Par Sonja Leyvraz
Téléphone irréparable, imprimante prête-à-jeter : l’obsolescence programmée et les pratiques trompeuses des fabricants sont sous le feu des critiques depuis quelques années. Mais le droit à la réparation, comme le revendiquent de nombreux acteurs, va au-delà des tactiques les plus flagrantes. Qu’est-ce que le droit à la réparation, et pourquoi est-il si important de repenser notre relation à nos appareils tout en exigeant des solutions durables ?
Produits à vie courte, conséquences à long terme
La plupart de nos appareils n’ont qu’une courte durée de vie. Ceci est dû à une multitude de facteurs, parmi lesquels les modes de consommation mais aussi l’augmentation des pratiques des entreprises qui réduisent la durabilité des produits et empêchent les réparations, de sorte que la part des produits qui sont remplacés en raison de défauts techniques est en augmentation. Au-delà de la perte financière du côté des consommateur·trice·s, c’est l’environnement qui en paie le prix fort.
En Europe, les appareils électriques et électroniques constituent l’un des flux de déchets dont la croissance est la plus rapide. Environ 4,9 millions de tonnes de déchets électroniques ont été collectées en 2021, soit une augmentation de 63 % par rapport aux 3 millions de tonnes collectées en 2012. Ce chiffre augmentera considérablement dans les années à venir, sachant que 13,5 millions de tonnes de produits électroniques ont été vendues en 2021. Les étapes de l’extraction et de la transformation des ressources nécessaires pour la production d’appareils électroniques sont extrêmement gourmandes en matériaux et en énergie et génèrent d’importantes émissions de gaz à effet de serre. De plus, l’impact environnemental ne se limite pas à la production car les déchets électroniques contiennent des toxines qui nuisent à la santé des êtres humains et des écosystèmes. De vastes quantités de déchets électroniques continuent d’être expédiées illégalement vers des pays qui ne disposent pas d’infrastructures adéquates ou de mesures de protection pour les populations locales ou les travailleur·se·s. L’exportation de déchets électroniques vers des pays tiers a beau être interdite par la législation européenne depuis 2006 et par le droit international depuis 2019, on estime qu’environ 352 474 tonnes de déchets électroniques européens sont expédiées vers ces régions chaque année.
Réduire la production de nouveaux produits est de loin la méthode la plus efficace pour atténuer ces impacts, d’où l’importance d’allonger la durée de vie de nos appareils. Pour souligner la différence cruciale que peut faire une durée de vie même légèrement plus longue, prenons l’exemple des smartphones. Le cycle de vie complet des 600 millions de smartphones européens est responsable de 14 millions de tonnes d’émissions de CO2eq chaque année, dont 72 % au cours de la fabrication, de la distribution et de la mise au rebut. La durée de vie moyenne actuelle d’un téléphone en Europe est de trois ans. En prolongeant cette durée moyenne d’un an seulement, on économiserait 2,1 millions de tonnes par an d’ici à 2030, ce qui équivaut à retirer plus d’un million de voitures de la circulation – et il ne s’agit là que d’un seul type de produit.
Pourtant, nous constatons encore des pratiques qui limitent la durée de vie des produits – qu’elles soient planifiées, comme le suggère le concept d’«obsolescence programmée », ou non. Il s’agit notamment des pratiques anti-réparation, de la durabilité limitée des composants ou de l’arrêt du support logiciel pour certains produits. Pourtant, les enquêtes montrent que les consommateur·trice·s souhaitent souvent que leurs produits soient utilisés plus longtemps : en 2017, 77 % des consommateur·trice·s européen·ne·s ont indiqué une préférence pour la réparation de leurs appareils plutôt que l’achat de nouveaux produits mais les obstacles à la réparation mis en place par les fabricants rendent souvent les réparations inutilement coûteuses. En clair, nous devons continuer à utiliser nos appareils électroniques plus longtemps, et la législation devrait pousser les producteurs à faciliter cette démarche.
L’Union européenne avance à petits pas
Ces changements législatifs sont réclamés par de nombreuses organisations environnementales et sociales, ainsi que par des entreprises et associations de réparation et de reconditionnement dans le cadre du mouvement pour le droit à la réparation. Leur mobilisation a permis des avancées législatives significatives au niveau européen.
La mise en place d’un droit à la réparation doit aborder plusieurs aspects, comme la conception du produit, la disponibilité et le coût des pièces détachées, l’information sur les réparations, et les pratiques qui entravent les réparations. D’abord, il faut assurer qu’un produit soit fabriqué de manière réparable. A cette fin, l’Union européenne a commencé à fixer des exigences minimales applicables à la conception des produits vendus en Europe dans le cadre de la Directive [1] et du Règlement d’éco-conception [2] . Ces exigences spécifient pour chaque catégorie de produits les pièces qui doivent être démontables et dans quelle mesure des pièces détachées et des manuels de réparation doivent être disponibles. Les améliorations ainsi obtenues sont essentielles, mais très lentes : actuellement encore, seules six catégories de produits sont couvertes par de telles exigences d’éco-conception en matière de réparabilité.
Ensuite, une problématique qui reste en grande partie sans réponse est celle du prix des pièces détachées. L’écoconception précise quelles pièces détachées doivent être vendues, mais non les critères applicables au coût de ces pièces. Sachant que le coût de la réparation est l’obstacle le plus fréquent à sa mise en œuvre, et que les prix des pièces détachées sont parfois scandaleusement élevés, il s’agit d’un problème non négligeable. La nouvelle directive sur le droit à la réparation, adoptée en 2024, prévoit que les pièces détachées doivent être vendues à un « prix raisonnable », mais ne précise pas davantage ce que signifie « raisonnable ».
Cette Directive sur le droit à la réparation s’attaque également à d’autres obstacles à la réparation, notamment en interdisant toute clause contractuelle et toute technique matérielle ou logicielle qui entraverait la réparation. Il s’agit de pratiques telles que la sérialisation, qui consiste à lier un produit à ses composantes via ses numéros de série, ce qui permet aux fabricants de contrôler quelles pièces peuvent être utilisées dans l’appareil et d’empêcher l’usage d’une pièce détachée d’un autre fabricant ou d’une pièce d’occasion, ainsi que d’imposer que la réparation ne puisse être effectuée que par des réparateur·trice·s autorisé·e·s par le fabricant (et donc exclure les réparateurs et réparatrices indépendant·e·s). Ces pratiques dites « anti-réparation » contribuent à un monopole factuel sur la réparation par le fabricant en rendant les réparations plus chronophages pour des réparateur·trice·s indépendant·e·s et en contrôlant l’accès aux pièces détachées. En interdisant ces pratiques, l’Union européenne vise à promouvoir une concurrence loyale et à faire ainsi baisser le coût de la réparation. Toutefois, il reste à voir si cette interdiction sera efficace, puisque la directive comporte encore des lacunes juridiques : une exemption de l’interdiction de telles pratiques existe notamment lorsqu’elles sont « justifiées par des facteurs légitimes et objectifs ».
Enfin, afin d’informer les consommateur·trice·s et de les encourager à faire des choix d’achats plus durables, des indices de réparabilité ont été introduits, comme celui établi en France en 2021 (en Belgique, il est prévu pour 2026). Ces indices sont composés de plusieurs facteurs, comme la conception du produit, la disponibilité de pièces détachées et des manuels de réparation. L’Union européenne a entamé la création d’indices de réparabilité pour quelques produits dans le cadre de l’éco-conception. Malheureusement, comparé à l’indice français, l’indice européen a un défaut majeur : le prix des pièces détachées n’y est pas pris en compte. Par conséquent, il est possible d’obtenir un très bon score pour un produit même si des pièces détachées essentielles coûtent le double du prix du produit original.
Vers une économie circulaire en Europe ?
Il est évident que, malgré ces avancées législatives importantes, nous sommes encore loin d’atteindre un droit à la réparation universel, c’est-à-dire l’accès à des réparations abordables pour toutes et tous . Il est notamment crucial de couvrir plus de catégories de produits par les exigences d’écoconception afin que chaque produit soit conçu de manière à ce que les pièces essentielles puissent être remplacées. Ensuite, dans la mesure où le prix des pièces détachées est un facteur décisif, il devrait être mieux réglé, par exemple avec une obligation pour les fabricants de déclarer le prix maximum exigible pour les pièces détachées d’un produit qu’ils mettent sur le marché (avec certaines marges pour tenir compte de l’inflation, etc.). Enfin, une interdiction des pratiques qui entravent la réparation doit être imposée de manière rigoureuse, sans lacunes.
Par ailleurs, la lutte pour le droit à la réparation ne concerne pas seulement les appareils électroniques : plus présentes dans le débat public aux Etats-Unis qu’en Europe, mais tout aussi problématiques, sont les pratiques anti-réparation de certains fabricants de tracteurs par exemple. Ensuite, avec les évolutions technologiques, nous constatons également une tendance à l’obsolescence accélérée dans le domaine des véhicules automobiles. Si la réparation des voitures est aujourd’hui une évidence, on constate un changement lié à la fois aux nouvelles méthodes de fabrication et à l’utilisation croissante des logiciels qui rendent la réparation plus difficile, voire impossible. Les obstacles seront similaires à ceux que l’on peut aujourd’hui observer dans le domaine des appareils électroniques : conception non démontable, pièces détachées ou mises à jour de logiciels indisponibles, et pratiques comme la sérialisation qui empêchent la réparation. Dans la proposition de règlement sur les exigences en matière de circularité applicables à la conception des véhicules de la Commission européenne de l’année précédente, ces problématiques ne sont malheureusement pas suffisamment prises en compte – mais des organisations environnementales continuent de se battre pour y remédier.
Finalement, le droit à la réparation n’est pas juste une cause environnementale, mais aussi une question de droit de consommateur·trice·s ainsi qu’une opportunité pour l’économie européenne. Prenons l’exemple d’une voiture électrique, dont la batterie représente environ un tiers du coût : s’il n’est pas possible de réparer la batterie, son remplacement par une nouvelle reviendrait à un coût considérable. En cette période d’incertitude géopolitique, il est également essentiel de réduire notre consommation de terres rares, utilisées dans les batteries et appareils électroniques, afin d’accroître notre résilience. En outre, l’économie circulaire a le potentiel de créer de nombreux emplois locaux, en particulier dans le domaine de la réparation et du reconditionnement. Par rapport à la gestion de déchets dans une économie linéaire, la réparation multiplie par 200 le potentiel de création d’emplois. La réparation et le reconditionnement sont aussi préférables au recyclage, non seulement en matière d’impact environnemental, mais également en ce qui concerne leur potentiel socio-économique : ils requièrent plus de main-d’œuvre et moins d’investissement de capital. En d’autres termes, en promouvant la réparation, nos gouvernements peuvent créer plus d’emplois, à moindre coût, et réduire réellement notre empreinte écologique. Il est donc essentiel que l’accent politique ne se limite pas au recyclage, mais qu’on continue à mettre en place des mesures qui renforcent notre droit à la réparation.
La coalition Right to Repair Europe se bat pour supprimer les obstacles à la réparation, afin que les produits puissent durer plus longtemps. Représentant plus de 100 organisations de 21 pays européens, elle rassemble des ONG environnementales et des acteurs de la réparation tels que des groupes de réparation communautaires, des acteurs de l’économie sociale, des distributeurs de pièces détachées, des autoréparateur.rices, des entreprises de réparation et de reconditionnement, ainsi que des citoyen.nes qui défendent leur droit à la réparation.
Pour aller plus loin
- Mauro Anastasio, Stéphane Arditi, Jean-Pierre Schweitzer et Francisco Zuloaga, « Coolproducts don’t cost the earth » (European Environmental Bureau, septembre 2019) https://eeb.org/wp-content/uploads/2019/09/Coolproducts-report.pdf
- Basel Action Network, « Holes in the Circular Economy – WEEE Leakage from Europe » (15 mars 2019) https://wiki.ban.org/images/f/f4/Holes_in_the_Circular_Economy-_WEEE_Leakage_from_Europe.pdf
- Sofia Benqassem, Frederic Bordage, Lorraine de Montenay, Julie Delmas-Orgelet, Firmin Domon, Etienne Lees Perasso, Damien Prunel et Caroline Vateau, « Digital Technologies in Europe : an environmental life cycle approach » (The Greens/EFA in the European Parliament, 7 décembre 2021) https://extranet.greens-efa-service.eu/public/media/file/1/7388
- European Parliament, « Making durable, reparable goods for consumers and tackling planned obsolescence » (30 mai 2017) https://www.europarl.europa.eu/news/en/press-room/20170530IPR76313/making-durable-reparable-goods-for-consumers-and-tackling-planned-obsolescence
- eurostat, « Waste statistics – electrical and electronic equipment » (octobre 2024) https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Waste_statistics_-_electrical_and_electronic_equipment
- Halte à l’Obsolescence Programmée, « Apple et les nouveaux visages de l’obsolescence programmée » (27 novembre 2023) https://www.halteobsolescence.org/apple-et-les-nouveaux-visages-de-lobsolescence-programmee/
- Halte à l’Obsolescence Programmée, « Rapport d’enquête – L’obsolescence accélérée des voitures thermiques et électriques » (avril 2024) https://www.halteobsolescence.org/publication/lobsolescence-acceleree-des-voitures-thermiques-et-electriques/