Par Benoît Borrits
Cela fait un peu moins de deux ans que Benoît Borrits, chercheur militant et animateur de l’association Autogestion, a fait paraître aux éditions de La Découverte son très important « Au-delà de la propriété » dont le sous-titre « Pour une économie des communs » annonce une alléchante perspective politique. Nous n’en avions pas fait écho jusqu’ici et c’est un grand tort… On sort en effet de la lecture de ce livre perturbé et captivé par son analyse du modèle coopératif auquel il adresse une critique certes radicale mais qui a le mérite de garder les horizons ouverts… Bienvenue dans la non-propriété…
Face à l’urgence sociale et écologique, de nombreuses alternatives émergent et prennent souvent la forme d’une coopérative renouant ainsi avec les expériences du XIXe siècle. Si cette forme juridique marque une rupture évidente avec les règles du capitalisme, il n’en reste pas moins que celle-ci est partielle du fait de la présence d’un capital dans ces sociétés. Même second dans la forme coopérative, ce capital tend à réintroduire une logique propriétaire. Si ces nouvelles alternatives sont essentielles, elles nécessitent un prolongement politique pour donner naissance à un secteur financier socialisé, seul capable de transformer l’économie et de sortir ces expériences de la logique du capital. Les coopératives reviennent de plus en plus dans le fil de l’actualité. Ici, des citoyen.nes constituent une coopérative pour répondre à leurs besoins, très souvent en lien avec l’écologie : pour de l’électricité à base d’énergies renouvelables, pour instaurer des circuits courts de distribution réduisant les émissions de gaz à effet de serre. Là, des salarié.es reprennent leur entreprise sous forme de coopérative afin de défendre leurs emplois. La coopérative, une forme juridique qui trouve ses racines dans le XIXe siècle, semble retrouver une nouvelle jeunesse. La coopérative introduit de facto une rupture par rapport aux sociétés de capitaux qui sont les entités de base du capitalisme : la relation entre l’objet social – ce que l’entreprise va produire – et le capital y est totalement inversée. Dans les sociétés de capitaux, les personnes s’associent pour obtenir plus d’argent que ce qu’ils ont mis dans l’entreprise. Le capital est donc premier et l’objet social est au service de celui-ci. Dans la coopérative, on s’associe pour l’objet social et le ca-pital permet aux associé.es de le réaliser. C’est ce qui explique que la coopérative a d’autres règles que la société de capitaux, telles que la délibération sur la base d’une voix par personne et une rémunération limitée – si elle existe – du capital aboutissant à la constitution de réserves impartageables. Pour autant, deux siècles d’expériences nous ont montré que la présence d’un capital – même second – n’est pas sans poser quelques problèmes en terme de rupture avec le capitalisme. On dit souvent que la coopérative est une société de personnes et non une société de capitaux. Ce n’est hélas pas tout à fait exact. Ce qui fait que nous soyons membres d’une coopérative est l’achat d’une part sociale. Mais, pour des raisons évidentes de respect de l’objet social, ne peuvent souscrire que les personnes qui ont un lien avec celui-ci. Dès lors, la forme par défaut de la coopérative est la coopérative d’usagers, celle dont les usagers sont membres. Les salarié.es de celle-ci peuvent bien sûr être membres mais ils sont de facto « noyés » dans l’ensemble et ne peuvent guère peser, en tant que travailleur.ses, dans les décisions de l’entreprise. Du coup, les salarié.es d’une coopérative d’usagers sont en position subordonnée, exactement comme ils le sont dans une société de capitaux. Une autre forme de coopérative existe : la coopérative de travail. Dans celle-ci, une exigence statutaire pose que les travailleur.ses doivent avoir une majorité significative et dirigent celle-ci. Cette forme est plus marginale : dans le monde, 4 millions de personnes travaillent dans une coopérative de travail, alors que l’ensemble du mouvement coopératif emploie environ 250 millions de personnes. Mais là encore, nous nous retrouvons face à deux écueils. Alors que dans la coopérative d’usagers, ces derniers forment d’office un marché pour la production et embauchent donc en fonction de leurs besoins, dans la coopérative de travail, les travailleur.ses doivent se trouver un marché, exactement comme les sociétés de capitaux, pour pouvoir se payer. C’est sans doute ce qui explique que ces coopératives se sont largement moins développées que celles d’usagers. À cette difficulté, s’en rajoute une seconde : lorsque la coopérative se développe, ses fonds propres – addition du capital et des réserves impartageables – deviennent conséquents et en cas de croissance externe de la coopérative, les membres de celles-ci sont parfois dissuadés d’accorder le sociétariat aux salarié.es des sociétés rachetées, comme l’exemple de Mondragón a pu nous le montrer1. On pourra cependant promouvoir à juste titre les coopératives multi-collèges qui sont récemment apparues : Coopératives sociales italiennes, Sociétés coopératives d’intérêt collectif (SCIC) en France, Coopératives de solidarité au Québec. La particularité de ces coopératives est de répartir le pouvoir en pourcentage entre les différentes parties prenantes, mais dans tous les cas, le collège des travailleur.ses reste minoritaire. Au final, on comprend que la question ne se limite pas à un partage du pouvoir en terme de pourcentage mais bien à une articulation de deux pouvoirs légitimes et complémentaires : celui des usagers et celui des travailleurs. Le capital, même second dans les coopératives, est donc clairement un obstacle à la transformation sociale. Comment dès lors s’en passer ? Comment peut-on initier des projets économiques sans capital ? C’est ici que nous touchons les limites des actions alternatives déconnectées de l’intervention dans la politique institutionnelle. Entreprendre sans capital suppose que l’ensemble de ce que possède l’entreprise – son actif – soit financé par emprunt : il n’y aura alors plus de propriétaire. Mais le recours à l’emprunt privé est inacceptable à deux titres : d’une part, cela créera un nouveau lien de dépendance à l’égard d’individus qui possèdent de l’argent, et d’autre part, il est pour le moins incertain que l’ensemble de ce que possède une entreprise, notamment ce qui relève de l’immatériel, puisse être financé par des individus privés autrement que par des actions. Il est donc indispensable de constituer un système financier socialisé. De nombreuses initiatives citoyennes existent qui consistent à créer, souvent sous forme coopérative, des banques ou des fonds d’investissement qui interviennent dans des alternatives sociales et/ou écologiques. S’il convient de saluer ces initiatives, il est aussi nécessaire d’en pointer les limites. Il s’agit en effet d’initiatives privées dont les membres ne souhaitent généralement pas perdre d’argent – ce qui est légitime et se comprend parfaitement – et qui sont en concurrence avec des organismes de financement – banques ou fonds – dont la logique est clairement de faire du profit. Un système socialisé de financement est un ensemble de structures de prises de décisions d’investissement – des banques autogérées par exemple – qui seront pilotées et refinancées par un fonds qui aura la particularité d’être un organisme capable de lever des impôts et qui sera donc en contrepartie dirigé par les contribuables de ceux-ci, à savoir les citoyen.nes se trouvant sur le territoire où opère ce fonds2. Il sera ainsi possible de débattre des orientations que l’on souhaite donner à l’économie – transition écologique, mobilité propre, etc. – aboutissant à la définition de budgets d’investissements à réaliser dans ces domaines. Il s’agit ici d’une rupture démocratique fondamentale avec le capitalisme dans lequel les investissements, et donc l’orientation de l’économie, sont déterminés par le rendement financier potentiel. De même, des budgets d’investissements permettant de financer ce qui est actuellement financé par des actions seront établis. Grâce à ce système financier socialisé, il sera alors possible de financer l’intégralité des actifs des unités de production par emprunt, permettant ainsi la disparition des fonds propres et donc la notion même de capital et de propriétaires. Si les entreprises n’ont plus de propriétaires, qui va donc les diriger ? La pratique du commun nous donne la réponse : les usagers des moyens de production. Ce sont donc les travailleur.ses et les usagers des produits et services de l’entreprise qui seront alors appelé.es à cogérer l’entreprise, non en tant que nouveaux propriétaires mais en tant qu’acteurs de celle-ci3. C’est ainsi que pourra se profiler une fusion du politique et de l’économique dans laquelle la démocratie se définira comme la rencontre entre celles et ceux qui produisent – les travailleur.ses – et celles et ceux qui utilisent et/ou financent – les usagers ou les citoyen.nes. Ceci s’applique aussi bien à l’égard des entreprises actuellement privées que des rares services publics étatisés encore existants. La coopérative est indiscutablement un élément de rupture avec le capitalisme mais un élément de rupture par-tiel dans la mesure où elle ne peut totalement s’affranchir de la logique du capital. En l’état actuel des rapports de force politiques, elle est la seule forme juridique quipermet d’entreprendre autrement. Cette multiplicité des initiatives à valeur hautement démocratique aurait tout à gagner à défendre un projet politique de socialisation de l’investissement permettant de se débarrasser définitivement du capital.
Pour aller plus loin
Le livre : Au-delà de la propriété, Pour une économie des communs, éditions La Découverte, 2018.
Le site : autogestion.asso.fr
La vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=O-RaeWgCBOM
1. Benoît Borrits, Au-delà de la propriété, pour une économie des communs, LaDécouverte, 2018, p. 26.2. Ibid., Chapitre 7, p. 1713. Ibid., Chapitre 8, p. 195.