L’Education permanente et les sciences sociales contribuent l’une et l’autre à la production d’analyses critiques de la société. S’y prennent-elles de la même manière ? Que font-elles des résultats de ces recherches ? Participent-elles chacune à l’émancipation et à la démocratie, et si oui comment ?
En 2015, le Cesep abordait ces questions dans une étude1. A partir d’une dizaine d’entretiens, nous tentions d’appréhender l’espace de recouvrement entre Education permanente et sciences sociales critiques, leurs solidarités et leurs luttes communes, mais aussi les conditions d’un dialogue fructueux entre elles. Julien Charles a mené cette étude pour le Cesep. Quelques mois plus tard, lors d’un entretien, nous revenons avec lui sur les intuitions et les questionnements qui ont suscité cette réflexion et sur les conclusions auxquelles elle conduit.
Peu de différences et quelques rencontres
Au départ, il y a un a priori qui consiste à penser qu’il y a peu de différences entre les sciences sociales critiques et l’Education permanente. Bien sûr, des écarts existent dans les manières de faire, dans la façon de s’institutionnaliser, de s’organiser ou de se financer. L’étude ne portait pas sur ces dimensions-là mais plutôt sur le travail de fond, commun à ces ensembles d’acteurs.
En tant que travailleur « cesepien », éprouver l’espace de rencontre entre les deux était cohérent puisque que l’organisation pour laquelle je travaille entend explorer les zones de convergences et intensifier, dans le cadre de ses missions, les dynamiques communes. C’est une exploration que le Cesep n’est pas seul à mener : d’autres organisations, qu’elles relèvent du domaine académique ou associatif, se situent également dans cet espace. Plus encore : les personnes rencontrées pour l’étude, qu’elles soient payées par une université, le FNRS ou bien par l’une ou l’autre association reconnue par le décret Education permanente, essaient toutes, à certains moments, de travailler ensemble.
Un horizon commun malgré des points de départs distincts
Au-delà des différences de forme, on retrouve un horizon commun : le travail de recherche est considéré comme un bon moyen de contribuer au débat public. De part et d’autre, la recherche se construit non pas avec la seule intention de faire naître des idées nouvelles mais bien avec la conviction que ces idées, nouvelles ou autrement agencées, sont porteuses de changements pratiques. Maintenant, c’est vrai que les façons d’y parvenir sont parfois un peu éloignées et que toutes les préoccupations ne sont pas identiques. Grosso modo, on peut considérer que les sciences sociales partent de problèmes conceptuels ou cherchent à améliorer des systèmes théoriques en se confrontant à des situations pratiques, en allant sur le terrain. Les recherches en éducation permanente ont quant à elles pour intention de prendre à bras le corps des problèmes pratiques et, pour examiner ceux-ci, elles trouvent dans les sciences sociales critiques des ressources utiles. Plus particulièrement, au CESEP, en formation, on fait face à des personnes confrontées à des publics et à des tensions professionnelles et c’est ça notre matière à traiter, c’est de là que naissent les interrogations soulevées dans les études et les analyses. Mais il n’est pas pour autant question de défendre ici une espèce de division du travail : aux académiques le monde des idées, aux associatifs celui des faits. La démarche idéale consiste non pas dire à l’autre ce qui est mais à dire ensemble ce qui est.
Les sciences sociales, sont-elles toutes critiques ?
Je dirais qu’elles le sont probablement mais toutes ne l’assument pas, parce que leur horizon politique n’est parfois pas très réjouissant et qu’elles préfèrent alors le passer sous silence… Mais ce que je voudrais préciser ici, sans jouer le jeu de la lutte entre écoles de pensée, c’est qu’il ne faut pas réduire les sciences sociales critiques à la sociologie de la domination que Bourdieu a magistralement contribué à consolider. Avec lui, c’était clair : il y a la réalité qu’on perçoit et puis, par dessous, il y a les vrais modes de fonctionnement auxquels seul le sociologue a accès. Là, le geste critique est évident : il consiste à dévoiler une réalité différente de celle qu’on nous montre ou de celle qu’on perçoit. Aujourd’hui, d’autres sciences sociales critiques s’engagent dans des gestes critiques quelque peu différents. Globalement, pour elles, la rupture n’est plus aussi franche car elles fondent leur travail sur les critiques formulées par les acteurs eux-mêmes et ne s’empressent pas de réduire celles-ci à une illusion, à un jeu perdu d’avance. Cela signifie aussi que le chercheur doit prendre en compte sa propre position. Il a ses convictions, il parle depuis un endroit particulier, il a été formé à telle ou telle discipline et il est financé par telle ou telle institution. Autrement dit, son discours est situé autant que celui des personnes qu’il observe, il fait partie du paysage qu’il analyse et il doit le prendre en compte dans son travail. Je dis cela en précisant aussitôt qu’il ne faut pas symétriser toutes les positions. Les acteurs en présence se reconnaissent ou disposent de ressources et de légiti-mités différentes pour produire tel ou tel discours.
Dérives et promesses
Ce dialogue requiert non seulement des académiques disposés à dialoguer avec les acteurs associatifs organisés, mais il nécessite aussi que ces derniers consacrent du temps et du travail à la réflexion sur leurs pratiques. De part et d’autre, cela suppose de veiller à un équilibre entre théorie et pratique, entre connaissance et action. Pour nous, comme le disait une interviewée, le risque de l’ « activisme » existe bel et bien : n’être que dans l’action et ne plus passer par la case réflexion. Les tensions qui apparaissent dans la pratique sont alors négligées pour continuer à agir efficacement, ne pas perdre son temps et se rendre le plus utile possible à ceux que l’on considère comme les bénéficiaires de nos services. Mais en s’engageant dans cette spirale, l’horizon politique de nos actions est subverti par l’adage des jeux olympiques modernes (citius, atlius, fortus) sans plus se demander ce que l’on cherche en allant toujours plus vite, plus haut, plus fort.
L’enquête pour réviser les pratiques
Prendre en considération les troubles et inquiétudes qui naissent dans l’action est l’un des moyens dont nous disposons pour résister à cette frénésie activiste, pour retrouver et repenser le sens de nos actions. Mieux encore, ce trouble, on peut le comparer à d’autres choses, le mettre en regard de situations vécues ailleurs et par d’autres, le confronter à des formulations et des concepts élaborés dans des espaces connexes. A partir de là, le trouble devient un problème qui me dépasse, qui prend progressivement une dimension publique, et donc politique. Ce passage constitue un changement qui se répercute dans nos façons de mener nos actions, la pratique en est révisée. Et, attention, il faut donc bien en passer par cette mise en œuvre pour ne pas tomber dans le travers inverse à l’activisme, celui de la tour d’ivoire, de la réflexion qui tourne sur elle-même. En évitant ces deux ornières, on peut voir se dessiner un cycle vertueux qui permet d’améliorer les activités en cours. Il consiste à suspendre son action, à certains moments, pour retourner à son bureau ou en formation, prendre le temps d’écrire et de réfléchir sur ce qui vient de se passer, entendre ce que d’autres en disent ou lire ce que d’autres en pensent, revenir sur ses propres notes et les relier à d’autres choses…
En conclusion
En fait, il n’y a pas de conclusion possible à ce stade vu que cette étude ne trouve son sens ou son éventuelle qualité non pas de ce qu’elle est mais de ce qui en sera fait. Dans ce sens, le Cesep prolonge le geste en proposant une formation2 à destination de gens qui ne sont pas des chercheurs professionnels. Elle aura pour objectif de sensibiliser à cette démarche d’enquête, la sensibilisation étant à entendre dans le sens d’éprouver les possibiltés et limites de ce geste et des pratiques qui s’en réclament, au service des actions et des acteurs divers.
1. Recherche en Education permanente et en sciences sociales. Quelles analyses critiques de la société ? Réalisée par Julien CHARLES, pour le Cesep en 2015. Consultable en ligne à l’adresse suivante :https://cesep.be/PDF/ETUDES/ENJEUX/educ_permanente_sciences_sociales.pdf
2. La formation « L’enquête au service de l’action » est programmée sur 4 jours en octobre et novembre 2016. Pour info et inscriptions : https://cesep.be/index.php/67-formations/travailleurs-associatifs/formations-programmees/674-l-enquete-au-service-de-l-action