Interview de Laura Centemeri, chargée de recherche en sociologie de l’environnement au CNRS
Propos recueillis par Pierre Démotier
Avant d’explorer la polysémie de la notion de réparation, pouvez-vous présenter vos intérêts de recherche et comment vous en êtes arrivée à vous intéresser à la réparation ?
Je dois avouer que je suis arrivée à la réparation de manière très ingénue, sans forcément mesurer dès le début les implications de poser la question de la réparation. J’ai fait ma thèse de doctorat sur un désastre écologique, le désastre de Seveso lié à la contamination à la dioxine qui a suivi l’accident à l’usine ICMESA située dans la ville voisine de Meda, en Lombardie, dans le nord de l’Italie. À l’époque, j’opérais une reconversion de l’économie vers la sociologie et je voulais m’intéresser à ce cas historique du désastre de Seveso parce que je voulais critiquer la manière dont l’économie posait la question du dommage environnemental comme externalité. Rétrospectivement, je peux dire que mon intérêt était d’abord de l’ordre « théorico-conceptuel ». Je m’appuyais sur des auteurs de l’économie écologique, en particulier Karl William Kapp, qui a posé la question de l’accident non pas sous l’angle de l’externalité mais dans un cadre beaucoup plus complexe où des dégâts écologiques se produisent parce que des populations n’ont pas suffisamment de voix et que leurs droits ne sont pas suffisamment reconnus tandis que certains acteurs peuvent échapper aux régulations.
Donc au début c’était ça l’idée : allons voir ce qu’a été ce désastre environnemental et voyons ce que cela a produit. C’est là que j’ai vu que cela avait produit un énorme bouleversement social à Seveso, énormément de conflits qui avaient marqué à jamais les habitant·e·s ayant traversé cette expérience. Me confronter à ces traces encore présentes trente ans après la catastrophe m’a confirmé qu’on était bien loin de l’idée de pouvoir régler ça par des dédommagements en monétisant le dommage. Ce sont alors des rencontres avec des groupes d’activistes sur le terrain qui ont porté jusqu’à moi la question de la réparation. Ces groupes présentaient leur action en disant « nous pensons que ce territoire cherche encore la réparation de ce qui est arrivé ». Et ce n’est sans doute pas un hasard si ce sont des militants et militantes féministes qui ont cadré le problème en termes de réparation. Ils et elles m’ont expliqué leurs parcours personnels d’habitant·e·s du territoire ayant connu le désastre lorqu’ils et elles étaient jeunes puis ayant quitté ce territoire car déçu·e·s par la « mise en politique » du désastre. Ils et elles sont finalement revenu·e·s dans les années 90 avec l’idée qu’il fallait, sur ce territoire, réparer les relations avant tout. Concernant les relations entre les personnes, le désastre avait créé d’énormes conflictualités et inimitiés. Concernant les relations à la terre, la contamination à la dioxine avait rendu impossible les pratiques d’agriculture ou d’élevages dans des parties spécifiques de la ville et beaucoup de friches étaient devenues des décharges. Leur idée était qu’on pouvait saisir cette opportunité de terres laissées non utilisées suite aux mesures prises dans le cadre du désastre pour créer des espaces de nature et imaginer un ensemble de couloirs écologiques dans la ville.
J’ai été rapidement confrontée au fait qu’il y avait différentes manières de penser la réparation de ce dommage portées par différents groupes. D’un côté, certains comités cherchaient à faire exister un sujet collectif de victimes sanitaires de ce désastre en suivant la voie de dispositifs de réparation reconnus, notamment le droit, le procès, la production de preuves, la justice, etc., une voie qui n’a pas rencontré de succès. De l’autre, des militant·e·s féministes prenaient une vision de la réparation liée aux relations sociales et souhaitaient une réparation autre que la simple monétisation du dommage. Réparer les relations sociales impliquait, par exemple, de s’occuper des centres accueillant des personnes âgées ou des services sociaux traitant les questions liées aux adolescent·e·s et à leurs familles dans le cadre de décisions de justice les concernant. Je croisais des initiatives qui articulaient fortement le travail social avec l’écologie en organisant des espaces qui permettaient certaines activités en extérieur (pétanque, jardinage, etc.) en envisageant la beauté de la nature comme une forme de réparation. J’étais donc confrontée à une réparation qui, au-delà du désastre, pensait de manière plus ample l’idée de recréer les conditions d’une relation entre les générations, entre les personnes et avec les lieux. C’est ce qui m’a, au final, conduite à faire de la réparation un axe très important de mon travail sur ce désastre de Seveso en tirant ce fil-là de manière un peu « sauvage ».
Et aujourd’hui, avec le recul et étant donné la polysémie de la notion, comment est-ce que vous définiriez la réparation ?
Justement, j’évite d’en donner une définition substantielle. Mon travail est beaucoup plus modeste, je m’intéresse aux usages sociaux du cadrage de la réparation, à comment les gens définissent les choses qu’ils jugent être des réparations. C’est par exemple la raison pour laquelle, après avoir étudié un accident industriel, je me suis intéressée à la permaculture. Quand j’ai rencontré des praticiens et praticiennes de permaculture, donc des activistes dans la sphère de l’écologie, ils et elles me parlaient de « réparation », comme les activistes et militant·e·s que j’avais rencontré·e·s à Seveso. Néanmoins, la réparation entendue à la manière des permaculteurs et permacultrices était un peu différente parce qu’ils et elles me parlaient de réparer des systèmes vivants, des écosystèmes, en plus de réparer des relations comme à Seveso. La réparation des écosystèmes passait alors par un certain nombre de pratiques qui permettaient aux sols de retrouver leur force vitale, leur fertilité, etc. J’ai commencé à m’intéresser à la permaculture en 2014 et, au cours de ma recherche, j’ai vu basculer le vocabulaire de la réparation vers celui de la régénération. Il m’a semblé alors dommage de quitter la réparation comme référence du travail écologique car je trouve que, beaucoup plus que la régénération, la notion de réparation laisse la place à l’existence d’un dommage et fait le lien avec un vocabulaire de la justice et de l’injustice, tout en restant dans une approche de la limite et de l’humilité. Je me méfie donc de l’idée de « régénération » qui porte une vision un peu prométhéenne (reforester le désert par exemple) qui me paraît éloignée du type d’éthique que j’ai rencontré dans la permaculture. Cette dernière renvoyait plutôt à l’idée de « prendre soin » (une idée également très présente chez les militant·e·s féministes de Seveso) et j’avais à l’époque souligné que, dans la définition du « care » de Joan Tronto, le « réparer » est une dimension du « prendre soin ».
Dans ce que j’ai lu, vous rapportez la réparation à ce qui suit un désastre. Dans nos usages, il n’y a pas nécessairement un choc violent, comme c’est le cas pour la catastrophe de Seveso, donc la dimension « situation problématique » ne se fait pas sentir avec la même intensité. Est-ce que la notion reste pertinente à vos yeux dans des situations où ce qui n’est pas clair, ce n’est pas seulement comment faut-il réparer mais aussi, en amont sans doute, ce qu’il faut réparer ?
Si à Seveso il était effectivement question d’une confrontation au choc, à la rupture, dans la permaculture la réparation touchait déjà à quelque chose de plus ordinaire, de pas du tout « héroïque ». La question de ce qu’il faut réparer était d’ailleurs au cœur de l’enquête sur la permaculture. J’ai alors vu des gens qui cherchaient le plus possible à multiplier les angles pour voir des enjeux de réparation. Ils se demandaient par exemple ce que des insectes pollinisateurs pourraient voir à réparer, non pas dans une perspective animiste mais dans le but de voir les différentes formes que pouvait prendre le dommage ou la dégradation dans le milieu où ils agissaient en tant que permaculteurs et permacultrices. Pour ce faire, ils et elles invitaient aussi des personnes disposant d’autres expertises et points de vue.
Une fois ce travail effectué, la question est de savoir comment intervenir en tenant ensemble le nombre d’exigences de réparations le plus large possible, sachant que certaines d’entre elles devront être sacrifiées. À un moment, on estime que poursuivre un certain chemin recréera une abondance répondant au plus grand nombre de besoins de réparation et que cette dynamique justifie de sacrifier d’autres chemins de réparation. Dans le cadre de l’expérience de permaculture, la personne qui s’occupait des vignes (et qui n’était pas vigneron professionnel) a par exemple pris la décision de cesser la viticulture pour se tourner vers des cultures plus adaptées au changement climatique comme les lentilles ou l’ail. Dans ce cas, « réparer » a été envisagé dans le sens de partir sur quelque chose de nouveau plutôt que de conserver l’existant. Ce type de choix est évidemment davantage possible lorsque la subsistance des personnes concernées ne dépend pas du maintien de l’activité existante. Il y a, dans le « prendre soin » appliqué au monde agricole, une grande conscience du fait que dans un contexte de fort déséquilibre, faire les bons arbitrages peut prévaloir sur une recherche d’harmonie.
La question de la réparation, quand elle est posée aux habitant·e·s d’un quartier dans le cadre d’ateliers de travail social BRI-Co, nous semble utile pour faciliter la prise de parole de celles et ceux qui ne se sentent pas compétents pour définir ce qui est bon pour leur quartier. Est-ce que c’est ça que vous voulez dire quand vous écrivez que la réparation invite à aller « au-delà des arènes structurées (…) pour prendre en considération l’espace de vie quotidienne et les formes de mobilisation ordinaires » ?
Je trouve très intéressante cette idée de demander aux gens ce qu’il faut réparer, de partir de la réparation au sens de « rétablir des fonctionnalités ». L’intérêt de la notion de réparation est d’offrir un point de départ extrêmement banal pouvant ouvrir sur un travail allant jusqu’à l’évaluation critique de la centralité de la fonctionnalité qu’il s’agit de réparer. C’est dans ce sens que je parle d’aller « au-delà des arènes structurées » car dans ces arènes les négociations sont généralement déjà un peu fermées en fonction des priorités orientant le projet discuté. Partir des besoins de réparation peut donc contribuer à libérer une parole à partir de l’expérience des premiers et premières concerné·e·s pour envisager de nouvelles manières de répondre aux besoins. Cette opération demande toujours qu’on soit capable d’instaurer des relations adéquates avec les personnes impliquées pour parvenir à une réelle co-conception. Cela pose également la question de l’ouverture aux différentes formes de savoirs pour être à l’écoute d’une pluralité de manières de savoir ce qui ne marche pas. Même si cela peut paraître utopique, des expériences comme celle de la désinstitutionnalisation de la psychiatrie en Italie ont montré qu’il est possible de construire des choses vues comme inimaginables, en l’occurrence la participation des patient·e·s en psychiatrie à la co-conception de leurs espaces de soin. C’était, là encore, une pensée du territoire comme espace où l’assistance se déploie sous une forme ancrée dans les lieux de vie et d’expérience pour agir sur ces contextes en vue de conduire à une transformation.
Certains acteurs craignent un risque de dépolitisation de leur travail en parlant de « réparation » et lui préfèrent le terme de « résilience ». D’autres critiques la notion parce qu’elle met l’accent sur les dysfonctionnements plutôt que sur les améliorations. Comment percevez-vous le potentiel de (dé)politisation de la notion de réparation ?
J’aurais envie de dire qu’on n’en sortira jamais du fait que certaines notions vont chercher à apporter certains contenus puis vont être détournées pour dire exactement le contraire. Pour autant, on ne peut pas se contenter de les laisser poursuivre leur destin social de perdition, il faut chercher à les revendiquer. De ce point de vue, « réparation » comme « résilience » peuvent contribuer à une politisation, ça dépend du contexte dans lequel ces mots sont déployés. Il faut donc faire attention à la constellation conceptuelle (comme ensemble de références) dans laquelle on va déployer « réparation » et « résilience » pour fabriquer un univers de sens. Après, il y a des mots « vedettes » et la résilience est, pour moi, un mot qui a bien fonctionné aux yeux des décideurs publics avec des lectures de ce concept qui vont dans la direction qu’ils ont envie de soutenir, en mettant l’emphase sur la capacité à rebondir et à réagir. À titre personnel, cette tendance à toujours vouloir voir une capacité à rebondir me semble manquer de gravité, pas au sens d’un effondrement mais comme poids des décisions que nous sommes appelé·e·s à prendre, avec un sens de responsabilité. « Réparer » peut justement évoquer l’irréparable, dont l’équivalent n’existe pas pour la notion de résilience.
En mars 2024, un projet de loi belge sur les plans d’urgence et la gestion des crises a été déposé faisant mention d’un « coordinateur de la réparation » ayant pour missions d’aider les victimes le plus rapidement possible (logement, eau potable, etc.) mais aussi de faire en sorte que la reconstruction puisse démarrer rapidement en cas d’urgence ou de crise. On a l’impression que la notion de réparation est donc plutôt tournée vers le passé et la reconstruction de l’identique. Comment la réparation peut-elle contribuer à préparer les crises à venir et la construction d’autres futurs, plus durables et plus justes ?
C’est une critique qui pèse sur la réparation, cette idée qu’elle consiste à revenir à un état antérieur et que réparer se résume à restaurer des fonctionnalités. Cependant, dans les approches plus militantes de la réparation que j’ai rencontrées, il y a toujours l’idée que les relations sont mouvantes et qu’on les répare pour les faire évoluer, pas pour les maintenir dans un état de conservation. C’est un autre lien entre le travail social que j’avais vu à Seveso et le travail écologique des permaculteur·ice·s, cette idée de travailler à restaurer une capacité d’autonomie. Dans le service social dédié à la jeunesse à Seveso, donner aux adolescentes séparées de leurs familles la possibilité de se projeter dans l’avenir passait par la réparation des relations familiales. Le service social mettait en place une maison où les adolescentes vivaient entre elles (et non pas dans des familles d’accueil) entourées d’un réseau de personnes adultes qui les accompagnaient sans se substituer à leurs familles d’origine avec lesquelles un travail était par ailleurs mené. J’en ai vraiment trouvé un écho quand les permaculteur·ice·s m’expliquaient comment ils et elles recréaient des fonctionnalités écologiques à certains endroits en modifiant les milieux pour leur permettre de se remettre en mouvement vers des formes d’enrichissement et d’abondance en termes de biodiversité. Il y a donc bien une vision de la réparation dans laquelle, si on restaure des conditions permettant d’aller vers un épanouissement, on n’est pas du tout dans la simple restauration d’un état antérieur, quand bien même l’écologie est une pensée ayant vocation à conserver certaines choses. Par exemple, je me souviens qu’une des militantes féministes de Seveso me disait : « tu sais, ma grand-mère, elle me disait tout le temps, un point de couture donné au bon moment évite de devoir mettre 100 points de couture ». C’était l’idée que, dans la culture un peu traditionnelle, l’attention à la réparation consiste aussi à intervenir pour éviter que des déchirures se produisent.
Dans « réparer » comme dans « préparer », il y a cette idée d’organiser les choses, avec « parer » qui renvoie au fait de mettre la table pour manger. Concernant le préfixe « re », les linguistes distinguent trois lectures : il peut s’agir d’« aller vers », d’« aller à l’opposé » ou d’« avoir un usage intensif ». Pour cette dernière acception, quand on repense à quelque chose, il s’agit bien d’y revenir avec une acuité et une attention aigüe sans le penser de la même manière. La notion de « réparer » peut donc être vue comme consistant à faire la même chose avec une attention accrue, comme dans la permaculture qui propose de « réhabiter » un lieu en y prenant place avec une conscience renforcée de ce que l’habiter implique. Encore une fois, « réparer » c’est recréer un contexte où des possibilités puissent se manifester. Puisqu’il n’existe, à l’évidence, pas de certitude quant au futur, on reste dans une idée de préparation comme cette attention à créer des contextes qui soient riches en possibilités. Et pour cela, il faut peut-être éliminer certains futurs qui risquent de causer une réduction des possibles trop énorme. Comme évoqué plus tôt, même si on prend en compte une pluralité de désirs de réparation, on en choisit certains et on en exclut d’autres. Face au degré d’irréversibilité des transformations opérées suite à ces choix, il est toujours bon d’introduire des modifications sur lesquelles on pourra revenir tout au long du processus continu d’évaluation et de révision. Cela permet d’envisager, de façon peut-être utopique, la réparation comme une étape qui sera évaluée et conduira à prendre d’autres décisions dans un processus démocratique et continu d’apprentissage des effets de nos actions, d’évaluation de ces effets et de révision de la décision prise en intégrant à chaque fois des informations supplémentaires.