Par Jean-Luc Manise
Médor fut le premier magazine à franchir le pas. En 2015, la première coopérative de presse belge francophone voit le jour, inspirée de son modèle néerlandophone Apache. Son objet: dérouler un journalisme d’impact exclusivement consacré à la réalité belge, en totale indépendance économique. Une coopérative pour avoir le temps, les moyens et la liberté d’agir, en impliquant activement le public et les lecteurs/coopérateurs. Le concept fait flores
Deux ans plus tard, Pour écrire la liberté, qui vient de se séparer avec fracas de son père fondateur Jean Claude Garot et Wilfried, le magazine dédié au récit politique, entrent dans le paysage coopératif. L’année passée, c’est au tour du collectif 5C de lancer un appel à l’épargne pour l’édition de Tchak, la revue paysanne et citoyenne dont le premier numéro débarque dans les kiosques un mois avant le confinement. Le petit dernier, la coopérative Notre Avenir, naît de la volonté de défendre une autonomie rédactionnelle foulée au pied par les deux sbires de Nethys, Stéphane Moreau et Pol Heyse. A l’heure du rachat du titre, il s’agit de faire une place, parmi les nouveaux actionnaires, à la nouvelle coopérative représentant les travailleurs. Indépendance donc, encore et toujours
2,5 € la brève
Cette pépinière de scoop trouve son explication et ses racines dans un paysage médiatique de plus en concentré, avec des plumes payées au lance pierre (2,5 € la brève dans la Libre, la DH ou l’Avenir selon certains tarifs 2019 épinglés par l’Association des Journalistes Professionnels dans son enquête « les tarifs de la pige » ) et des aides à la presses pas évidentes à décrocher. En support écrit, la figure la plus connue est la presse quotidienne. Celle qu’on appelait jadis « la grande presse »
voit son modèle économique basculer. Elle doit faire face à un raz de marée numérique qui fait se multiplier de façon exponentielle les plates-formes de contenus. Ses revenus publicitaires sont siphonnés par les plates-formes Google et Facebook. Son lectorat s’éparpille, papillonne et multiplie les expériences numériques de lecture ou, de plus en plus, de survol de l’info. On ne lit plus fixe, on surfe mobile.
Des affaires de famille
Dans cette déferlante, la réaction organique des groupes de presse est de se concentrer pour mieux résister et/ou s’adapter. Le dernier rachat en date vient de Rossel qui a été choisi le 15 juin dernier pour la reprise de Paris-Normandie par le tribunal de commerce de Rouen en préférence à IPM. Le Groupe Rossel, propriétaire du Soir, détient également l’ensemble des titres de Sudpresse (La Meuse, La Province, la Nouvelle Gazette, Nord Eclair et la Capitale). A sa tête il y a la famille Urbain, dont 3 membres, Patrick, Christine et Nathalie, siègent au conseil d’administration à côté du CEO Bernard Marchand (gendre de Patrick). Cela fait maintenant plusieurs années que Rossel mène une politique de rachat et de fusions. Il détient Le Courrier Picard, L’Union de Reims et la moitié des parts de 20 Minutes. Au total, Rossel, ce sont 70 titres dont 14 quotidiens, plus de 3700 employés et un chiffre d’affaires consolidé de 505 millions d’euros et des fonds propres de 250 millions €. Fort logiquement, le groupe est sur les rangs pour l’acquisition de l’Avenir
Que du beau linge
IPM, le prétendant malheureux, détient la Libre Belgique, la Dernière Heure et la Libre Match. Propriété de la famille le Hodey, dont 4 de ses membres (Patrice, également administrateur de RTL Belgium SA, François, Philippe et Marguerite) siègent au conseil d’administration, le groupe est lui aussi candidat au rachat des Editions de l’Avenir. Pour conforter son offre, il s’est associé à 4 investisseurs wallons (dont Pierre Rion, qui siège dans le conseil d’administration d’IPM). Les deux autres candidats sont Fidelium Partners, un fonds d’investissement allemand, et Roularta, éditeur de Trends, Knak et le Vif. Roularta Media Group, c’est le troisième pôle média d’importance chez nous avec une trentaine de titres de presse, une quinzaine de sites web et la plus grande imprimerie du pays. RMG appartient au groupe des familles De Nolf et Claeys. Il réalise un chiffre d’affaires consolidé de 300 millions d’euros et emploie plus de 1300 personnes. On pourrait continuer longtemps dans le détail des participations croisées et des regroupements. Signalons simplement que Roularta participe pour 50% dans Mediafin (éditeurs des titres De Tijd et l’Echo), les 50% étant dans le giron de….Rossel. La presse quotidienne, c’est un monde en soi. Dans les conseils d’administrations de Rossel, d’IMP et de RMG, pas de représentant du personnel, de la rédaction ni des lecteurs, mais des femmes et hommes d’affaires parfois peu au fait de la réalité des classes «populaires», et avec une vision particulière de leurs besoins en infos: sans doute l’un des éléments explicatifs de ce qu’on aime à appeler le désamour qui règne entre la presse et son public.
Ces quotidiens sont soutenus en vertu du décret de 2004 par la communauté française à concurrence de 6,2 millions € indexés (soit en 2017 7,89 millions d’euros dont 2,82 millions pour Rossel, 2,12 millions pour IPM, 1,88 million pour les Editions de l’Avenir et 670.000 pour Mediafin). Ils sont en recherche effrénée d’un nouveau modèle économique, qui doit nécessairement passer par la faveur du public. Côté presse « alternative et/ou associative », deux logiques de financement coexistent. Il faut savoir que les aides à la presse périodique sont normalement interdites, étant considérées comme entravant les règles européennes de la concurrence. C’est qu’elles pourraient de par les sujets qu’elle traite et qui dépasse le champ de l’information locale et régionale des quotidiens, faire de la concurrence aux publications de pays tiers. Il existe pourtant une aide à la presse périodique, dispensée au goutte à goutte et sur base d’une enveloppe fermée de 272.000 €. C’est un arrêté ministériel qui la fixe, et c’est la ministre qui décide. Face aux nombreuses initiatives et volontés de lancer de nouveaux titres et de « réenchanter la presse », les conditions d’obtention de cette aide ont été de plus en plus bétonnées: être constitué en ASBL, stage d’attente de 2 ans, pas d’autres aides de la communauté française, une production annuelle de minimum 800.000 signes, vente d’au moins 3000 exemplaires, présence dans au moins 25 points de vente. En bénéficient l’Appel (tendance catho), Kairos (gauche antiproductiviste), Imagine demain le Monde (mouvance écolo), Revue Nouvelle, Politique (divers gauches, qui a introduit une demande de reconnaissance en éducation permanente et abandonnera donc l’aide en cas de réponse positive de la ministre), Revue Nouvelle (gauche chrétienne, obédience pluraliste) L’autre champ est ainsi celui de l’éducation permanente avec son volet études et publications qui voit une petite centaine d’associations reconnues et soutenues financièrement pour la publication d’articles, d’études et d’analyses, dont certains dans un format magazine papier (Agir par la culture, Alter échos, Axelle, Bruxelles Laïque échos, Contraste, C4, Gresea Echo Point Sud, Secouez vous les idées) et/ou numérique (Causes Toujours, Intermag, SVI,…). Temps long, décodage, déconnexion avec la publicité et avec la course à l’audimat, on retrouve grosso modo les ingrédients de ce qui constitue ce qu’on appelle la presse alternative, avec une visée affichée de la défense d’un secteur: celui des associations et, plus largement, du non marchand.
Pas d’aide à la presse pour les Scoop?
Jusqu’à présent écartée en raison de leur forme juridique (coopérative et non pas ASBL), la situation pourrait évoluer, de par la volonté de la ministre Linard, dit son cabinet, de rendre ces aides à la presse accessibles non pas aux seules asbl mais aussi aux coopératives, conferatur la volonté déclarée du gouvernement la Fédération Wallonie Bruxelles de renforcer le pluralisme et la diversité des médias et de soutenir ses acteurs « dans un contexte de transformation rapide, où ils doivent réinventer leur modèle économique. » Quoi qu’il en soit, l’aspect financier est l’un des critères majeurs présidant au choix d’une structure coopérative. Celle ouvre la porte, pour ses membres fondateurs, à un modèle de financement pérenne pour un journalisme ambitieux et indépendant.
L’équipe de Médor aime à rappeler que leur projet a été dessiné en 2012 sur les contours d’une table de cuisine à Molenbeek. Chloé Andries fait partie des 19 membres fondateurs et des 5 pilotes (c’est ainsi qu’on appelle les rédac chez Médor). « Surtout des journalistes aussi des professionnels du monde de la presse, des graphistes, des développeurs, des professionnels du secteur de la communication. On avait tous la volonté de renouer avec une certaine forme de journalisme. On avait de moins en moins le temps ou l’opportunité de le faire. On avait tous mal entre guillemets à notre métier de journaliste. On voulait renouer avec un journalisme de qualité. Fonctionner en toute indépendance. On voulait pouvoir aller au fond des choses, avoir le temps des sujets et les pousser à fond. On cherchait un modèle pour garantir cette qualité de contenu avec une totale indépendance tout en étant « rentable ».
Apache
« A l’époque, surtout en Belgique francophone, les coopératives, c’était pas du tout quelque chose qui allait de soi quand on pensait à un modèle économique fiable qui garantisse l’indépendance. On avait un modèle en Flandre: Apache, un projet médiatique structuré en coopérative. A nos yeux, c’était la structure qui nous permettait de garantir une totale indépendance. De la transparence aussi, et une logique de partage: la coopérative appartient à ses coopérateurs. Dans le cadre de la crise de confiance qu’ont les lecteurs par rapport à la presse, cela nous semblait intéressant. En 2015, on a sorti notre premier numéro et la coopérative a été lancée en même temps. Ce n’est sans doute pas le modèle unique qui garantisse l’indépendance. Cela dépend de la ligne éditoriale, du public, du secteur dans lequel on se trouve. En Belgique, ce n’est pas le même contexte socio économique qu’en Allemagne ou en France. Je ne pense pas que la coopérative soit une garantie absolue et un modèle unique. En revanche nous à l’époque cela nous a permis de rentrer dans une structure de production et de garantir l’indépendance de notre média. Cela nous lançait dans un modèle où ce sont les coopérateurs et les lecteurs qui font le média. »
Chacun son tour
Chez Médor, l’équipe de rédaction est très réduite. « On a 5 pilotes rédac chef: Olivier Bally, Philippe Engels, Céline Gautier Quentin Noirfalisse et moi, tous indépendants. Le processus de prise de décision et de partage de dossier est collectif avec des postes de responsabilité tournant. Depuis le lancement du site, on fonctionne en trio pour chaque dossier. Avant, on travaillait en binôme. En plus d’une administratrice, directrice et salariée à temps plein (Laurence Jenard dite Fakira), on a deux personnes employées à temps partiel pour tout ce qui est communication et abonnements, plus un nouveau temps partiel pour le volet mobilisation de communautés qu’on veut renforcer. Comment faire un journalisme qui a vraiment un impact? Pas uniquement parler aux gens mais les mettre en action? Ce sont les questions qui nous occupent aujourd’hui? Nous cherchons à devenir un média qui engage et mobilise sa communauté pour renforcer la profondeur et la pertinence de nos investigations, et, de ce fait, leur impact. »
Au delà de ce noyau de base, gravite le réseau des collaboratrices et collaborateurs, et le pool graphiste, qui travaillent comme les pilotes de façon indépendante. Côté ligne éditoriale, notre spécificité est de se centrer uniquement sur la Belgique et l’investigation. On n’est pas dans un fonctionnement politique. Ce n’est pas du journalisme militant. Notre propos est de décoder notre société belge, de faire pression sur elle et d’avoir un impact sur la démocratie. Et pour pouvoir convaincre, nous voulons, dans cette période assez trouble, restaurer la confiance avec les lecteurs. Dans chaque numéro, on a deux grosses enquêtes de fond. Leur choix est réalisé par la rédaction même si on sollicite largement l’avis et les propositions des lecteurs. Un exemple: l’enquête « l’antibiotique de trop » qui a fait pas mal de bruit à l’époque a été initiée sur la proposition de l’un d’entre eux qui pointait les dangers des fluoroquinolones. »
Un contact différent et plus profond avec les lecteurs
Il y a un an, Medor a remporté la bourse Engaged Journalism Accelerator de 200.000 € délivrée par l’European Journalism Center. « Cela nous a permis de rejoindre un laboratoire de plusieurs médias internationaux qui cherchent à développer cette logique de participation, de communauté, de journalisme participatif et engagé. Cela nous a permis d’investir de façon conséquente dans notre projet journalistique. On a quasiment doublé notre proposition éditoriale en créant une plate forme internet. L’idée est vraiment de penser l’outil web comme un moyen supplémentaire à notre palette de journaliste pour récolter de l’information mais aussi pour nouer un contact différent et peut être plus profond avec le lectorat et avec le citoyen. De façon concrète pour vous donner un exemple, sur la thématique éducation, on a lancé toute une enquête sur les inégalités scolaires. Aujourd’hui, comment le système éducatif scolaire tel qu’il existe en Belgique renforce et perpétue les inégalités alors que l’égalité est l’un des objectif de l’éducation. On a lancé notre thématique pile au début du confinement avec un questionnaire en ligne sur notre site. Il s’appele « mon enfant hors du rang ». Le but est de récolter un maximum d’informations afin d’objectiver un phénomène dont tout le monde parle mais sur lequel personne n’arrive à mettre le doigt. On mène aussi mis en ligne un questionnaire sur le (dé)confinement. On a reçu plus de 200 réponses. C’est beaucoup à notre niveau
« Nous venons de lancer en juin une série sur les hôpitaux. La première piste est de documenter le nombre de personnels soignants qui a été touché gravement voire est décédé durant la crise du covid 19. Ce sont des données qui existent mais qui n’ont pas été communiquées. On va mobiliser nos communautés là dessus sachant que ce n’est pas uniquement des one shot. Après on mène un travail de longue haleine d’investigation sur le sujet en question, toute une série d’articles. »
Repenser son modèle économique
Chez Médor, c’est une personne, un voix. « Donc quelqu’un qui prendrait 1000 participations resterait à 1 voix. C’est une garantie d’indépendance, tout comme le plafond maximum de 10% fixé à la publicité dans notre revue. Elle est aujourd’hui à 2% de notre chiffre d’affaires. On n’y dit pas non, mais elle ne sera jamais décisive dans la conduite de notre projet. 81% de nos recettes viennent de la vente de Médor. Sur un tirage de 10.000 exemplaires, 6500 exemplaires sont vendus par trimestre (40% par abonnements et 60% par vente au numéro). c’est un modèle résilient. Durant le confinement, nos abonnements ont augmenté de 20% par rapport à l’année dernière. Cela a permis de compenser en partie les pertes dues à la fermeture des librairies qui nous distribuent. Si on veut que la presse renoue avec la confiance de ses lecteurs et qu’elle puisse le faire de façon complètement indépendante, il faut qu’elle prenne sa place. Et pour prendre sa place, elle doit absolument repenser son modèle économique. Dans ce contexte, la structure coopérative que nous avons choisie est en train de faire ses preuves. »