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État du corps en l'état

Par Laurence DELPERDANGE

 

 

 

Namur. Rue St Nicolas, quartier des « Arsouilles ». Au 44, dans la salle d’attente de la maison médicale, des affiches invitent à faire la fête entre voisins, à découvrir à travers le court métrage qui leur est consacré, les rêves de ses habitants1, à se retrouver autour du P’tit Kawa, à jardiner en toute convivialité, à bricoler au potager des Herbes folles… Il s’en passe des choses aux Arsouilles !
Des liens tissés pour mettre en mouvement, collectivement, corps et esprit.

 

C’est là que consulte Pierre Brasseur, médecin géné-raliste, co-fondateur du lieu. « Nous avons démarré la maison médicale en 2000 », explique-t-il.

Trente-deux ans après mai 68 mais dans l’esprit de cette époque qui amena à revisiter l’ordre établi de la médecine, cherchant à injecter un souffle nouveau, une dimension plus collective à une profession souvent solitaire.

 

 

P.B. : « Dans les années 70, alors que je commençais mes études de médecine, pas mal de collectifs voyaient le jour : des centres de planning familial, de santé mentale et des maisons médicales tous initiés par des gens s’inscrivant dans un courant alternatif, en réaction à la médecine libérale et soutenant une approche participative, plus à l’écoute des patients et pluridisciplinaire. Ca bousculait la vision du médecin dans sa tour d’ivoire. Il fallait inventer une nouvelle manière de travailler. C’est d’ailleurs la vision que nous avions toujours lorsque nous avons fondé notre premier cabinet médical, une amie et moi, dans les années nonante. Mon stage dans une maison médicale très ancrée dans son quartier a été déterminant. Ce modèle m’attirait d’emblée dès ma sortie des études de médecine.

 

On a voulu rejoindre la fédération francophone des maisons médicales laquelle était déjà bien implantée et ce modèle, bien développé : le paiement au forfait négocié avec l’INAMI, le travail en équipe pluridisciplinaire… L’accent mis sur une approche globale de la santé.

 

 

L.D. : Ce n’est sans doute pas par hasard que vous avez choisi ce quartier St Nicolas ?
P.B. : « J’ai toujours été attiré par ce quartier populaire. J’appréciais le franc parler, la bonhomie de ses habitants. Certains y étaient nés et ne l’avaient jamais quitté. Ils étaient les témoins d’une époque où le quartier était assez prospère. Ils savaient à quel bain social ils appartenaient même si, au fil du temps, le quartier changeait.

J’avais envie que mon travail s’inscrive dans les rapports humains, sociaux tels que ceux que je pouvais trouver ici.

 

 

L.D. : On peut donc dire que pour une même profession, on trouve différents profils de médecins, et donc, des lieux de « travail » plus ou moins appropriés ?
P.B. : « Je suis allé vers un public pour lequel j’avais de la sympathie et ce public m’a adopté. Effectivement, tout diplômé de la faculté de médecine n’est pas bon pour travailler n’importe où. Il faut développer sa pratique dans un lieu qui vous corresponde socialement et humainement ».

 

 

L.D. : Comment décririez-vous le rapport à la santé qu’entretiennent vos patients ?
P.B. : « Mes patients n’entretiennent pas vraiment un rapport à la santé. La notion de santé aujourd’hui recouvre l’idée qu’on doit veiller à faire des prises de sang, à vérifier certains paramètres pour préserver une sorte de capital santé… Comme si la santé était un projet en soi, une préoccupation. La tendance actuelle est de considérer qu’une partie de la vie devrait être au service de la santé. Beaucoup de gens ici n’ont pas cette approche. Pour eux, il s’agit plutôt d’un rapport
immédiat avec l’existence. La plupart vivent au jour le jour et font face à ce qui survient mais sans l’anticiper. Ici, on va chez le médecin quand on va très mal. Le médecin est celui à qui on va demander secours quand c’est vraiment trop difficile à supporter ».

 

 

L.D. : Dans ce contexte, comment envisagez-vous votre rôle ?
P.B. : « Je suis au service de mes patients. J’essaie de percevoir ce qu’ils attendent de la vie. Je considère qu’il faut d’abord soigner le mal de vivre avant de faire avaler un médicament. La relation qu’on entretient avec son corps et sa santé prend place à travers la philosophie que l’on a de la vie. Ce qui est vrai pour tout le monde. C’est de cela dont je dois m’occuper. Pas d’une manière intellectuelle mais en mettant avant tout en lumière la manière dont chacun se pose des questions sur sa propre vie.
Ma pratique se fonde sur cette vision. Il me paraît essentiel d’ouvrir un espace dans lequel le patient pourra percevoir les enjeux importants dans sa vie. Après, nous construirons ensemble un projet de se soigner. Et celui-ci varie de l’un à l’autre ; chacun étant plus ou moins prêt à avancer dans cette réflexion. Pour certains, le projet sera minimaliste, pour d’autres, plus ambitieux.

Le rôle du médecin est de donner la possibilité à chaque patient d’aller aussi loin qu’il le souhaite. Cela prend plus ou moins de temps. Et ce rapport au temps est essentiel. Il faut s’aligner sur le temps du patient ».

 

 

L.D. : On a l’impression que ce cheminement nécessite une durée assez longue, ce qui semble aller à l’encontre du courant actuel ? Vous faites la preuve que c’est possible.
P.B. : « Nous avons en moyenne un rendez-vous tous les quarts d’heure et une plage libre toutes les heures. Avec ça, on ne va pas très loin… Donc, lorsque quelqu’un consulte, je tente de percevoir son souhait : a-t-il besoin de temps pour échanger ou a-t-il une demande précise ? Il arrive que certaines personnes viennent me voir très régulièrement, prennent davantage de temps. Je dois pouvoir moduler mon temps en tenant compte de cela. Dans notre maison médicale, les rapports entre les personnes de l’équipe sont soignés, les prises de décision sont collectives, la convivialité est de mise pour rendre l’environnement professionnel soutenant pour chaque travailleur.

 

Des jeunes débarquent chez nous et apprécient cette ambiance de travail. La qualité de la vie d’équipe est au service d’un projet sous-tendu par une vision de la santé et de la société.

 

 

Corps objet de tous nos soins
L.D. : Aujourd’hui « être en bonne santé » semble une injonction. Comment vous situez-vous face à cette tendance ?
P.B. : « Je n’ai pas une vision du corps en tant qu’objet. Le corps, c’est la personne. Ce n’est pas la matière du corps, c’est l’être. On « n’a » pas un corps, on « est » un corps. Or, la société actuelle cultive cette vision du corps objet. Si le corps devient ainsi un objet, une marchandise avec un idéal du corps objet, c’est très compliqué lorsque ce modèle paraît inaccessible. Dans ce cas, le risque est de se désintéresser de ce corps, le combat à mener pour tendre vers cet idéal, paraissant au-dessus de ses capacités. C’est en ce sens qu’il me paraît important d’inviter mes patients à se demander : « Qui suis-je dans mon corps ? » Il faut ouvrir un espace permettant à chacun de se percevoir tel qu’il est et de mieux cerner ce qu’il désire. Il faut s’autoriser à sortir des injonctions qui disent que faire pour être en bonne santé et correspondre aux normes ‘. Cette conception normative de la santé n’a pas de sens et il est regrettable que des médecins cèdent à cette vision et installent leur pratique sur ces repères. Si les préoccupations des patients se confondent avec ces normes érigées, il y a réellement un problème. La préoccupation doit être : quelle santé pour ce que je veux vivre ? »

 

 

L.D. : Votre approche se situe donc clairement en dehors des tendances actuelles ?
P.B. : « Le patient a besoin d’un interlocuteur pour répondre à cette question concernant sa santé, telle qu’il l’envisage. Il s’agit avant tout d’être attentif à soi : une attention à soi par le détour d’une relation à l’autre. Je prends soin de moi en me confiant à l’autre. La maison médicale est comme une caisse de résonnance. On y accueille chacun pour ce qu’il est et pas pour le formater comme un modèle de santé. Ici, on peut trouver quelqu’un avec qui parler de ce qui inquiète. Dans notre équipe, il y a le kinésithérapeute qui soigne avec les mains ou qui guide les gestes ; c’est une forme de parole aussi, non verbale mais aussi essentielle. A nos côtés, il y a aussi une infirmière qui prend soin du corps. Il s’agit juste d’offrir à la personne la proposition de prendre soin de soi et d’être aidée en cela par quelqu’un qui accueille. Parfois aider à prendre soin de soi consiste en des choses simples.

On n’existe pas sans lien à l’autre. Ce lien est constitutif de soi. La médecine ouvre la question du rapport à soi et du lien aux autres. Et lorsqu’on est capable d’attention à soi, on est aussi capable d’attention aux autres et inversement.

 

 

 

Corps et nouvelles technologies
LD. : Et comment dans votre approche considérez-vous l’intrusion ou l’apport des nouvelles technologies ?
P.B. : « Dans le contexte actuel, les nouvelles technologies de la communication représentent à la fois un espoir et, dans le même temps, suscitent des craintes…

Sur le plan de la santé, la technologie pousse de plus en plus vers une vision individualiste, une vision où le corps est objectivé. On tend à détacher la personne de la matière de son corps et on s’intéresse principalement au fonctionnement du corps-matière. Le corps devient l’objet de soi-même. On le regarde comme un objet à observer avec attention. On s’écarte d’une vision humaniste de la santé. On se doit d’être en santé pour soi, coupé des autres alentours…
On mise tout sur la performance du corps qui en devient presque virtuel. On n’est plus du tout dans un corps au service de la vie mais l’inverse. Vers quoi va-t-on aller ? »

 

 

Lutter contre les déterminants sociaux de la santé
L.D. : Et à l’opposé, la précarité gagne du terrain et rend de plus en plus difficile l’accès aux soins…
P.B. : « Dans le contexte actuel d’état social actif, on sent un mouvement vers une société qui se débarrasse de ses responsabilités par rapport au devenir des gens. Cela contribue à creuser les inégalités sociales dans le domaine de la santé, entre autres.
Il y a aussi des questions de priorité. L’état accepte de rembourser des interventions très coûteuses qui vont prolonger la vie de personnes qui ont (mais pas forcément) de bons moyens alors que les traitements de base deviennent de plus en plus chers et donc difficiles d’accès. Pour les familles à faibles revenus, il est de plus en plus difficile de donner à ses enfants, lorsque cela est pourtant nécessaire, des antibiotiques de base ou des antidouleurs. Où met-on les priorités ? Cela pose réellement question. La société ne prend décidément plus soin des gens. On en voit des signes partout.

 

 

 

Maison médicale: un modèle qui a… malgré tout… le vent en poupe
Un audit a montré que les maisons médicales ont le même coût que les médecines classiques libérales. Qualitativement, ce ne sont pas les mêmes soins : les maisons médicales ont des moyens pluridisciplinaires qui permettent d’envisager la santé des personnes de manière plus globale (mentale, physique, sociale) et aussi de manière intégrée, en tenant compte du milieu social et environnemental dans lequel vivent les gens. Il y a donc surtout une grande différence de vision politique.

Il existe deux fédérations de maisons médicales en Fédération Wallonie Bruxelles. Elles poursuivent des missions identiques en matière de soins de santé primaire: la Fédération des maisons médicales et des collectifs de santé francophones qui regroupe plus de 110 maisons médicales et la Fédération Médecine pour le peuple qui regroupe les maisons médicales associées au PTB). Il existe aussi une fédération flamande. Le nombre de maisons médicales est en augmentation.
En 2015, 336.247 patients étaient inscrits dans une maison médicale, soit 3% de la population, selon les statistiques de l’Inami.

 

 

 

Depuis 20 ans, on voit cependant une évolution par rapport au modèle. Des médecins trouvent intéressant de s’associer car cela leur permet d’avoir un meilleur confort de vie. Deux modèles coexistent aujourd’hui, sous-tendus par deux visions : un modèle qui se veut alternatif à la médecine libérale et un autre dont l’objectif est aussi de pouvoir mieux gérer le temps consacré à sa profession. Ce modèle attire de plus en plus de jeunes médecins qui souhaitent mieux concilier vie de famille et vie professionnelle.

 

 

 

 

1. Le Quartier St Nicolas (vu par ses habitants) est un quartier animé où différentes associations organisent activités et événements. S’y côtoient des nationalités des quatre coins du monde ; ce qui lui donne des couleurs et des diversités pleines de richesse. Ce quartier est considéré parmi les plus populaires du centre-ville.