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Enquêtes expérimentales

Réponses pratiques à des enjeux méthodologiques, politiques et stratégiques

L’expérimentalisme démocratique en pratiques

Lorsque l’on s’engage dans un travail de recherche en tant qu’association d’Education Permanente, c’est souvent avec le souhait que l’enquête puisse contribuer à l’émancipation, à l’autonomie individuelle et collective. Mais ceci n’est pas propre à l’Education Permanente car, comme l’a montré Habermas1Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, ed. or. 1968 (Paris : Gallimard, 1979), 68., la recherche n’a jamais pour unique but d’améliorer la théorie et toute connaissance est orientée vers des intérêts. Si Habermas identifie lui aussi l’intérêt d’émancipation, à côté de ceux de contrôle et de compréhension, il n’explicite cependant pas comment s’y prendre pour produire de la connaissance au service de l’autonomie collective.

Pour trouver des pistes de réponse à cette question, les travaux de John Dewey2John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, ed. or. 1938 (Paris : Presses Universitaires de France, 1993); John Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action, ed. or. 1929 (Paris : Gallimard, 2014). s’avèrent plus utiles. Selon celui-ci, toute connaissance est fondée sur une démarche d’enquête : un changement dans l’environnement provoque des problèmes qui peuvent être résolus par l’analyse, elle-même validée par l’expérimentation. D’après lui, cette démarche n’est pas seulement cognitive, elle est aussi politique : un tel processus d’enquête collective permet aux individus identifier leurs « problèmes » et intérêts communs, et ainsi se constituer en « public », capable d’agir collectivement sur le monde3John Dewey, Le public et ses problèmes, ed. or. 1927 (Pau : Farrago, 2003)..

La logique de l'enquête selon John Dewey (1938)

Dans le prolongement de cette perspective « expérimentale » héritée de Dewey, nous proposons d’identifier trois enjeux de l’enquête. Il est d’abord méthodologique, au sens où elle permet d’accéder aux « intuitions critiques »4Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services (Paris : Les Presses de Science Po, 2007). des acteurs, sur lesquelles prendre appui pour produire de la connaissance sur les situations vécues et formuler des critiques. L’enjeu est aussi politique, au sens où travailler au départ de ces intuitions permet d’éclairer la société démocratique et ses membres sur leur réalité, de formuler des propositions, et ainsi d’ouvrir le champ des possibles qui s’offrent à eux en sortant d’un régime de « fausse nécessité »5Roberto Unger, What is Wrong with the Social Sciences Today?, Social Sciences Bites, 9 janvier 2014, socialsciencespace.com/2014/01/roberto-mangabeira-unger-what-is-wrong-with-the-social-sciences-today.. Le troisième enjeu est stratégique, relatif à ce que fait l’enquête et à ce que l’on peut en faire. Produire des textes critiques, même lorsqu’ils sont rédigés pour être accessibles à un large public, ne permet pas aux enquêteur·ice·s d’agir sur le monde, ni de rendre la société capable d’agir sur elle-même. L’enquête, si elle se fonde sur la description et la critique de situations présentes, envisages celles-ci comme des structures susceptibles d’être révisées ou reconstruites6Jean-Marc Ferry, L’éthique reconstructive (Paris : Cerf, 1996).. L’expérimentation, la formulation de propositions alternatives, le soutien à leur mise en œuvre et l’évaluation de leurs impacts constituent l’une des pièces maîtresses de l’enquête, inhérentes à celle-ci7Voir e.a. Charles Sabel, « A quiet revolution of democratic governance : towards democratic experimentalism », in Governance in the 21st century (Paris : OECD, 2001), 121‑48; Charles Sabel et William Simon, « Democratic experimentalism », SSRN working paper, 2017, papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2983932; Auriane Lamine, « Etude 5  : L’expérimentation institutionnelle au service de la démocratie ? » (SMart/CESEP/UCLouvain, 2018)..

Cette analyse est consacrée à la formulation de quelques propositions pratiques relatives qui visent à incarner cette conception de l’enquête expérimentale, en éducation permanente et au-delà. Ces propositions sont structurées autour quatre locutions verbales : (1) entrer sur un terrain et en sortir, (2) interviewer, (3) analyser et (4) expérimenter.

1 Entrer sur le terrain et en sortir

Dans une perspective strictement académique, il est fréquent que l’enquêteur·ice choisisse lui·elle-même son terrain. La personne doit alors commencer son enquête en « perdant son temps » pour « trouver sa place »8Anne-Marie Aborio et Pierre Fournier, L’enquête et ses méthodes : l’observation directe, Nathan (Paris, 1999), 35.(Aborio et Fournier 1999, 35). En ce sens, l’enquêteur·ice doit se défaire quelque peu de son intention stratégique à l’égard du terrain et ne pas d’emblée le constituer en objet d’étude. Pour « trouver sa place », il·elle doit parvenir à y jouer un rôle avec conviction9William F. Whyte, Street corner society, ed. or. 1943 (Paris : La Découverte, 1995); Raymond L. Gold, « Jeux de rôles sur le terrain. Observation et participation dans l’enquête sociologique », in L’enquête de terrain, éd. par Daniel Céfaï (Paris : La Découverte, 2003), 340‑49. mais aussi et surtout prendre ses marques, se sentir à l’aise, s’approprier l’espace. Il est alors bienvenu de prendre sur le terrain une place qui s’y intègre, qui paraisse vraisemblable aux autres participants et qui s’appuie sur les dispositifs locaux.

Lorsque l’enquête est coconstruite avec les personnes concernées, cette question se pose différemment car son amont est moins unilatéral. Bien qu’une première invitation soit inévitablement formulée, que ce soit depuis les acteurs de terrain vers les chercheur·se·s ou dans le sens inverse, des discussions approfondies ont lieu avant d’entrer sur le terrain. Elles concernent la situation présente dans ce qu’elle a de partiellement confus et qui devrait être clarifié par l’enquête. Lorsqu’une ambition de changement est énoncée ou en cours, le besoin de la fonder sur une compréhension approfondie des enjeux du présent est affirmé à cette étape et constitue le fondement sur lequel l’enquête expérimentale pourra être déployée.

Au CESEP, pour que nous nous engagions dans ce processus, une affinité claire avec les finalités visées par les « enquêté·e·s » doit être perceptible à ce stade. Si l’émancipation est identifiée – ou plus souvent construite au cours des premiers échanges – comme une finalité partagée, alors une collaboration est envisagée. Consolider ce fondement est la première étape de l’enquête expérimentale, qui se poursuivra par la description des moyens, procédures et routines mis en œuvre pour parvenir à réaliser ces finalités (voir ci-dessous). Cette affinité peut être reformulée en termes de « sympathie critique »10Julien Charles, Isabelle Ferreras, et Auriane Lamine, « Enquêter en sympathie critique », Analyses du CESEP, 2018. : une sympathie avec les finalités, certes, mais orientée vers une critique des moyens mis et à mettre en œuvre pour les réaliser. Autrement dit, nous partageons les finalités visées mais nous refusons de sombrer dans l’engouement béat qui conduit certain·e·s chercheur·se·s excessivement enthousiastes à détourner le regard quand un problème est perçu. La sympathie critique impose au contraire une déontologie de la recherche : si la critique ne porte pas sur les finalités visées, elle n’épargne pas les moyens mis en œuvre pour y parvenir.

Sur ce fondement, il s’agit ensuite de construire un programme d’enquête, en veillant à ce que celui-ci ne soit pas entièrement subordonné aux intentions des instigateurs locaux de la recherche. Il faut dès le départ faire en sorte que des points de vue divergents – voire contradictoires – puissent être pris en compte dans l’enquête. Très pratiquement, cette dimension peut être entérinée dans une convention de recherche accordant une autonomie totale aux chercheur·se·s dans l’exploration du présent, de ses tensions et enjeux, tout en instituant un comité de pilotage auquel rendre des comptes et à prendre en compte (voir ci-dessous : . ).

Sans prétendre qu’il·elle en ait le monopole, il est nécessaire, dans un premier temps au moins, de maintenir l’enquêteur·ice dans ses fonctions de description et de compréhension – même si des acteurs « du terrain » peuvent aussi y participer. En effet, l’observation, la passation d’entretiens individuels ou collectifs et la production de notes d’analyse peuvent être coconstruites, co-réalisées ou menées par l’enquêteur·ice uniquement. Quoi qu’il en soit, ces éléments constituent pour l’enquêteur·ice un préalable nécessaire à toute autre forme d’engagement.

Néanmoins, quelle que soit la place qui occupée par les chercheurs, ils·elles savent que viendra plus tard le moment de quitter le terrain – contrairement aux acteurs du terrain, ce qui rend de fait leurs positionnements différents les uns des autres par rapport à l’objet de l’enquête. S’il convient que l’enquêteur·ice se laisse « prendre »11Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, no 8 (1990) : 3‑9. par son enquête, il s’agira aussi de parvenir à s’en déprendre en temps voulus. Autrement dit, bien que sur le terrain l’enquêteur·ice puisse partager un même horizon avec les personnes qu’il·elle étudie, ce n’est pas le cas dès lors que l’on regarde une temporalité plus longue. Si l’enquêteur·ice parvient à s’intégrer et à participer de façon adaptée, il n’en reste pas moins qu’il·elle reviendra plus tard sur ces moments d’une façon spécifique, en les intégrant dans un autre horizon. Dans un sens, il y a donc inévitablement instrumentalisation – mais celle-ci est mutuelle et assumée comme telle, inscrite sous l’horizon de la sympathie critique et de l’expérimentation.

En effet, si le partage de la réalité situationnelle des enquêté·e·s est une tâche élémentaire de l’enquêteur·ice, elle n’a de sens et d’intérêt que si elle est interrompue par l’écriture (y compris dans les cas de co-écriture). « Autant que l’ethnographe-en-tant-qu’observateur participe avec les membres à la construction sociale de la réalité, l’ethnographe-en-tant-qu’écrivain crée ce monde à travers le langage »12Robert Emerson, Rachel Fretz, et Linda Shaw, Writing ethnographic fieldnotes (Chicago : University of Chicago Press, 1995).(1995, 106). Autant qu’il n’y a pas une bonne façon d’entrer, de rester et de sortir du terrain, il n’y a pas non plus une manière unique d’écrire ce que l’on observe, une seule méthode à appliquer pour rendre compte fidèlement de la réalité. Au contraire, il importe de reconnaître que la description engage des processus de sélection et de transformation. Les mots portent en eux de l’interprétation des situations mais sans eux on ne peut pas parler de ces situations… La seule règle rigide à s’imposer dans les prises de notes à ce stade est de produire des descriptions à partir des capacités que les acteurs ont mises en œuvre devant nos yeux et non de normes ou dispositions intériorisées (il faut donc parfois, voire souvent, en écrire moins que l’on croit en savoir, ou a minima parvenir à distinguer ces deux formes), et engager nos partenaires de terrain dans cette même dynamique.

2 Interviewer

L’entretien de recherche est un dispositif de participation à l’enquête. « On peut donc considérer la situation [d’entretien] comme le moule qui donne forme au témoignage », écrivait Michael Pollak13Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale (Paris : Editions Métailié, 1990), 186.. A ce titre, si l’entretien de recherche permet de rendre compte de certaines choses vécues par la personne interviewée, il entrave aussi le partage d’autres choses – tout comme la participation est pétrie de dynamiques de sélection et de transformation qui limitent inévitablement ses prétentions à l’inclusion et à l’ouverture14Mathieu Berger et Julien Charles, Les limites de l’inclusion démocratique (Participations. Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, 9/2, 2014)..

Pratiquement, cela signifie que si l’on ambitionne de travailler à partir des « intuitions critiques » des acteurs comme proposé en introduction, il faut penser et mener ces entretiens de manière à ce qu’ils permettent l’expression non seulement de critiques (au sens de mises en cause argumentées) mais aussi de doutes qui peinent à s’exprimer dans un discours argumenté (du malaise, de la souffrance, de l’ironie…). Pour que l’entretien soit hospitalier à ces formats critiques infra-conventionnels15Marc Breviglieri et Joan Stavo-Debauge, « Sous les conventions. Accompagnement social à l’insertion  : entre sollicitude et sollicitation », in L’économie des conventions. Méthodes et résultats, éd. par François Eymard-Duvernay (Paris : La Découverte, 2006), 129‑44; Julien Charles, « Des critiques populaires aux critiques populistes » (Working Papers du CriDIS n°73, 2018)., il convient a minima de s’interroger sur les expériences antérieures de l’entretien auxquelles les personnes interviewées ont été soumises : entretien d’évaluation, interrogatoire policier, examen oral, interview journalistique… Il est nécessaire d’anticiper les effets potentiels de ces « cadres de l’expérience »16Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, ed. or. 1974 (Paris : Editions de Minuit, 1991). et de chercher à s’en détacher lorsqu’ils risquent de conduire l’interviewé·e vers un format de communication inapproprié à l’exploration des intuitions critiques (justification, défense de soi, recherche de la bonne réponse…).

Quels que soient les efforts d’hospitalité déployés, la présence de l’enquêteur·ice tend généralement à faire venir chez l’interviewé·e des exigences de conformité du discours à une conception ou l’autre de l’espace public17Mathieu Berger et Julien Charles, « Persona non grata. Au seuil de la participation », Participations 9, no 2 (2014) : 5‑36.. Afin de limiter cette emprise du public, il importe de disposer l’environnement (autant matériel que relationnel) de manière à permettre l’exploration de l’expérience des interviewé·e·s dans des formats moins généralisant. Il est utile à cette fin de prendre appui sur nos connaissances préalables de leur situation, les entretiens réalisés antérieurement auprès d’autres personnes et les analyses en cours. Il appartient en effet aux chercheur·se·s de créer les conditions qui feront comprendre à leurs interlocuteur·ice·s qu’ils·elles ne sollicitent pas des réponses « automatiques »18Bernard Stiegler, La société automatique, 1. L’avenir du travail (Paris : Fayard, 2015). mais des interventions à la première personne. Dans d’autres contextes, celles-ci pourraient paraître trop banales pour valoir d’être partagées. Ici, c’est pourtant d’elles que les chercheur·se·s ont besoin pour constituer leurs descriptions et compréhensions.

En outre, pour comprendre ce qui se joue dans l’entretien, il faut être en mesure de le comparer aux moments off record, pré- et post-entretien. Il est donc nécessaire de les décrire, aussi vite que possible après l’entretien, et de les intégrer à la transcription des entretiens. Ces notes devraient idéalement permettre de répondre aux questions suivantes : Comment s’est déroulée la prise de contact ? Quelle interconnaissance préalable ? Comment ont été choisis les lieux et heures de rendez-vous ? Comment s’est clôturé l’entretien ? Que s’est-il passé une fois le dictaphone éteint ? Quels contacts ultérieurs avec l’interviewé·e ? La formulation, par écrit, des réponses à ces questions est cruciale car, ultimement, c’est sur du texte que portera l’analyse et non sur « le terrain », notion vague et abstraite qui ne peut supporter le poids de l’enquête rigoureuse et se résume souvent à des souvenirs vagues, voire parfois erronés. Plus encore, l’analyse ne portera que sur ce qui est dactylographié dans un fichier correctement nommé et bien classé afin de le retrouver en temps voulu. Cette organisation peut sembler triviale mais est d’autant plus nécessaire quand l’enquête est menée en équipe.

3 Analyser

Quelques conseils pratiques à propos de la passation d’entretiens

Prendre contact avec la personne en présentant le projet de recherche et en demandant son aide pour parvenir à le mener à bien Maîtriser préalablement (ou au pire ultérieurement) des éléments « objectifs » pour pouvoir concentrer l’entretien sur le « subjectif » Vérifier la veille l’équipement technique requis pour l’enregistrement Dès la rencontre de la personne, être attentif à la personne que l’on a face à soi. Parfois, le simple fait de demander « comment tu vas ? » ouvre la voie d’un entretien plus dense Demander l’autorisation d’enregistrement en s’engageant à ce qu’il ne soit pas partagé Introduire l’entretien en explicitant que l’on cherche à comprendre ce que vit la personne, qu’il n’y a pas de bonnes ou mauvaise réponse, Insister sur le besoin d’accéder aux situations vécues, d’explicitation des choses qui généralement vont de soi et encourager le partage d’événements ou d’anecdotes La question de départ donne le ton de l’entretien, les premières minutes donnent le rythme. Plus encore que par les suivantes, la question de départ doit être ouverte et concise, de manière à susciter un monologue de quelques minutes de l’interviewé et le placer au centre de l’interaction. Eviter à tout prix d’assommer l’interviewé·e avec une multitude d’interrogations enchâssées les unes dans les autres ou un vocabulaire jargonnant Donner aux entretiens une forme « conversationnelle » en faisant abstraction du « guide d’entretien » : préférer une liste de thèmes à aborder, sous lesquelles placer une série de questions de relance. L’entretien doit être construit comme antithèse du questionnaire Formuler les questions comme des invitations plutôt qu’utiliser l’impératif Utiliser régulièrement des relances de types « concrètement, ça s’est passé comment ? », « est-ce que tu as un exemple de ce que tu viens d’expliquer ? », « je ne comprends pas bien ce que tu veux dire par là, est-ce que tu pourrais illustrer ? » … Proscrire le conditionnel et éviter les questions du type : « et si ça ne s’était pas passé comme ça, qu’est-ce que tu aurais fait » ? Lorsque c’est possible, ancrer la conversation dans des pratiques observées et connues, demander à les déplier Assumer la possibilité de silences dans le fil de l’échange et prendre note des questions qui viennent en écoutant plutôt que les poser et interrompre Terminer les phrases à la place de l’autre est risqué, mais l’assister pour qu’il ne perde pas la face est capital lorsque le trouble devient trop fort et risque de bloquer la dynamique engagée Il peut être utile, à certains moments, de partager ses propres expériences sur les questions traitées pour amener l’interviewé·e à en faire de même Proscrire les interprétations rapides du type « C’est de l’exploitation ça ! », à remplacer par « j’ai vécu quelque chose d’assez proche et je me suis vraiment senti exploité » Inutile de tester auprès de l’interviewé·e des liens de causalité et donc éviter les formules du type : « qu’est-ce qui te pousse à… ? », « il n’y a aucun rapport avec… alors ? ». Plus généralement, préférer les « comment » aux « pourquoi » Ne pas poser de questions sous forme d’alternatives déjà fixées : « est-ce que… ou… ? ». Idem pour les questions sur les avantages et inconvénients, points négatifs et positifs Si une première partie de l’entretien se déroule sous l’horizon de l’aise de l’interviewé·e et de la pratique d’une écoute bienveillante, une seconde partie peut explorer d’éventuelles contradictions dans le discours de l’interviewé·e, rompre avec certains cadres, introduire une brèche dans le jeu social, creuser des éléments qui semblent masqués, « titiller » des zones d’ombre…

Comme esquissé dans la section intitulée , l’enquête se déroule dans un mouvement d’allers-retours entre prendre part et se mettre à part. « Le va-et-vient est incessant entre l’observation immédiate, la compréhension pratique, l’interrogation en entretien, l’investigation historique et l’analyse comparative »19Daniel Cefaï, L’Enquête de terrain (Paris : La Découverte, 2003), 587.. Mais ce mouvement n’est pas désarticulé : l’observation précède toujours l’analyse, bien que celle-ci puisse inviter à une réorientation de l’observation. Cela rappelle la distinction proposée par Cyril Lemieux20Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce (Paris : Economica, 2009). entre les phases « techniquement premières » (description et compréhension) et « techniquement secondes » (interprétation, prévision et critique) de la recherche en sciences sociales. Il y a intérêt à articuler ces phases premières et secondes, les avancées de l’une étant à la source des percées de l’autre. Mais on gagne aussi à maintenir la distinction car il s’agit de deux opérations soumises à des logiques, des dynamiques et des objectifs distincts. Pour reprendre les termes de Dewey, l’une consiste à connaître et l’autre à agir21Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action..

Comme énoncé précédemment, après chaque visite sur le terrain, des notes d’observation doivent donc être rédigées et la transcription intégrale de chaque entretien doit être réalisée. C’est sur base d’une lecture systématique et répétée de ces documents que se fonde une première analyse, que l’on peut qualifier de « verticale ». Au cours de celle-ci, il s’agit de signaler à soi-même la présence de certains éléments et d’utiliser le même signalement si cet élément se trouve à plusieurs reprises dans le même document.

Cette étape se poursuit en divisant la transcription en séquences et en leur trouvant un titre adéquat. Ensuite, les extraits sont organisés de façon à mieux faire ressortir les relations entre eux (rapprochements, tensions, enchaînements logiques, et cetera), relations qui doivent alors être explicitées par les commentaires de l’enquêteur·ice construisant ainsi des catégories de compréhension. Une même séquence peut évidemment se trouver liée à différentes catégories et dès lors être mentionnée plusieurs fois. Cette pluralité d’interprétations possibles invite à penser l’articulation entre différentes catégories ou thèmes. Mais à cette étape du travail, l’incapacité à lier un thème ou une catégorie à une autre ne pose aucun problème : au contraire, elle attise la volonté analytique et guide la poursuite de l’enquête.

A la suite de quelques entretiens et observations donnant lieu à autant de transcriptions et d’analyses « verticales », ces dernières sont confrontées les unes aux autres, de manière à faire apparaître les points communs et divergences entre les différentes pré-analyses. La lecture de celles-ci doit ensuite donner lieu à la rédaction de mémos de qualité et de portée variables, qui permettent un affinement de l’observation et des entretiens à venir22Barney F. Glaser et Anselm L. Strauss, The discovery of grounded theory (Chicago : Aldine, 1968); Emerson, Fretz, et Shaw, Writing ethnographic fieldnotes.. Confrontée aux observations ultérieures, cette organisation du matériau est de plus en plus explicitée et détaillée. Les catégories auxquelles elle se rattache sont ainsi à la fois complexifiées et consolidées. Les « écrits indigènes », la littérature « grise », les essais et articles de presse, de même que les productions scientifiques sont introduits progressivement dans ces mémos, afin de les consolider ou à l’inverse d’en pointer les faiblesses et limites.

Quelques conseils pratiques à propos des réunions du comité d’accompagnement

  1. Au moins une semaine avant la réunion, envoi par l’équipe de recherche d’un mémo aux participant·e·s qui sont considéré·e·s comme des pairs. La note doit être à la fois claire et détaillée, mais limitée à une quinzaine de pages pour la rendre appréhendable.
  2. Préparation de la réunion par les participant·e·s, à qui il est demandé trois contributions :
    1. Prendre note de leurs idées préalables au sujet de l’objet traité dans la note avant la lecture,
    2. Prendre connaissance de la note et pointer les pans de la réalité négligé par la note,
    3. Evaluer les réponses actuelles aux enjeux soulevés dans la note
  3. Animation de la réunion du comité de pilotage, qui s’ouvre par une brève présentation du contenu de la note et se poursuit par une mise en commun systématique des réponses des participant·e·s aux trois questions – sans que l’équipe de recherche n’y réponde dans le cours de la réunion.

Les réponses à ces questions et les échanges qui en découlent sont à concevoir comme un matériau pour améliorer les notes ultérieures. Le comité ainsi mis au travail devient, au fil des rencontres, l’instance de formulation de propositions d’alternatives à la prise en charge des enjeux soulevés par les mémos sur base des entretiens et observations. Sur cette base, les enquêteur·ice·s sont dorénavant en capacité de dialoguer avec les « amateur·ice·s », idéalement réunis au sein d’un comité d’accompagnement de la recherche. Le terme n’a rien de péjoratif : « les amateurs ne tiennent ni le rôle de l’ignorant demandant qu’on lui explique, ni celui de rival. Ils savent apprécier, mais ils ne s’en laissent pas conter. Ils comprennent ce qui intéresse les spécialistes d’un champ scientifique, mais ont leurs propres questions, leurs propres exigences »23Isabelle Stengers, « Apprenez à vous étonner ! », Eduquer, no 108 (2014) : 26..

4 Expérimenter

La dynamique qui porte le Comité de pilotage gagne ensuite à être élargie à d’autres personnes concernées, par exemple via des focus groups. Il s’agit alors de partir des situations décrites par les participant·e·s et, au fil de la/des séances, d’avancer ensemble vers des pistes de résolution des problèmes décrits24Luc Van Campenhoudt, Abraham Franssen, et Fabrizio Cantelli, « La méthode d’analyse en groupe », SociologieS, 5 novembre 2009, sociologies.revues.org/2968.. Ils rejouent en accéléré les étapes évoquées précédemment, non seulement pour améliorer les enseignements qui en ont été tirés mais aussi pour construire une analyse de plus en plus partagée des enjeux – ou à l’inverse identifier des intérêts contradictoires et étayer la nécessité d’une pluralité de façon de les prendre en charge ou d’arbitrage à opérer.

Le comité de pilotage et les focus groups constituent déjà des expérimentations pratiques : la plupart du temps, les personnes concernées transforment leurs pratiques parce qu’elles les comprennent différemment25Pour un exemple, voir Julien Charles et al., « Mobiliser sans contraindre. Enjeux professionnels de l’accompagnement vers l’emploi » (Nivelles : CESEP, 2023).. Dans ces espaces, un travail de « qualification »26Laurent Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement (Paris : La Découverte, 2006). est en effet mené à la fois sur les situations et les personnes : les situations vécues sont décrites différemment et il devient possible de les faire valoir dans des espaces où, sans cette qualification, elles peinaient à être exposées, sous peine d’être jugées inappropriées (trop individuelles ou trop confuses, par exemple27Luc Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales 51, no 51 (1984) : 3‑40.). La formulation de ce discours qualifié n’est dès lors plus le monopole de l’enquêteur·ice ni du comité de pilotage, mais une capacité toutes celles et tous ceux qui participent aux focus groups ou, plus largement encore, se saisissent des notes. Néanmoins, ces espaces ont une portée limitée car ils laissent les personnes concernées seules face aux transformations à opérer.

L’enjeu est donc ensuite de construire des propositions collectives qui portent non pas sur des transformations individuelles (le sens réduit de l’empowerment28Fabrizio Cantelli, « Deux conceptions de l’empowerment », Politique et Sociétés 32, no 1 (2013) : 63, doi.org/10.7202/1018721ar.) mais sur des niveaux organisationnels et institutionnels (qui assument que les capacités individuelles et collectives dépendent aussi et surtout des contextes dans lesquels agissent les individus). Des expérimentations organisationnelles gagnent alors à être menées dans une perspective de la méthode expérimentale, qui « consiste précisément à introduire des changements afin de voir quels autres changements s’ensuivent ; la corrélation entre ces changements, quand ils sont mesurés à la faveur d’une série d’opérations, constitue l’objet défini et désiré de la connaissance »29Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action, 101.. Ces transformations et leurs effets sont donc continuellement soumis à l’analyse des co-chercheur·se·s, qui gagnent ainsi non seulement en compréhension de la situation mais en capacité d’agir.

Néanmoins, des problèmes juridiques et/ou relatifs aux politiques publiques viennent généralement entraver la capacité des acteurs locaux à expérimenter. Il s’agit alors de compléter l’enquête locale par un travail de lobbying auprès non seulement des pouvoirs publics mais aussi des acteurs associatifs « installés » dans les logiques de l’action publique dont ils dépendent et peuvent à ce titre en être à la fois les plus farouches critiques et les plus ardents défenseurs30A partir de l’exemple des TZCLD, lire Paul Hermant, « Un chemin semé d’embuches », in Cheminement vers des Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée en Belgique (Nivelles : CESEP, 2023), 26‑31.. Ce travail de conviction ne pourra être que renforcé par la base descriptive solide constituée précédemment, la constitution progressive du « public » et la force de conviction des expérimentations déjà tentées à droits et moyens constants. Car l’ambition de contribuer à l’émancipation par la recherche, point de départ de cette analyse, il convient de reconnaître que les changements ne passent pas seulement par les idées, aussi justes et vraies soient-elles, mais aussi et surtout par la pratique et la modification des conditions de l’action. « Nous sommes notre propre proposition »31Actrices et Acteurs des Temps Présents, Pays dans un pays. Un manifeste (Bruxelles, 2018), nuage.aadtp.be/s/ijoYZdQfJXa9BJC/download/Manifeste_acteurs_v1_.pdf..

  • 1
    Jürgen Habermas, Connaissance et intérêt, ed. or. 1968 (Paris : Gallimard, 1979), 68.
  • 2
    John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête, ed. or. 1938 (Paris : Presses Universitaires de France, 1993); John Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action, ed. or. 1929 (Paris : Gallimard, 2014).
  • 3
    John Dewey, Le public et ses problèmes, ed. or. 1927 (Pau : Farrago, 2003).
  • 4
    Isabelle Ferreras, Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services (Paris : Les Presses de Science Po, 2007).
  • 5
    Roberto Unger, What is Wrong with the Social Sciences Today?, Social Sciences Bites, 9 janvier 2014, socialsciencespace.com/2014/01/roberto-mangabeira-unger-what-is-wrong-with-the-social-sciences-today.
  • 6
    Jean-Marc Ferry, L’éthique reconstructive (Paris : Cerf, 1996).
  • 7
    Voir e.a. Charles Sabel, « A quiet revolution of democratic governance : towards democratic experimentalism », in Governance in the 21st century (Paris : OECD, 2001), 121‑48; Charles Sabel et William Simon, « Democratic experimentalism », SSRN working paper, 2017, papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=2983932; Auriane Lamine, « Etude 5  : L’expérimentation institutionnelle au service de la démocratie ? » (SMart/CESEP/UCLouvain, 2018).
  • 8
    Anne-Marie Aborio et Pierre Fournier, L’enquête et ses méthodes : l’observation directe, Nathan (Paris, 1999), 35.
  • 9
    William F. Whyte, Street corner society, ed. or. 1943 (Paris : La Découverte, 1995); Raymond L. Gold, « Jeux de rôles sur le terrain. Observation et participation dans l’enquête sociologique », in L’enquête de terrain, éd. par Daniel Céfaï (Paris : La Découverte, 2003), 340‑49.
  • 10
    Julien Charles, Isabelle Ferreras, et Auriane Lamine, « Enquêter en sympathie critique », Analyses du CESEP, 2018.
  • 11
    Jeanne Favret-Saada, « Être affecté », Gradhiva, no 8 (1990) : 3‑9.
  • 12
    Robert Emerson, Rachel Fretz, et Linda Shaw, Writing ethnographic fieldnotes (Chicago : University of Chicago Press, 1995).
  • 13
    Michael Pollak, L’expérience concentrationnaire. Essai sur le maintien de l’identité sociale (Paris : Editions Métailié, 1990), 186.
  • 14
    Mathieu Berger et Julien Charles, Les limites de l’inclusion démocratique (Participations. Revue de sciences sociales sur la démocratie et la citoyenneté, 9/2, 2014).
  • 15
    Marc Breviglieri et Joan Stavo-Debauge, « Sous les conventions. Accompagnement social à l’insertion  : entre sollicitude et sollicitation », in L’économie des conventions. Méthodes et résultats, éd. par François Eymard-Duvernay (Paris : La Découverte, 2006), 129‑44; Julien Charles, « Des critiques populaires aux critiques populistes » (Working Papers du CriDIS n°73, 2018).
  • 16
    Erving Goffman, Les Cadres de l’expérience, ed. or. 1974 (Paris : Editions de Minuit, 1991).
  • 17
    Mathieu Berger et Julien Charles, « Persona non grata. Au seuil de la participation », Participations 9, no 2 (2014) : 5‑36.
  • 18
    Bernard Stiegler, La société automatique, 1. L’avenir du travail (Paris : Fayard, 2015).
  • 19
    Daniel Cefaï, L’Enquête de terrain (Paris : La Découverte, 2003), 587.
  • 20
    Cyril Lemieux, Le devoir et la grâce (Paris : Economica, 2009).
  • 21
    Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action.
  • 22
    Barney F. Glaser et Anselm L. Strauss, The discovery of grounded theory (Chicago : Aldine, 1968); Emerson, Fretz, et Shaw, Writing ethnographic fieldnotes.
  • 23
    Isabelle Stengers, « Apprenez à vous étonner ! », Eduquer, no 108 (2014) : 26.
  • 24
    Luc Van Campenhoudt, Abraham Franssen, et Fabrizio Cantelli, « La méthode d’analyse en groupe », SociologieS, 5 novembre 2009, sociologies.revues.org/2968.
  • 25
    Pour un exemple, voir Julien Charles et al., « Mobiliser sans contraindre. Enjeux professionnels de l’accompagnement vers l’emploi » (Nivelles : CESEP, 2023).
  • 26
    Laurent Thévenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement (Paris : La Découverte, 2006).
  • 27
    Luc Boltanski, « La dénonciation », Actes de la recherche en sciences sociales 51, no 51 (1984) : 3‑40.
  • 28
    Fabrizio Cantelli, « Deux conceptions de l’empowerment », Politique et Sociétés 32, no 1 (2013) : 63, doi.org/10.7202/1018721ar.
  • 29
    Dewey, La quête de certitude. Une étude de la relation entre connaissance et action, 101.
  • 30
    A partir de l’exemple des TZCLD, lire Paul Hermant, « Un chemin semé d’embuches », in Cheminement vers des Territoires Zéro Chômeur de Longue Durée en Belgique (Nivelles : CESEP, 2023), 26‑31.
  • 31
    Actrices et Acteurs des Temps Présents, Pays dans un pays. Un manifeste (Bruxelles, 2018), nuage.aadtp.be/s/ijoYZdQfJXa9BJC/download/Manifeste_acteurs_v1_.pdf.