Histoires de cœur
Par Laurence BAUD’HUIN et Caroline COCO
S’approcher. Jusqu’à être (des)proche(s). Réduire la distance et les intermédiaires. S’engager. Se mouiller le maillot. Entrer en relation. Prendre des risques. Être intime sans être intimidé. Toucher. Se toucher du doigt et du dire. Argumenter. Assumer. Les trois portraits qui suivent parlent de courage et d’honnêteté, de persistance, de générosité. Rencontres, à cœur ouvert…
Norma Prendergast, en approche pour un monde plus tendre
Norma Prendergast est une immigrée d’Irlande. Il y a bientôt trente ans, Norma a choisi Bruxelles, et Bruxelles a accueilli Norma. Depuis, grâce à la vidéo, à la photo et à la captation audio, l’une et l’autre se parlent de poésie et de diversité. Le moteur de Norma, successivement diplômée en photographie, en vidéo et en sound design, c’est la curiosité. Cette envie de savoir et de connaître l’attire sans cesse vers les gens – ces autres avec qui elle partage l’espace urbain. Aux antipodes de l’individualisme, Norma va vers ses voisins. Elle veut les voir. Et montrer leurs vies comme leurs rues, ce qui fait qu’ils sont eux, qu’ils agissent, créent du lien et se mobilisent. Montrer, aussi, que ce sont eux qui font la ville, montrer ce qu’habiter veut dire. Elle se rapproche. Tellement près qu’elle et eux entrent en relation. Elle les visite comme on visite sa famille, le dimanche. Ils participent à ses projets et l’invitent dans les leurs. Alors Norma les fait poser, face à l’objectif : ils ont le courage et la patience qu’il faut pour supporter ce moment de fragilité et d’instabilité, comme ils ont le courage et la patience d’entretenir leurs potagers, d’améliorer leurs vies et leurs quartiers, de raconter leurs rêves. Cette façon de faire est un leitmotiv. En 2014, Norma Prendergast coréalise avec la preneuse de son Pascale Stevens le documentaire Les deux rives1, dont l’intention est de mettre en dialogue les habitants des rives gauche et droite du canal de Willebroek. Quelques temps plus tard, à la suite de sa résidence artistique à l’asbl Zinnema, le contrat de quartier Biestebroeck accepte de soutenir Walking with the Postman2, une enquête poétique photographique, audio et vidéo, qu’elle mène sur les traces de Bernard, facteur anderlechtois, à la rencontre des habitants de la commune… Walking with the postman #1 et #2 deviendront 2 expos solos montrées à l’asbl Zinnema et à De Koer en avril et décembre 2018. A chacun des vernissages, ces gens du coin, voisins mis à l’honneur sont présents, nombreux. C’est une célébration, celle de leur reconnaissance. En 2018 Norma est sélectionnée pour l’aventure Homelands, places of belonging. Initié par la fondation Yehudi Menuhin, ce projet de co-création photographique avec l’artiste syrien Ahmad Al Saadi sera montré en avril 2019 à Zinnema, en mai au Pianofabriek. Rencontre entre artistes, entre immigrés aux parcours si différents, cette aventure humaine questionne la notion d’ « être chez soi », l’espace de vie « quartier » et la relation avec ceux qui y vivent. Aujourd’hui, Norma poursuit littéralement les rêves des Anderlechtois. Rêves de nuit, rêve d’avenirs, cauchemars aussi. Pour le service culturel néerlandophone de la commune, elle développe en ce moment le projet poétique #Antenna/Ecoute tes rêves/Luistert naar je dromen, dans lequel elle travaille en photo et en audio sur les rêves dans les différentes cultures. Norma Prendergast montre et fait entendre la beauté de ce qui fait le lien social, cette force poétique qui réside dans les gestes gratuits, dans les regards, dans les espaces habités. Au fil des rues, elle témoigne de la force comme de la fragilité qui fait l’humanité. Une artiste tout en tendresse et en générosité, à suivre absolument !
Le Clignoteur, de l’humanité dans une coquille de noix
Blotti au fond de la cour d’un ancien relais de poste du 17ème siècle, dans le centre de Bruxelles, Le Clignoteur est, depuis novembre 2014, un lieu dédié à la création contemporaine3. Ouvert dans sa propre maison par la photographe et historienne de l’art Delphine Navez, cet espace atypique qu’elle aime appeler son aire de jeu s’allume et s’éteint alternativement à intervalles courts et réguliers. En clair, quatre fois par an, soit une fois par saison, Le Clignoteur s’ouvre et accueille pour trois à quatre weekends d’affilée le travail de plasticien.ne.s, parfois en collectif, autour desquels viennent se greffer différents événements choisis avec soin, à la fois par Delphine et par ses invités. C’est là que réside toute la fraîcheur, toute la cohérence de ce lieu d’exception : rien de gratuit, jamais de remplissage, peu de flonflons. A l’inverse, une rencontre, une vie en commun dans un espace-temps chirurgical, ciselé et précis comme une dentelle de Bruxelles. Et au cœur de ce temps, précieux car fugace, des décisions alimentées par ce qui ressemble tellement plus à de l’amour qu’à du travail.
Quand elle évoque son lieu, Delphine utilise le terme « confidentiel ». D’abord, parce que le Clignoteur est suffisamment petit – vingt à trente mètres carrés peut-être – pour que le visiteur puisse, d’un seul regard, embrasser ce qui s’y trouve et créer des connections entre les œuvres. Ensuite car l’intimité des lieux est l’écrin de ces rencontres qui donnent naissance à de nouvelles programmations. Les créateurs du Clignoteur drainent avec eux leurs univers. Ils s’y croisent et leurs confrontations démultiplient les possibles. Les futurs du Clignoteur naissent presque toujours au Clignoteur. Tout considérer comme possible, mais tout concevoir en miniature pour survivre ; atteindre une qualité d’accueil irréprochable pour les créateurs et pour le public en visant l’essentiel ; faire moins, mais faire mieux, et surtout s’entourer d’amis compétents, autonomes, incroyablement motivés, c’est la réponse que Delphine a trouvé face à la difficulté de faire exister de façon pérenne un espace de culture à Bruxelles. Car elle n’en est pas à son premier essai : en 2000, Delphine Navez ouvre l’asbl KAN’H, un lieu dédié à la confrontation des publics et des disciplines artistiques. Entendez un bar, un restaurant, une salle de spectacle et de concerts, une programmation quotidienne d’ateliers pour enfants et adultes, de sessions de Dj’s, de conférences, d’expositions… Et surtout un vivier ! Pendant cinq ans vont s’y connaitre et s’y reconnaitre des centaines d’artistes toutes disciplines confondues, de Belgique et d’ailleurs. Une aventure humaine d’une telle intensité qu’aujourd’hui encore, près de vingt ans plus tard, bien des faiseurs de belles choses passés par là reviennent au Clignoteur, version miniature de KAN’H dont l’odeur n’a pas changé. Mais que s’est-il passé ? Pourquoi l’arche a-t-elle coulé ? Pour Delphine, la réponse est simple : pour armer un tel vaisseau, et salarier son équipage, il fallait de l’argent. Pour l’obtenir, la subvention d’Etat semblait logique, n’était-on pas un organisme socio-culturel ? Mais hélas, l’Etat n’aide que ce qu’il peut comprendre, contrôler peut-être. Et surtout, s’il peut s’en passer… il s’en passe ! Ainsi, un lieu qui mélange, qui superpose et qui fusionne s’avère bien vite insubsidiable. Quémandez aux Arts de la scène, ils vous répondront que vous faites de la musique, demandez à la Musique, on vous renverra aux Arts plastiques… Vous voulez de l’argent ? Entrez donc dans les cases ! Et fi de la liberté, du choix, de l’inventivité. Qu’ils reposent en paix. Entre KAN’H et le Clignoteur, près de dix ans se sont écoulés. Dix ans de réflexion. Les grandes décisions prennent parfois du temps. Aujourd’hui, Delphine, Poucette géante au cœur immense, fait naviguer sa coquille de noix où bon lui semble. Et dans ce monde lilliputien, entourée de ceux qu’elle aime, enfin, sa liberté est infinie.
Pierre-Yves Racine, au cœur du peuple des Prairies
C’est une histoire de jardins ouvriers situés en zone inondable. L’histoire des Prairies du canal Saint-Martin, un quartier de Rennes à deux pas du centre-ville que l’Histoire et la Géographie ont, près de cent ans durant, laissés en jachère4. Une eau qui façonne un lieu. C’est surtout l’histoire de Marcel, Amélie, Malika, Patrick, Fabie, et des autres, les habitants – une communauté qui, jusqu’il y a peu, résistait toujours à la pression immobilière. Jardins fleuris et potagers, lieux de promenade, habitats sédentaires ou nomades, les espaces essentiellement aménagés par ces gens ont aujourd’hui disparu. C’est là, pour être au lieu, que Pierre-Yves Racine5, photographe autodidacte, pose son objectif entre 2012 et 2017, avant que ce quartier ne devienne un parc urbain planifié et normé. Il arpente, découvre, respire. Il utilise son appareil comme un moteur de rencontres. Pour lui, l’image est un point de départ plus qu’un achèvement. Ses portraits invitent à rencontrer et à comprendre. Au fil de ses allers-retours, Pierre-Yves va bénéficier de l’hospitalité et de la générosité de ce lieu, de ces gens. Et en témoigner. Ce qui pourrait être perçu comme de la précarité ne l’est pas pour ceux qui vivent là : ils sont fiers d’avoir construit un endroit de liberté et d’accueil, conscients aussi du caractère exceptionnel de la situation. Certains vivent aux Prairies depuis des décennies, d’autres arrivent et repartent : gens du voyage, migrants, SDF. La cohabitation n’est pas toujours aisée « mais une certaine régulation s’opère et d’aucuns s’improvisent médiateurs. Ça prenait du temps de discuter avec les anciens. Mais il y avait toujours eu ça dans les jardins : discuter, échanger, ça voulait dire des points de vue divergents mais on prenait le temps de se parler » nous dit Pierre-Yves. Au fil des mois qui passent, Pierre-Yves Racine découvre que les habitants eux-mêmes sont possesseurs des premières traces des lieux : photographies de scènes de vie quotidienne, portraits posés, construction des habitats… Petit à petit, le photographe va collecter un véritable fonds documentaire : le quartier et sa vie étant voués à disparaitre, il offrira au lieu une mémoire, l’inscrira dans l’Histoire. Associant ses propres images aux archives des habitants, Pierre-Yves va monter différentes expositions. Au-delà du témoignage, un acte politique qui dénonce les aménagements immobiliers qui ceinturent le lieu, et ce projet d’un parc réduisant à néant les aventures humaines qui ont donné une âme aux Prairies. Avec humour et poésie, le travail de Pierre-Yves Racine va s’étendre : installations, créations sonores et vidéo vont bientôt dire l’hier, la fin, l’absurde. Ainsi Le chant des sirènes, bande son dans laquelle un logiciel de synthèse vocale chante en boucle le texte des brochures immobilières dont les constructions bordent aujourd’hui le parc des Prairies Saint-Martin. Pierre-Yves Racine est toujours à la recherche d’un endroit qui pourrait accueillir le fonds d’archives. Il rêve que l’ensemble de ces récits photographiques trouve place chez ceux à qui ils appartiennent, et que l’associatif local soit le relais pour y amener le public. Qu’au-delà du souvenir perdurent le partage et la rencontre.
1. https://vimeo.com/146618146 Password : Norma’s videos
2. https://vimeo.com/267115069 Password : Norma’s videos
4. http://pyracine.fr/fr/texte_prairies/
5. Pour découvrir l’ensemble de son travail www.pyracine.fr