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Apprendre à réparer

Rencontre orchestrée par Julien Charles

Dans cette interview, plusieurs professionnels nous parlent de la manière dont les enjeux multiples de la réparation traités dans ce numéro irriguent leurs pratiques de formation et d’enseignement. A rebours, il s’agit aussi d’explorer la façon dont ces enjeux transforment les façons de faire et d’apprendre. Gilles Decroly (GD) est chargé de projet impression 3D chez Repair Together, l’association qui soutient les Repair Cafés wallons et bruxellois. Maroussia Del Marmol (MDM) est directrice du l’entreprise bruxelloise d’insertion CF2D. Simon Frémineur (SF) enseignant en design industriel dans deux écoles supérieures. Emilie Jusniaux (EJ) est directrice du Hublot, un Centre d’Insertion Socio-professionnelle namurois. Emmanuelle Romain (ER) est chargée de mission chez Ressources, la fédération des entreprises sociales et circulaires.

Choisir d’apprendre à réparer

EJ : Dans les centres d’insertion socio-professionnelle directement liés à des CPAS, les participants aux formations sont généralement très éloignés de l’emploi et ne se retrouvent pas toujours en formation de réparateur électro-ménager pour aller vers le métier de réparateur électroménagers ou de valoriste, mais plutôt pour reprendre une formation qui leur est accessible et qui sera un tremplin vers un travail, même dans un autre domaine. C’est aussi le cas chez nous, même si on a plus d’apprenants qui viennent parce qu’ils veulent acquérir les compétences de ce métier et qu’on ne sait pas s’y former ailleurs. Même si c’est minoritaire, on a eu aussi des personnes qui viennent par conviction sur l’économie circulaire, par volonté d’apprendre à réparer dans une perspective de vivre en autarcie. De façon générale, ce sont principalement des « touche-à-tout » qui aiment bien bricoler, réaliser un diagnostic, trouver une panne. Et ils voient la possibilité de réparer des électros pour gagner de l’argent. Certains achètent déjà des choses sur Marketplace, les réparent puis les revendent. Face à ça, on prend le temps d’expliquer les normes d’encadrement, le cadre de Récupel et toute la législation qui concerne le suivi des déchets.

MDM : Notre public, c’est vraiment les plus éloignés de l’emploi : ne sont éligibles que les personnes qui émanent des CPAS ou qui sont au chômage depuis pas mal d’années. En général, elles n’ont jamais travaillé en Belgique et elles cherchent un contrat pour leur permettre de payer leur loyer. La première démarche, ce n’est donc pas l’intérêt pour la réparation en tant que telle. Mais après plusieurs mois, quand on fait des réunions avec tous les travailleurs où on parle du nombre de kilos qu’on a traité et de ce genre de choses, il y a une vraie fierté et ils se sentent reconnus à travers l’impact environnemental que leur travail a sur les déchets. Ceci dit, après la formation, très peu restent dans secteur parce qu’il n’y a pas beaucoup d’emplois dans les ressourceries ou ailleurs pour continuer à faire ça. Il n’empêche que tous leurs copains et leur famille les appellent pour réparer, pour débloquer des ordinateurs, tout ça.

SF : Les étudiants et des étudiantes du bachelier en « eco-design produits » à la haute école Condorcet sont déjà sensibilisés à la cause environnementale, ils ont fait un choix d’études qui est lié à ça. Ce n’est pas pour autant qu’ils ont des facilités à réparer des produits, même s’ils sont intéressés de les ouvrir. On vient de lancer un Repair Café dans l’école en 2025, on va voir ce que ça donne, comment ils arriveront à prendre la position du réparateur, avec des gens de chez Repair Together qui seront là pour les soutenir et les aider dans l’apprentissage de cette réparation.

GD : En première ligne, dans les Repair Cafés que nous accompagnons mais n’organisons pas, on retrouve une grande variété de profils et de motivations parmi les bénévoles. Si je dois nommer un trait commun, j’utiliserais le terme de bricoleur, bricoleuse, pour indiquer le plaisir, la curiosité, le défi de la réparation qui les rassemble et qu’ils ont envie de partager avec d’autres, pour d’autres.

Chez Repair Together, on a différents publics en fonction de nos activités. Nos formations sont historiquement et principalement destinées aux bénévoles des Repair Cafés. L’idée est de faciliter les transferts de connaissance et de compétences entre les Repair Cafés, d’accompagner la montée en compétences des réparateurs et réparatrices du réseau. Ceci dit, nos formations intéressent un public plus large de personnes intéressées à titre personnel. Et on cherche nous-mêmes à dépasser ce public en développant du contenu en collaboration avec des écoles, avec le monde universitaire, et en se dirigeant de plus en plus vers de la formation continue plus qualifiante. Je voudrais aussi ajouter qu’on observe une intéressante mixité parmi les bénévoles comme les visiteur·euse·s, même si on retrouve une répartition genrée très traditionnelle des différentes activités d’un Repair Café : les ateliers de petit électro, vélo, informatique, restent très masculins tandis que la coordination, l’accueil et les réparations textiles sont souvent plus féminins.

Limites à la réparation

SF : De façon générale, on observe une série de freins tangibles et d’autres qui sont moins tangibles. Dans ce qui est tangible, on a les aspects économiques comme la disponibilité des pièces détachées, le prix des outils, le prix des services de réparation. Il y a aussi tout ce qui est lié à l’information : le fait qu’il y ait trop peu d’informations pour réparer, un objet qu’on ne peut pas démonter, où il n’y a pas de documentation technique ni de tutoriel. Puis, il y a tout ce qui est technique et conception du produit : des clips fragiles, des ensembles collés, de la complexité inutile, des objets multifonctions à outrance, des empreintes de vis avec des outils propriétaires… Ces trois trucs-là, c’est ce qui est tangible. D’un point de vue plus législatif, l’Europe déploie une série de mesures qui vont agir là-dessus, via une série d’obligations en termes de réparabilité pour les constructeurs. C’est surtout sur ces aspects tangibles qu’on travaille avec les étudiants, à partir de deux outils complémentaires qui ont été développés à l’université technique de Delft : le hotspot mapping, c’est-à-dire la cartographie des points critiques, et la disassembly map, la cartographie de désassemblage. Mais il ne faut pas oublier qu’il y a aussi toute une série de choses moins tangibles, qui relèvent des effets insidieux du marketing et de la société de consommation. Les gens sont de moins en moins attachés à leurs objets. Or, pour réparer, il faut vouloir réparer, il faut qu’il y ait un minimum de relation entre l’utilisateur et le produit. Sur ça, il faut rappeler que la réparation, ce n’est pas quelque chose de nouveau. C’est quelque chose qu’on avait l’habitude de faire avant. Et donc, comment est-ce qu’on pourrait revaloriser ça ?

GD : Les visiteurs et visiteuses arrivent souvent dans les Repair Cafés après l’échec de la prise en charge de la réparation de leurs objets par des acteurs marchands. En plus de leur aspect social très important, les Repair Cafés offrent donc souvent une solution de réparation là où il n’y aurait pas d’alternative, en particulier pour les petits électro. Ça met en lumière un frein : le manque de solutions, structures ou services permettant de prolonger la durée de vie de nos objets ! D’autant plus que venir en Repair Café demande un certain investissement personnel, notamment en temps, qui n’est pas négligeable et donc pas accessible à tout le monde. Après, plus concrètement ou techniquement, on est fort confrontés aux freins tangibles évoqués par Simon à l’instant. On observe aussi d’autres freins importants, liés à la qualité parfois médiocre de produits ainsi qu’à l’électronisation de nombreux objets de bases et au fonctionnement supposément simple. En termes de frein, je pense qu’il faut pouvoir parler de maintenance, ce qui est peut-être lié aux freins intangibles : de nombreux objets en Repair Cafés ne sont pas à proprement parler « en panne », mais plutôt mal entretenus, voire mal utilisés. Nous mettons cela en lien avec une certaine déresponsabilisation des utilisateurs et utilisatrices vis-à-vis de l’entretien de leurs objets. Les objets du quotidien sont souvent des « boites noires », on ne sait pas comment ils fonctionnent, même si on en est de plus en plus dépendants. A force de vouloir rendre « l’expérience utilisateur » la plus fluide possible, on empêche les citoyens et citoyennes de s’approprier leurs objets, de les comprendre, et donc d’apprendre à en prendre soin et à les faire durer.

EJ : De notre côté, on est sur du gros électroménager et on constate nous aussi qu’il y a de plus en plus de machines de basse qualité. En plus, certaines marques ont pris l’option de mettre de la colle sur toute la carte électronique pour qu’elle ne soit pas du tout réparable. Ils ont changé une partie des pièces qui étaient en métal et les ont passées en plastique, ce qui fait que la durabilité est moins bonne qu’avant. Il y a aussi la sur-implémentation de l’électronique dans les machines sans vraiment poser la question de l’utilité – pourquoi vouloir commander le lancement d’une machine à laver à distance ? Un autre problème, c’est que souvent les gens ont d’abord essayé de réparer eux-mêmes. Mais ce n’est pas donné à tout le monde, donc on a des machines qui débarquent encore plus abîmées parce que les gens s’y sont essayés avant. C’est sans doute bien de faire par soi-même mais il y a clairement des compétences à avoir pour le faire – et parfois il y a aussi de la dangerosité pour les personnes, avec des risques de coupures ou des mauvais branchements électriques. Enfin, pour nous qui fonctionnons avec des pièces de récupération, dans un contexte où tous les ans certains fabricants changent des petites choses sur chaque machine, ça demande des espaces de stockages énormes. Par contre, en termes d’information, grâce au travail de Ressources, on a accès à des bases de données pour les plans et vues éclatées des machines.

ER : Au sein de Ressources, on essaie effectivement d’aider les membres à lever des freins. En première ligne, il y a la question de l’accès au gisement des machines à reconditionner. Mais on travaille sur d’autres axes aussi, comme par exemple la possibilité pour les travailleurs de l’économie sociale de suivre certaines formations qui sont données par les fabricants pour leurs techniciens. Après, il y a aussi la question de l’outillage : nos structures n’ont pas toutes les machines requises pour lire les cartes électroniques, faire des diagnostics de panne ou des resets. C’est compliqué de disposer de ces outils-là. Mais ça va être de plus en plus compliqué quand les machines avec plus d’électronique vont arriver chez nos membres. Au-delà de ce contexte interne à l’économie sociale et circulaire, on voit aussi que le métier de technicien en électroménager n’attire pas. Les équipes chez les fabricants sont vieillissantes et ils ont du mal à recruter des techniciens en électroménager qui ont aussi les compétences pour aller chez les clients. Dans l’économie sociale d’insertion, on travaille sur les compétences techniques mais aussi sur toutes les compétences transversales de communication, avoir un permis de conduire, pouvoir faire face à un client qui est toujours frustré parce que sa machine est en panne…

MDM : Pour moi, il y a un frein économique important autour de la question de la rentabilité. Certes, notre activité n’est rentable que parce qu’on est subsidiés, parce qu’on doit juste payer les loyers, les charges et les postes transversaux. Et puis, nos travailleurs n’ayant pas de compétences à la base, sans doute qu’on n’est pas en mesure d’avoir la rentabilité. Mais surtout, le fait qu’on ne cherche pas la rentabilité nous permet de réparer beaucoup plus, d’aller beaucoup plus loin dans les recherches pour réparer qu’une entreprise commerciale classique. Mais ça veut aussi dire que, pour nos travailleurs, il y a un changement très important entre faire un apprentissage en économie sociale et circulaire et passer à une économie marchande où l’objectif est la rentabilité… Cette tension, elle se voit aussi chez les clients, où il y a aussi la peur de se faire avoir. « Est-ce que ça vaut la peine de payer une réparation si dans un an je ne pourrai plus faire de mise à jour » ? Mais quand les gens viennent chez nous, ils savent que ce n’est pas notre objectif de faire de l’argent, donc ils vont se fier à notre diagnostic.

Réparation et (dé)politisation

GD : En tant que représentant du réseau des Repair Cafés, on intervient après la panne, donc largement en aval de la chaîne. Le service après-vente d’une grande marque de machines à café a d’ailleurs récemment redirigé l’un de ses clients vers un Repair Café, c’est dingue ! Pourtant, ce n’est pas du tout notre vocation : nous ne sommes ni un service après-vente, ni une solution structurelle. En grossissant le trait, on pourrait dire qu’il y a donc un risque que les Repair Cafés soient parfois utilisés comme prétexte pour ne pas remettre en question nos modes de production, ou pour déresponsabiliser les fabricants. Cela s’illustre bien via nos formations à l’impression 3D pour la réparation. C’est une technique innovante, à la mode, un peu technophile même. Cela permet de faire des réparations pour lesquelles il n’y aurait pas d’alternative, par exemple si la pièce détachée est inexistante. On s’efforce de toujours rappeler que ce n’est pas une solution magique, ni structurelle : l’impression 3D en Fablab ou en Repair Café ne résoudra jamais la problématique générale de l’accès aux pièces de rechanges ! Même si ce n’est pas toujours au cœur de la formation, il ne s’en passe pas une lors de laquelle la problématique de l’obsolescence programmée n’est pas abordée. Et ces enjeux émergent bien souvent des participant·e·s eux·elles mêmes. Le but de nos formations, et en particulier concernant l’impression 3D, est aussi de diffuser et démocratiser certaines compétences réputées très techniques, en les démystifiant et en en pointant les limites.

Mais ce serait réducteur de réduire la démarche des Repair Cafés à leurs aspects techniques et environnementaux. Le Repair Cafés, ce sont des lieux où se crée du lien social, des lieux d’échanges intergénérationnels, des lieux de réappropriation de savoirs et savoir-faire. Contrairement à ce que disait Simon, ici le lien émotionnel à l’objet est important. Parce que quand on répare, et plus encore quand on répare ensemble, on ne remet pas l’objet à neuf, on le transforme et on transforme notre rapport à lui.

EJ : Chaque fois qu’on a des nouveaux apprenants, j’anime des temps d’échange sur le cadre dans lequel on se situe. D’abord pour leur expliquer qu’ils travaillent pour une entreprise de formation par le travail qui s’inscrit dans l’économie sociale et circulaire. L’intérêt est de leur présenter la contribution positive que leur travail apporte à la société. Mais notre public a souvent d’autres préoccupations plus pragmatiques, ils sont plus préoccupés par l’ici et maintenant, par la manière dont ils vont gérer la fin de la semaine que sur l’impact de la surconsommation sur le climat. Aborder la question de la réparabilité par rapport aux enjeux globaux va en intéresser certains mais pas la majorité. Alors on se place dans une démarche d’éducation permanente, en voulant leur donner accès à une compréhension de ces notions de manière tangible, pour qu’ils arrivent à se situer et à situer leurs actions par rapport au fonctionnement de l’économie. Nos apprenants, ce qui les questionne en étant chez nous, c’est la quantité de machines qu’on évacue et qui ne sont pas réparées. Ils se rendent compte de la quantité de déchets et ils sont conscients, par les échanges qu’on a eus, que ce n’est qu’une infime partie. Tout ça, ça doit aussi être travaillé avec l’équipe de formateurs parce que le fait qu’on s’inscrive dans l’économie circulaire ne va pas de soi, même au sein même de l’équipe. Ces enjeux politiques, ils sont là mais ils ne vont pas de soi.

MDM : C’est assez semblable chez nous. Quand les participants arrivent, ces enjeux politiques et écologiques ne sont pas vraiment audibles parce qu’ils sont pris dans des gros problèmes personnels économiques et sociaux. Mais c’est quelque chose qui rentre petit à petit, presque inconsciemment. Et après quelques temps, on met les mots dessus et on parle des kilos de déchets, on commence à parler d’économie circulaire, ils prennent conscience du type d’entreprise dans lequel ils sont et de l’importance des enjeux écologiques.

SF : A Condorcet, on a fait une session d’introduction à la réparation avec Repair Together pour les étudiants en première année. Les liens étaient tellement évidents avec le cursus qu’il a été prévu d’intégrer en deuxième année la question de la réparation comme un cours à part entière. Les étudiants arrivent dans ce cours déjà bien sensibilisés aux problèmes qui découlent de la production et de la consommation. Je dirais que le niveau de base de sensibilisation, il est là dans toutes les écoles de design mais la façon avec laquelle on va aller dans le détail et on va donner des outils concrets pour rendre ça plus réaliste et réalisable pour les étudiants et les étudiantes, c’est différent. C’est en cours d’évolution, clairement, mais il y a plusieurs vitesses – et à Condorcet on peut dire qu’on avance bien sur ces questions. Je pense qu’on a vraiment une mission de les responsabiliser vis-à-vis de leur mission en tant que futurs designers et designeuses de produits, même si ce n’est pas toujours simple pour un designer au sein d’une grande entreprise d’imposer ses choix.

Pour aller plus loin

Hotspot Mapping : Research Group : Circular Product Design (IDE) (TU Delft) Copyright: © 2020 Bas Flipsen, C.A. Bakker, I.C. de Pauw https://repository.tudelft.nl/record/uuid:56ceff9e-54c9-464b-a0e4-58fe7396d471

Disassembly Map : Research Group : Circular Product Design (IDE) (TU Delft) – Copyright: © 2021 F. De Fazio, C.A. Bakker, Bas Flipsen, R. Balkenende https://repository.tudelft.nl/record/uuid:34792ae9-8039-4cf2-959e-b6e0e45bec8a