La terre souriait. Du bout des lèvres. Comme un enfant qui sort
d’un gros chagrin, quand il devine le clin d’œil malicieux d’un biscuit.
Quelques témoins s’empressaient de le dire dans toutes les langues du
monde. La terre souriait ! Elle ferait enfin tranquillement sa sieste.
Les barbares qui chevauchaient son dos se faisaient rares. Certains
résistaient encore mais ils étaient condamnés. Ils se couchaient un a un
dans les livres d’histoire. Attila, Bjorn Côte-de-Fer et Gengis Khan
s’amusaient déjà avec les panzers d’Hitler et les fasci de Mussolini, au
son des orgues de Staline. Ils joueraient bientôt avec les garrots du
père Franco pendant que Mao leur lirait le petit livre rouge. Tout ce
beau monde se tenait enfin tranquille dans quelques livres refermés. Les
mômes avaient la paix, cousaient des fleurs sur leurs jeans, courraient
le monde et se caressaient sans retenue, des maisons bleues de Cisco
aux temples de Katmandou. Leurs enfants auraient une jolie couleur café
au lait dans un monde où ils seraient libres et égaux. Certains, des
poètes… lâchaient même que la femme était l’avenir de l’homme.
Un tout petit rictus. Loin du grand soupir d’aise. Pas folle la
terre ! Elle connaissait trop bien les cocos qui sautaient sur son
ventre. Un rien étonnée aussi. Quelques-uns avaient droit au déshonneur
des chapitres les plus sombres des livres d’histoire quand d’autres en
étaient étrangement épargnés. Une seule page peut faire d’un tyran un
héros.
Napoléon dormait aux invalides, Léopold II rêvassait dans les caves
d’une église, la France ne connaissait que l’Algérie du Guide du
Routard. Cortès, facétieux bonhomme, n’avait jamais qu’asperger les
aztèques d’eau bénite. On ne retiendrait que leur patriotisme, leur soif
de liberté, leur besoin de vérité, leur amour de la civilisation. Les
millions de morts, les mains coupées, les « gégènes » n’étaient que des
détails de l’histoire.
La terre avait cessé de sourire dès les ouvrages rangés dans la
bibliothèque. De nouveaux barbares avaient débarqué d’on ne savait trop
où. Ils avaient lu les livres d’histoire. Ils veilleraient à s’y faire
imprimer le portrait au bon chapitre. Ils n’enchainaient plus les
esclaves à fond de cales mais payaient des enfants quelques cents pour
produire leurs cravates de luxe. Le Christ, la bible et les curés
dormaient aux archives de Fox News et LCI. Les manants, raffinement
suprême, éli- saient les chefs de guerre, plébiscitaient les lois qui
leur crèveraient les yeux et y ajoutaient, rubis sur l’ongle, la dîme et
la gabelle. En remerciement, ils recevaient un peu de temps libre pour
créer quelques clubs de rencontre : « les vrais blanc purs », « les
naufrageurs de la méditerranée », « les mâles authentiques ». Leurs
enfants, avec tous ces murs à franchir, ne seraient jamais café au lait.
Cerise sur le gâteau, les nouveaux barbares ne pillaient plus les
trésors des voisins. Ils vandalisaient la terre entière et incendiaient
sur le net la moindre pucelle qui les contredisait.
La terre ne souriait plus. Mais elle ne pleurait pas. Elle avait
laissé la nature monter sur sa croupe le plus beau des décors. Cette
fille, créative mais bonasse, estimant qu’elle n’en avait pas fait
assez, offrit aux Hommes l’intelligence et le pouce opposable. Grave
erreur, ils menaient depuis une lutte sans merci contre eux-mêmes. Moins
de bois sur le dos, plus d’eau dans les flancs, plus ou moins
d’injustice et de misère chez les zigotos du dessus n’était pas son
problème. Elle accomplissait le même voyage sans se lasser depuis des
milliards d’années. Elle jouait les derviches pour montrer ses formes au
soleil qui en rougissait chaque jour. La lune servait de lampes de
chevet durant les nuits noires et que dire des étoiles qui semblaient
toutes lui tourner autour. Que demander de plus ? Elle connaissait aussi
la volonté sans faille de la nature qui se remettrait à l’ouvrage quand
ceux du dessus auraient tout fait sauter. D’autres lui referaient
sûrement des guili-guili sur les hanches. Ils seraient peut-être verts,
ou oranges, avec 6 pattes et quatre paires d’yeux ! Peu lui importait et
elle était d’une infinie patience.
Et puis…Elle n’avait pas complètement perdu la foi. Certains lui
caressaient encore doucement le dos et le creux des reins. Ils voyaient
encore à quel point elle était belle. Ils savaient qu’avec elle un autre
chemin était possible, sans tout cet or que renfermaient ses
entrailles. Ils se donnaient la main pour le lui dire et ils faisaient
leur possible pour convaincre tous les autres qui ne voulaient rien
savoir. Pour un peu, elle en aurait souri.