bandeau décoratif

De la qualification à l’émancipation

Intervention de Julien CHARLES (CESEP) à la journée « La qualification sociale, d’hier à aujourd’hui », FUNOC, Charleroi, août 2023

  1. L’invitation. Au fondement de la FUNOC réside une conviction, partagée par le MOC et la FGTB : il est indispensable de disposer d’une formation de base pour « trouver un emploi » et « participer à la vie sociale en tant que citoyen ». A travers diverses formations destinées aux demandeur.euse.s d’emploi, l’intention de l’organisme est de contribuer à leur « qualification professionnelle », entendue comme réinsertion directement dans le monde professionnel ou indirectement dans une formation qualifiante. Mais ces formations visent aussi à restaurer la confiance en soi, à contribuer à « resocialisation » et la « qualification sociale » des personnes concernées. Quel sens peut-on donner aujourd’hui à ce terme de « qualification » ?
  2. La qualification comme mise en équivalence et en commun. Dans le langage courant, le verbe « qualifier » est souvent synonyme de « nommer ». Mais les choses sont toujours plus complexes que les mots que l’on utilise pour les nommer – il existe par exemple une variété de choses que l’on appelle « une chaise ». Pour communiquer, on n’a pas d’autre choix que de sacrifier quelques singularités de chacune des chaises que l’on peut imaginer et se concentrer sur ce qu’il y a de commun entre ces différentes chaises – sans nécessairement parvenir à en faire une liste définitive de ces critères. Qualifier deux choses du même nom, c’est donc les considérer comme équivalentes, produire du commun voire même une communauté (l’ensemble des personnes qui accepteront de parler d’une chaise pour qualifier un ensemble d’objets, pour reprendre notre exemple).
  3. La qualification comme classement performatif. Pour faire un pas supplémentaire de notre compréhension de la qualification, un détour par le droit s’avère utile. La qualification juridique, c’est l’opération qui permet d’attribuer une catégorie juridique (par exemple l’assassinat ou l’homicide involontaire) à quelque chose (l’implication d’une personne dans la mort d’une autre personne). Et de cette attribution découlent des conséquences considérables (l’emprisonnement ou non de de l’auteur, pour reprendre l’exemple). De ce détour par le droit, on peut retenir que la qualification est une interprétation particulière des faits, une mise en forme de la réalité, un classement des personnes, des choses et des actions dans différentes catégories. Sans cela, le droit ne serait qu’un ensemble de textes sans aucune efficacité, il ne guiderait pas nos comportements, il n’organiserait pas nos sociétés. Si l’opération de qualification comporte donc une part d’incertitude et d’arbitrage, elle n’en est pas moins inefficace : elle produit des effets, elle est performative.
  4. La qualification comme objet de luttes sociales. Au-delà du champ juridique, ce qui intéresse les sociologues face à ces qualifications, c’est d’examiner comment procède-t-on à ces opérations de classement et de qualification fondamentales pour la vie en société. Qui sont les acteurs qui entrent en jeu dans ces processus de qualification ? Quelles sont les ressources dont ils disposent pour faire prévaloir les éléments de la réalité auxquels ils sont attachés ? Quels sont ceux qui sont laissés de côté ? Quels sont les coûts et bénéfices de ces opérations ? Et comment ces différentes acteurs parviennent-ils à se mettre d’accord sur ce qui vaut ? Pour revenir à la question de la production d’une communauté évoquée précédemment, on voit maintenant que le pluriel est de mise : ce sont des communautés, parfois radicalement opposées, qui se constituent, se consolident ou s’affrontent au travers de la qualification.
  5. La qualification comme enjeu professionnel. La notion de qualification a d’ailleurs été particulièrement discutée en sociologie du travail, parce qu’elle a structuré les classifications professionnelles et les grilles salariales, dans des entreprises, des secteurs ou à une échelle encore plus large si l’on pense à la distinction entre ouvrier et employé. De façon très générique, on peut considérer que la qualification professionnelle renvoie à des « processus de mise en équivalence de qualités jugées acquises par les travailleurs et de qualités jugées requises par les travaux »1Marcelle Stroobants, « La qualification ou comment s’en débarrasser », in L’énigme de la compétence en éducation, Raisons éducatives (Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur, 2002), 62, https://doi.org/10.3917/dbu.dolz.2002.01.0061.. C’est sur cette base que l’accès à certaines fonctions est structuré et que les niveaux de rémunération sont historiquement définis.
  6. La qualification comme valorisation collective. De façon plus générale, on peut souligner que la qualification renvoie à la « valeur sociale » des tâches effectuées par les travailleurs concernés2Pierre Naville, Essai sur la qualification du travail (Paris: Librairie Marcel Rivière, 1956).. Ces opérations de valorisation ont depuis la seconde guerre mondiale été construites par des négociations collectives impliquant représentants patronaux, syndicats et acteurs publics. Lorsqu’on analyse les grilles de qualification, on peut identifier la manière dont les emplois sont répartis et hiérarchisés au sein d’une société donnée et à une époque donnée. Et lorsqu’on analyse la façon dont elles sont produites, on peut se faire une idée assez précise de l’état « des rapports de force entre salariés d’une part, et entre salariés et employeurs d’autre part »3Mateo Alaluf, « Peut-on distinguer les classements techniques des classements sociaux de la qualification ? », Formation Emploi 38 (1992): 4..
  7. Bref, la qualification est toujours sociale. Au vu de ce qui vient d’être énoncé, il apparaît donc clairement que les « qualifications professionnelles » sont des « qualifications sociales », au sens où elles ne sont jamais naturelles, jamais définitives, jamais purement techniques. Au contraire, elles sont toujours dynamiques, dépendantes de jugements sociaux et donc de l’état des relations sociales dans une société. On peut s’époumoner en dénonçant le caractère « socialement construit » de toute qualification mais il ne peut en être autrement : il n’existe aucun processus de qualification objectif. Plus encore, nous avons besoin de ces choses qualifiées pour « trouver son chemin dans le monde social »4Luc Boltanski et Laurent Thévenot, « Finding one’s way in social space: a study based on games », Social Science Information 22, no 4‑5 (1983): 631‑80..
  8. De la qualification collective aux compétences individuelles. Depuis les années 1980, les processus par lesquels une valeur sociale est attribuée à une activité professionnelle ont été transformé. Alors que le diplôme et l’ancienneté étaient les repères principaux du classement dans le cadre du rapport salarial fordiste, l’organisation du travail et la rémunération reposent aujourd’hui plus sur l’évolution des compétences individuelles et l’implication personnelle. Mais, attention, cela ne veut pas dire que ces évaluations de compétences sont plus objectives ou plus précises que les grilles de qualifications professionnelles antérieures. Il s’agit encore et toujours d’opération de classement, de construction sociale et de hiérarchisation, dépendantes de l’état des rapports de force dans la société. La différence fondamentale, et hautement problématique parce qu’amplifiant les inégalités, est que l’espace de la négociation collective est contourné pour y préférer un traitement technique individualisé, via des test de compétences souvent standardisés. En l’absence de conventions collectives organisant les opérations de classement, « ces « compétences » deviennent vite des prétextes à l’exclusion des plus fragiles, des plus âgés et des moins diplômés »5Claude Dubar, « La sociologie du travail face à la qualification et à la compétence », Sociologie du travail 38, no 2 (1996): 190..
  9. Quels bilans de compétences aujourd’hui ? J’imagine bien que les bilans de connaissances et d’aptitudes réalisés par les travailleuses et travailleurs de la FUNOC ne relèvent pas entièrement de ce genre de tests, occultes et prétendument scientifiques, vendus par des sociétés de consultance qui ne cherchent qu’à développer un marché sur lequel elles pourront engendrer des profits. Il convient néanmoins de se poser la question : quelles sont les compétences et les qualifications que l’on parvient à qualifier et celles qui restent de l’ordre de l’implicite et sont donc, dans un certain sens, disqualifiées ? Si poser cette question me paraît décisif, ce n’est pas pour le plaisir de la description ou de la compréhension de ce qui se joue aujourd’hui à la FUNOC. C’est parce que cet espace peut être le siège d’une réappropriation des finalités d’émancipation qui sont historiquement au cœur de l’action du secteur de l’insertion socioprofessionnelle.
  10. L’Etat ne semble pas en état de traiter sérieusement les enjeux – il est toujours en retard sur son époque. L’occasion de traiter ces questions à large échelle s’est présentée lors du premier confinement, où il a été nécessaire d’identifier les activités essentielles. Souvenons-nous aussi de l’épisode du kayak… On a bien vite constaté qu’il n’était pas très légitime (ni socialement, ni démocratiquement, ni écologiquement) de laisser au Codeco le soin de réaliser ces arbitrages sur ce qui est essentiel et sur ce qui fait pénurie6Elise Dermine et Antoine Mayence, « Associer les interlocuteurs sociaux à l’identification des entreprises essentielles : un apport technique mais également un enjeu démocratique », Carnet de crise du Centre de droit public de l’ULB, 2020.. La définition de la pénurie est intrinsèquement une problématique de qualification : il s’agit d’attribuer de la valeur à quelque chose qui fait défaut, à considérer que son absence ou son manque est préjudiciable. Mais de quoi parle-t-on, dans nos secteurs, quand il est question de pénurie ? Bien souvent, on se rapport à la liste des métiers et fonction critiques/en pénurie régulièrement mise à jour par le FOREM. Il s’agit à chaque mise à jour d’une occasion manquée d’identifier ce qui nous manque aujourd’hui, ce dont nous avons besoin et dont on ne peut se passer. Les métiers de la construction et des voieries y occupent généralement une place de choix, mais cette valorisation se fait en fermant les yeux sur les effets délétères de la bétonnisation, en Wallonie comme ailleurs. Par honnêteté, je dois indiquer qu’une étude prospective du Forem publiée il y a moins d’un an s’imposait de prendre en charge ces enjeux environnementaux : elle y consacrait 10 lignes sur 97 pages… Pour le Forem, les tendances environnementales ne font pas le poids face aux tendances économiques et technologiques.
  11. L’emploi comme moyen au service de l’émancipation. Le décret qui finance et encadre le secteur énonce clairement trois finalités : favoriser l’insertion directe ou indirecte sur le marché du travail, viser l’émancipation sociale, contribuer au développement personnel. Ces trois dimensions sont à certains égards contradictoires mais passons outre cette aberration pour souligner que l’insertion directe sur le marché du travail n’est en aucun cas la finalité unique du secteur. Il nous faut résister aux obligations de résultat mesurées à l’aune de l’entrée sur le marché du travail. D’autant plus lorsque l’on sait que la formation ne mènera pas automatiquement à l’emploi, et que l’emploi est conçu dans nos secteurs commun un moyen d’intégration sociale, d’exercice de la citoyenneté voire d’émancipation – un moyen mais pas une fin en soi. Il faut dès s’équiper collectivement pour mieux qualifier, évalue et (dé)montrer la capacité de nos formations et accompagnements à produire d’autres effets sur les personnes, des effets qui visent précisément les mêmes finalités d’intégration sociale, de citoyenneté et d’émancipation.
  12. Il faut disqualifier ces procédures périmées de qualification. A partir de là, peut-on sérieusement continuer à orienter les stagiaires vers les métiers réputés en pénurie parce qu’ils maximiseraient les chances de sortie de formation vers l’emploi ? Peut-on honnêtement fermer les yeux sur la contribution de ces activités au réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité ? On ne peut plus considérer qu’un emploi vaut un emploi. Nos stagiaires le savent bien7Julien Charles, Paul Hermant, et Myriam Van der Brempt, Éprouver l’égalité. Pratiques et enjeux démocratiques de l’insertion socioprofessionnelle au CESEP (Nivelles: CESEP, 2018). : ils et elles ne sont pas prêts à signer pour des jobs sous-payés et n’offrant aucune sécurité de revenu, ils ne veulent pas d’un boulot de merde qui n’a aucun sens à leurs yeux, ils ne veulent pas non plus de méthodes de management injustes et inégalitaires. Contrairement à ce qu’essaient de nos faire croire ceux qui ne parviennent à répondre ni aux question de la fin du monde, ni à celles de la fin du mois, les unes et les autres peuvent être tenues ensemble. Chercher un boulot qui a du sens et qui respecte l’environnement, ce n’est pas d’un problème de riches comme l’ont démontré Coutrot et Perez8Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire (Paris: La République des idées / Seuil, 2022), 54..
  13. L’autonomie associative peut devenir un opérateur de requalification sociale. Si ce n’est pas au niveau du Codeco ni du FOREM que ces changements de direction peuvent s’opérer, est-ce l’autonomie associative de l’ISP ne pourrait pas être mise au service d’un tel processus de requalification, qui soit à la fois démocratique, sociale et écologique ? Est-ce qu’en identifiant collectivement ces compétences et les besoins fondamentaux de nos territoires auxquels elles peuvent contribuer à répondre, nous ne renouerions pas avec l’ambition d’émancipation des chômeur.euse.s portée par les acteurs de l’insertion depuis leur début ?
  14. Ce à quoi nous tenons9La formule est utilisée par plusieurs commentateurs francophones du philosophes pragmatistes américains John Dewey.. Au vu des bouleversements auxquels nous sommes confrontés, n’y aurait-il pas lieu de rendre explicites, de qualifier pour reprendre le terme, les compétences nécessaires à affronter ces bouleversements ? Ne doit-on pas aussi, en parallèle, dévaloriser certaines habiletés professionnelles autrefois valorisées et néanmoins toxiques ? L’expérience quotidienne de la débrouille ne qualifie-t-elle pas particulièrement bien la plupart des stagiaires pour faire face à ce que certains appellent l’effondrement ? Est-ce que, mieux encore, certaines de ces compétences ne seraient pas utiles pour limiter la casse et changer de direction ? Un nouveau pan de travail se dessine devant les acteurs du secteur de l’insertion :
  1. Il s’agit d’identifier ce à quoi nous tenons sur nos territoires, ce que nous voulons réparer et ce dont nous estimons devoir nous passer (oui, il faut compter avec ces sacrifices parce que demain nous vies ne seront peut-être pas aussi larges que ce que d’aucunes espèrent). C’est la dimension de classement et de valorisation collective inhérente à tout processus de qualification qu’il faut non seulement assumer mais reconquérir.
  2. Il s’agit aussi d’identifier les qualifications professionnelles utiles à préserver l’habitabilité de notre territoire, pas seulement en termes purement matériels mais aussi démocratiques et sociaux. Il ne s’agit pas principalement de redéfinir l’émancipation à l’aune des enjeux du XXIème siècle mais d’identifier les moyens et ressources dont nous avons besoin pour vivre au XXIe siècle. C’est la dimension performative de la qualification professionnelle qui se joue ici.
  3. Il s’agit enfin de se poser sérieusement la question de savoir comment produire ces qualités professionnelles : par le recours à une énième pré-formation ou formation, ou plutôt par la création directe d’emplois ajustés à la fois aux compétences des personnes et aux besoins des territoires ? C’est le lien entre emploi et formation qui se trouve ici questionné.

  • 1
    Marcelle Stroobants, « La qualification ou comment s’en débarrasser », in L’énigme de la compétence en éducation, Raisons éducatives (Louvain-la-Neuve: De Boeck Supérieur, 2002), 62, https://doi.org/10.3917/dbu.dolz.2002.01.0061.
  • 2
    Pierre Naville, Essai sur la qualification du travail (Paris: Librairie Marcel Rivière, 1956).
  • 3
    Mateo Alaluf, « Peut-on distinguer les classements techniques des classements sociaux de la qualification ? », Formation Emploi 38 (1992): 4.
  • 4
    Luc Boltanski et Laurent Thévenot, « Finding one’s way in social space: a study based on games », Social Science Information 22, no 4‑5 (1983): 631‑80.
  • 5
    Claude Dubar, « La sociologie du travail face à la qualification et à la compétence », Sociologie du travail 38, no 2 (1996): 190.
  • 6
    Elise Dermine et Antoine Mayence, « Associer les interlocuteurs sociaux à l’identification des entreprises essentielles : un apport technique mais également un enjeu démocratique », Carnet de crise du Centre de droit public de l’ULB, 2020.
  • 7
    Julien Charles, Paul Hermant, et Myriam Van der Brempt, Éprouver l’égalité. Pratiques et enjeux démocratiques de l’insertion socioprofessionnelle au CESEP (Nivelles: CESEP, 2018).
  • 8
    Thomas Coutrot et Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire (Paris: La République des idées / Seuil, 2022), 54.
  • 9
    La formule est utilisée par plusieurs commentateurs francophones du philosophes pragmatistes américains John Dewey.