Interview de Sébastien BRUNET et Xavier HULHOVEN
Propos recueillis par Julien Charles
Des pénuries sont anticipées par de nombreux chercheurs. Pour limiter les dégâts qu’elles occasionneront, elles doivent être préparées. Si les discours politiques dominants évitent massivement de s’en saisir, alors peut-être que les institutions publiques de recherche ont un rôle à jouer pour susciter leur prise en charge. C’est pourquoi nous sommes allés à la rencontre de Sébastien BRUNET et Xavier HULHOVEN.
Sébastien BRUNET est l’administrateur général de l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (IWEPS). Cet organisme produit les statistiques officielles pour la Wallonie, conseille les autorités publiques et alimente le débat démocratique en s’appuyant sur les travaux d’évaluation des politiques publiques et d’anticipation menés par une équipe d’une soixantaine de personnes. Xavier HULHOVEN (XH) est conseiller scientifique à la cellule « Recherche stratégique » d’Innoviris, l’administration qui soutient la recherche et l’innovation en Région bruxelloise. Cette institution finance des projets de recherche portés par différents types d’acteurs bruxellois (académiques, associatifs, publics, entrepreneuriaux…) et visant à relever les défis de la Capitale. Xavier HULHOVEN pilote depuis 2015 le programme Co-Create, qui soutient des projets impliquant directement les personnes concernées.
Au fil de cet échange animé pour le Secouez-vous les idées par Julien CHARLES (JC), ils nous expliquent tous les deux que traiter des pénuries impose de questionner et transformer les manières classiques de produire de la connaissance.
Julien CHARLES : Nos sociétés occidentales anticipent des pénuries de pétrole depuis 40 ans au moins. Depuis peu, nous sommes aussi confrontés à des pénuries que l’on imaginait réservées au Sud Global : électricité, eau, médicaments… Comment ces enjeux sont-ils pris en charge par vos institutions ? Quelle place ces questions prennent-elles dans vos programmes de recherche ? Sur quels objets se concentrent les travaux ?
Xavier Hulhoven : Chez Innoviris, on n’a jamais utilisé le mot « pénurie ». Par contre, dès la deuxième année du programme Co-Create, on l’a dédié à la résilience urbaine. C’est-à-dire la capacité de la ville et de ses acteurs à continuer à vivre après une crise ou une modification profonde de son environnement, quelle que soit la nature de ce choc, y compris une pénurie donc. L’ambition était de traiter la résilience comme un axe stratégique transversal et récurrent, au même titre qu’on finance la recherche et l’innovation pour le développement économique de la Région. L’expression était assez peu utilisée à l’époque mais elle a ensuite connu une diffusion très rapide qui nous a étonné, voire dépassé. On l’a d’ailleurs abandonnée aujourd’hui parce qu’elle est tellement utilisée qu’elle a perdu son sens.
Sébastien Brunet : A l’IWEPS non plus, on n’a jamais vraiment mobilisé les pénuries comme un axe de recherche ou de développement. Historiquement, les statistiques parlaient des stocks, de la quantité de céréales produites sur une année par exemple, du système productif des Etats et surtout de la population, sa structure et ses perspectives de développement. La population était donc traitée comme une masse productive dont on examinait l’évolution. C’est lié à ce que décrit Pierre CHARBONNIER dans Abondance et liberté : on était dans l’illusion de l’abondance des ressources et surtout dans une sorte d’injonction à les exploiter, la pénurie n’était donc pas l’agenda. Aujourd’hui, on a une prise de conscience des limites de cet imaginaire de l’abondance et ça crée des tensions sociales, politiques, environnementales et économiques gigantesques. Certains travaux d’analyse prospective mettent la lumière sur cet enjeu, par exemple autour des questions de sécurité et de souveraineté alimentaire, ou de la flambée des prix de l’énergie et ses conséquences. La confrontation aux pénuries permet de s’interroger collectivement sur la durabilité de notre modèle de société et met en perspective les conditions d’un changement de référentiel. A quoi tenons-nous ? Quels sont nos liens de dépendance et comment les penser dans le temps long ?
JC : Dans ces secteurs de l’alimentation et de l’énergie que tu évoques, il y a clairement des intérêts contradictoires qui se confrontent autour des pénuries. Face à celles et ceux qui en tirent littéralement au profit, il y a d’autres personnes qui sont contraintes de vivre avec ce manque. Comment cette question des inégalités est-t-elle prise en charge dans vos recherches ?
SB : Quand on traite de questions comme la souveraineté alimentaire ou la production énergétique ici et maintenant, on constate des rapports de force quelquefois déséquilibrés, qui entraînent ou aggravent des inégalités. Elles s’expriment tantôt entre différentes catégories d’acteurs (producteurs / consommateurs), tantôt entre différents territoires (ici et ailleurs dans le monde) ou en combinant les deux. Les conflits sont dès lors forts et semblent indépassables. Mais lorsque l’on se place dans une perspective de long terme et que l’on travaille sur les futurs possibles, les rapports de force se présentent sous un autre jour. S’ils nous bloquent aujourd’hui, les penser à long terme permet d’ouvrir les imaginaires et de les dépasser sur ce qui peut nous rassembler. Pour cela, il est nécessaire d’aller plus loin avec les acteurs concernés et ce, dans une démarche de co-construction des « futuribles », les futurs possibles.
XH : Comment se traduisent et s’analysent les inégalités sont des questions spécifiques à chacun des projets que l’on finance, je ne peux donc pas en dire grand-chose ici. De façon transversale, on invitait avant les projets à travailler une problématique de résilience, en créant expérimentalement une crise, un choc ou une modification profonde de l’environnement. Certains projets ont appliqué ce concept sur des problématiques monétaires, d’accès à l’alimentation ou à l’énergie par exemple. Mais nous avons vite constaté que c’était un sujet délicat, tendu et pas facile à aborder, avec une forte dimension émotionnelle. Pour certains, la situation de crise était déjà présente, il y avait déjà une situation d’urgence à gérer. Alors que pour d’autres, il s’agissait plus d’une démarche imaginaire et prospective. Aujourd’hui, dans le programme Co-Create, on demande toujours que la problématique émane des personnes concernées. Il reste une difficulté liée au fait qu’on traite d’une problématique existante, très ancrée et urgente dans leur réalité. Et parfois, quand on est coincé là-dedans, il est alors difficile d’entrer dans une projection, un imaginaire, une démarche de recherche. A l’inverse, on a encore des chercheurs qui sont beaucoup dans l’imaginaire, qui questionnent des enjeux à beaucoup plus long terme et qui ont des difficultés à rencontrer un « concernement » autour de ces questions. Pour que cette rencontre se produise, ça demande beaucoup de travail. Pour faciliter ça, le programme Co-create finance aussi des projets de Co-problématisation. L’objectif est d’inviter les différents acteurs de se mettre autour de la table et de réfléchir ensemble : qu’est-ce qui est en train de nous arriver ? Quel est le système qui en jeu? Quels sont les acteurs concernés, les connaissances mobilisées ? Il ne s’agit pas encore d’identifier les causes du problème mais au moins ses composantes.
JC : Vos réponses nous amènent à réfléchir à comment, pratiquement, on produit des connaissances solides sur le monde dans lequel on vit. Vous évoquez tous les deux que les personnes concernées doivent être placées en position de production ou de détention de connaissances. En plus de cela, est-ce que ces objets ne nécessitent pas aussi de mobiliser à la fois des connaissances issues des sciences de la nature et des sciences sociales ? Les premières sont sans doute nécessaires pour traiter de la disponibilité physique des ressources, les secondes pour traiter de la façon dont ces ressources sont réparties par des institutions.
XH : Pour les projets qui traitent spécifiquement de pénuries potentielles (énergétique, alimentaire, monétaire), le volet technique est souvent prépondérant. Mais comme on demande que les projets soient ancrés dans la réalité de la ville et que les personnes concernées soient engagées dans le projet, cela fait très vite émerger les dimensions sociales de la problématique. Cela a par exemple été très clair dans un projet qui concernait la gestion de l’eau. Il y a la dimension très technique des solutions pour un système de gestion de l’eau beaucoup plus durable, le débranchement des eaux de pluie des égouts par exemple. Mais il y avait aussi une dimension de solidarité au sein du bassin versant, par exemple entre les habitants du haut d’une commune qui peuvent implémenter des solutions techniques à la faveur d’autres catégories socio-économiques plus défavorisées qui vivent dans le bas de la ville et qui risquent beaucoup plus d’être inondées. Ce projet venait aussi interroger toute la question de la gouvernance autour de la gestion de l’eau de ruissellement. Dans son titre et donc son essence, le projet évoquait la sensibilité à l’eau, ce qui montre aussi des approches qui vont au-delà même des disciplines scientifiques. Il y a donc un besoin transdisciplinaire qui s’impose par la plasmatique adressée et l’exigence de la Co-création.
SB : Les collègues qui sont à la manœuvre dans les travaux d’anticipation et de prospective ne sont évidemment pas des experts omniscients. Si on travaille sur les aéroports, l’alimentation et ensuite sur l’eau ou la pauvreté des enfants, on ne peut pas être spécialiste de chacune de ces thématiques. Tout l’art du travail de prospective, c’est d’essayer d’éviter l’effet « tunnel disciplinaire », et donc de convoquer d’autres disciplines pour les faire parler autour du même objet. Il y a vraiment un aspect interdisciplinaire indispensable que l’on provoque systématiquement autour d’ateliers, d’entretiens semi-directifs ou encore de focus groups… Mais nous allons aussi au-delà de l’interdisciplinarité, en allant chercher ce que l’on appelle l’expertise d’usage, c’est-à-dire l’expertise détenue non par des scientifiques mais par d’autres acteurs autour de leurs pratiques. Il y a donc un travail d’analyse expertale qui doit être fait mais il faut aussi pouvoir le confronter et éventuellement le compléter avec d’autres modes de connaissance du monde et cela, en recourant à toute une série d’outils participatifs. Pour ça, il faut aller chercher celles et ceux qui ne sont pas identifiés d’emblée comme ayant une parole scientifique labellisée. Ça fait partie de notre boulot de méthodologues en prospective.
JC : Dans vos projets de recherche comme dans ces rencontres avec les citoyens dont vous parlez tous les deux, vous ne parlez donc pas directement de pénurie. C’est une volonté délibérée d’éviter le terme, parce qu’il emporterait une charge assez négative de privations, contraintes, seuils, limites, voire frontières à ne pas dépasser ?
XH : Aujourd’hui, oui. C’est quasiment pour cela que l’on a aussi arrêté de parler de « résilience » et de « contrainte créative ». Il est devenu très difficile d’en parler et encore plus de pouvoir expérimenter concrètement ces contraintes, ces privations. Le projet Slowheat, après en avoir fait les frais, en a fait une magnifique et très pertinente analyse. L’intention de départ était de concevoir une approche de sobriété énergétique en ramenant le chauffage non pas au niveau des bâtiments mais au niveau des corps. Quand ils ont mis en visibilité leur concept, ils ont eu des commentaires particulièrement virulents sur les réseaux sociaux. Ils ont mis à profit leurs compétences en sciences sociales pour analyser ces réactions. On peut aussi parler d’un projet sur les systèmes d’échanges qui a mis longtemps à pouvoir appliquer la contrainte créative d’une « semaine sans euros » ou encore un projet sur les communautés d’énergie qui n’a pas pu aller jusqu’à l’expérimentation d’un débranchement du réseau. L’effet démotivant et négatif de la privation nous a souvent été reproché. Il y a aussi eu toute la critique sur la réappropriation néolibérale du concept de résilience qui est venue s’ajouter.
SB : Il n’y a pas dans nos démarches une volonté d’éviter la question des pénuries. Si dans nos travaux d’anticipation les pénuries ne sont pas abordées de manière frontale, elles figurent en quelques sorte de manière indirecte. A titre d’exemple, quand on réalise une analyse prospective de la pauvreté des enfants, nous traitons indirectement d’un certain nombre de pénuries potentielles pour certaines catégories de la population, comme celle de l’accès au logement de qualité, la culture, l’alimentation de qualité ou encore la mobilité… Les pénuries sont un angle d’approche très intéressant pour mettre sous tension un questionnement prospectif. En effet, chaque pénurie permet de réfléchir à la manière dont le système étudié est structuré et ses possibilités de développement. L’enjeu, c’est d’amener les acteurs à se projeter sur le temps long et d’échapper à une forme de résignation collective par rapport à ce qui se passe aujourd’hui. La pensée prospective stimule donc les imaginaires et permet de se projeter dans un monde qui n’est pas irrémédiablement figé, tout en encapacitant les acteurs.