui ont peur des travailleurs sociaux qui sont pourtant là normalement pour les accompagner et les aider. Ils sont malmenés partout ailleurs, alors si les travailleurs sociaux les malmènent aussi, c’est un véritable problème. Ce sont des choses difficilement objectivables mais ça permet d’apporter de la considération pour les gens qui sont face aux travailleurs sociaux, dans un rapport le plus égalitaire ou le moins paternaliste possible. Mais c’est aussi une question d’organisation de l’institution : il faut permettre de gérer les relations d’aide sociale de cette façon-là, de construire des relations parfois fraternelles avec les gens. Quand t’as une organisation qui incarne cette vision et qui oriente le travail social dans ce sens, qui invite les travailleurs sociaux à se mettre dans cette posture, alors ça peut vraiment faire la différence pour les gens.
Et c’est quoi alors le rôle des politiques publiques là-dedans ?
Quand on a des politiques publiques qui ne couvrent que 70% des salaires de certains travailleurs sociaux, les coordinations et les travailleurs n’ont pas le temps d’aller se ressourcer intellectuellement ni de porter vraiment attention aux gens qui sont face à eux. Ils passent leur temps à organiser des concerts de Noël et des brocantes pour aller chercher l’argent qui manque. Le temps pour se projeter dans l’avenir, pour avoir un horizon solide et évaluer ce qu’on fait est réduit à néant. Si on est tout le temps dans la crise, on parle toujours des moyens financiers et on n’est jamais dans le fond et la vision. On ne prend plus rarement le temps de se rappeler que l’on est en train d’éponger les dégâts des politiques qui soutiennent le capitalisme néolibéral.
Donc, c’est surtout une question de financement ?
Oui, mais pas seulement. Parce que les institutions ont souvent plus de marges de manœuvre que ce qu’elles pensent. Elles doivent aussi devenir des interlocuteurs plus solides et plus impertinents des pouvoirs publics. Il faut arrêter de vouloir être conformes à 200% à ce que les politiques ont pensé comme cadre pour nous. Quand une fédération va au cabinet d’un ministre pour négocier, il faut peut-être parler du nombre de remises à l’emploi qu’on fait mais il faut aussi les interpeller sans cesse sur les emplois qu’ils créent et ceux qu’ils ne créent pas, rappeler qu’on n’est pas là pour que les stagiaires décrochent un intérim de trois semaines dans un fast food. C’est peut-être bon pour nos statistiques mais c’est pas bon pour les gens ni pour la planète ! Il faut interpeller tout le temps là-dessus, parce que c’est à eux de se dégager les marges de manœuvre nécessaires.
Maintenant que tout cela est posé, qu’est-ce que ça dit du travail d’insertion sociale, qui est au cœur de l’ISP ?
L’insertion sociale doit être comprise dans un double sens. Elle fait référence tant aux difficultéS de s’insérer dans le monde tel qu’il fonctionne aujourd’hui mais également aux difficultés de la société elle-même, et particulièrement les franges les plus aisées, à intégrer les publics fragiles (et même la fragilité en général) dans la manière d’organiser et de penser le monde. C’est important de la rappeler et dès lors de travailler sur ces deux aspects. D’une part, le travail social individuel pour soutenir les personnes dans la résolution des problématiques qui, trop souvent, rendent difficile l’entrée sur le marché du travail tel qu’il existe : logement, garde d’enfants, etc. D’autre part le travail communautaire qui a un objectif plus politique, à savoir rendre compte de ces difficultés de la société et interpeller les décideurs pour les faire évoluer.