Serge Noël : Il est difficile aujourd’hui de savoir quels éléments vont prévaloir pour les prises de décision. On est face à un manque de cohérence et de cohésion. La 6e réforme institutionnelle pose pas mal de questions.
Pierre Malaise : Ce n’est pas nouveau. En principe, la Communauté française était seule chargée de gérer les matières « personnalisables ». Or, par certains transferts de compétences, les Régions sont devenues responsables de pans entiers de matières telles que l’insertion socio-professionnelle, l’aide aux familles, l’intégration des personnes d’origine étrangère… Ainsi, une matière comme l’insertion socio-professionnelle a été déconnectée de ce qui a fondé son émergence : les objectifs fondamentaux de l’éducation permanente qui relèvent, eux, d’une compétence de la Communauté française. Aujourd’hui, en Région wallonne, se constitue un énorme parastatal, l’AVIQ. Il englobe les matières touchant à la vie quotidienne. Cette agence donne une place aux partenaires sociaux dans les branches qui touchent aux allocations familiales, au handicap, au bien-être et à la santé, aux maisons de repos… ; des secteurs qui pèsent lourd en termes de budget. Certaines branches nouvellement transférées, comme les maisons de repos, sont gérées par des partenaires publics mais aussi privés, marchands et non marchands. On se trouve donc devant une Région qui gère des matières sociales tandis que la Communauté française conserve les matières culturelles. De facto, les questions d’action sociale et de démocratie culturelle se trouvent dissociées.
Serge Noël : Et toutes les matières relatives à l’enfance et à la jeunesse (à l’exception des allocations familiales) sont gérées par la Communauté tandis que celles relatives à la vieillesse le sont par les Régions.
P. Malaise : Et la lutte contre la pauvreté revient aux Régions. Les associations d’insertion socio-professionnelle nées dans le giron de l’éducation permanente, vont devoir raccrocher les objectifs qui sous-tendent leur travail dans un cadre édicté par les Régions. Cela représente un véritable enjeu. Comment donner un rôle à la culture en lien avec la cohésion sociale ? Car, d’un côté, le département de la culture de la Fédération Wallonie Bruxelles est attaché à une autonomie associative et à une critique sociale encouragée par des dispositifs légaux tandis que la Région wallonne voit davantage le rôle des associations en tant qu’acteurs de services publics délégués.
En FWB, on parle d’associations. En Région wallonne, on parle plutôt de services. On se trouve face à deux logiques de l’action sociale. L’une plus « dirigiste » avec des normes lourdes ; l’autre, pour les secteurs de la
jeunesse, de l’éducation permanente, des télés locales, valorisant une certaine liberté.
A ce propos, si beaucoup dans le secteur jugent intéressantes les nouvelles manières de subventionner les projets telles que le crowdfunding et le tax shelter, estimant qu’il faut additionner les moyens, j’y vois plutôt un danger. Chaque fois que des moyens ont été trouvés hors de son giron, la FWB s’est désengagée du soutien qu’elle était censée apporter…
S. Noël : Pour Bruxelles, la Cocof gère des matières communautaires anciennement régionalisées mais offre un réel encouragement au secteur associatif et culturel, notamment par le transfert de compétences culturelles exercées, jusqu’en 1994, par l’ancienne Province de Brabant.
C’est ainsi qu’à Bruxelles, de nouveaux projets voient le jour ; c’est rarement le cas en Wallonie.
Peu à peu, des différences se marquent. La Cocof est héritière de pratiques administratives de l’ancien minis-tère de la culture et elle a donc développé une logique de contrôle parfois surprenante mais moins « policière » qu’en Région wallonne où les agents qui contrôlent le secteur associatif le font en qualité d’inspecteurs sociaux. Les inspecteurs d’Actiris et d’Iris n’effectuent pas leurs contrôles sur le même mode. Quant aux contrôles de la Direction Générale de la Culture auxquels sont habitués les acteurs des secteurs associatif et culturel, ils visent davantage le soutien au secteur et se situent plus dans une logique d’accompa-gnement. Logique que l’on ne retrouve pas dans le secteur de l’insertion socio-professionnelle régi par la Région wallonne. Celle-ci est davantage bureaucratique.
Où le privé entre en scène…
Dans le secteur de l’ISP wallon, on assiste à l’émergence de nouveaux acteurs privés tels que les agences d’intérim, des entreprises qui proposent un accompagnement des personnes sans emploi. Répondant à des appels à projet, ils peuvent envisager d’être agréés dans des secteurs tels que les EFT (Entreprises de formation par le travail) et entrent ainsi dans une logique concurrentielle avec le secteur associatif.
P. Malaise : cette réalité semble plus présente en Wallonie qu’en Communauté française où les marges de manœuvre budgétaire sont minimes, certains acteurs commençant d’ailleurs à se demander s’ils ne s’en sortiraient pas mieux dans un secteur régionalisé… Il faut se souvenir que le secteur socio culturel est financé à 45% par les programmes d’aides à l’emploi ACS et APE régionaux. Or, dans un contexte de pénurie d’emplois, les régions mettent la pression sur ces programmes et souhaitent se désengager d’un soutien au secteur non marchand, pour recentrer tout ou en partie de ces plans sur certaines catégories de chômeurs. Pourtant, ces aides ont permis l’émergence de la professionnalisation dans bon nombre de secteurs du socioculturel.
La tension est plus perceptible aujourd’hui entre les Régions et la Communauté française. Le principe du payeur décideur est souvent évoqué par les régionalistes. Les opérateurs du secteur se disent qu’une régionalisation favoriserait une plus grande cohérence entre les politiques de remise à l’emploi et les politiques sectorielles.
Où l’autonomie associative est menacée
Une disparition de la Communauté française conduirait à introduire l’aide à la jeunesse et la politique d’accueil de la petite enfance dans l’AVIQ, et ferait émerger un pôle éducation permanente et culture adossé à l’enseignement. Mais l’autonomie associative ancrée dans les pratiques de la Communauté française survivrait-t-elle dans une Région où les habitudes sont ancrées dans une logique de service public délégué ?
S. Noël : Ce serait l’abandon du rôle fondateur de ceux qui ont pensé les politiques de la jeunesse dans l’immédiat après-guerre. L’objectif était d’éviter que l’Etat endoctrine les citoyens. Promouvoir l’esprit critique, permettre une liberté de pensée étaient essentiels et l’Etat subventionnait pour soutenir ces objectifs fondamentaux. Ce mouvement de soutien à un secteur associatif indépendant des états a prévalu dans de nombreux pays d’Europe. Ainsi, le monde protestant allemand va développer son propre secteur associatif. La France laïque va créer ses maisons de jeunes et de la culture. En Belgique, les textes de Marcel Hicter, (qui fut directeur d’administration puis directeur général du Ministère de la Culture de 1958 à 1979), dont certains ont été repris par le Conseil de l’Europe, ont fondé la liberté associative et ont plus que jamais leur pertinence. Les successeurs de Marcel Hicter, dont Henri Ingberg et son administration, ont continué à porter ces missions fondatrices.
Les autres secteurs de la formation tels que le FOREM, l’IFAPME, le secteur de la promotion sociale… n’ont pas les mêmes repères culturels.
On peut craindre aussi que l’administration wallonne soit instrumentalisée par le politique. En C.F., les ministres se trouvent souvent face à une administration forte et qui se fait respecter.
P. Malaise : Au cours des vingt dernières années, la professionnalisation des secteurs et la croissance des moyens dévolus aux politiques a fait croître les aspects normatifs et de contrôle. Le poids de l’administration, du fonctionnement, les normes contraignantes absorbent les énergies et il serait primordial de trouver une convergence au niveau des réflexions. Mais comment se saisir de tout cela alors qu’on est noyé par l’administratif ? Les interlocuteurs sont parfois en panne d’outils, ils craignent pour l’avenir. En ce sens, une régionalisation pourrait conduire à rapprocher les différents promoteurs du secteur associatif entre eux et avec le monde académique.
S. Noël : Sans doute, mais une régionalisation accrue risquerait de rapprocher l’ensemble du monde de l’entreprise… Aujourd’hui, nous avons deux administrations cloisonnées. Cela freine certaines initiatives qui seraient intéressantes pour tout le monde. Par exemple, pourquoi ne pas ouvrir davantage les bâtiments scolaires aux associations en dehors du temps scolaire ? On nous répond, qu’il faudrait alors engager des concierges… Personnellement, je vote pour !
P. Malaise : En ce qui concerne le financement de la C.F., que peut-on espérer pour les dix années à venir ? Je crains que les secteurs ne « s’auto asphyxient ». La paupérisation du secteur socio-culturel le conduit à se tourner vers des dispositifs de financement qui posent question. On recourrait davantage au mécénat individuel, au système des tax shelter culturel… Tout cela peut avoir des effets pervers tels que perte de liberté, de tout ce qui fonde ce secteur, qui lui donne une âme…
A quel moment bascule-t-on vers une autre vision ? Posons-nous la question, soyons vigilants…
Où les chiffres guident les pas…
S. Noël : Le monde associatif est pris entre son autonomie, la notion de service public délégué et une logique de marché. Il devrait faire alliance avec le service public contre la logique de marché. Or, aujourd’hui, la logique de marché prévaut à tous les niveaux.
Rappelons aussi que l’Europe interdit toute subvention ! Si le Traité de Rome visait le charbon et la sidérurgie, le Traité de Lisbonne l’interdit également pour les « Services » et ne fait aucune distinction entre marchand et non-marchand sous couvert de lutte contre la concurrence déloyale.
On pourrait imaginer qu’un jour, les offres des marchés publics soient refusées aux associations, étant donné qu’elles sont déjà subventionnées. En Flandre, le secteur associatif de la formation n’existe plus. En Wallonie, dans certains bassins sectoriels, les entreprises marchandes emportent 80% des subventions publiques.
C’est le cas de l’outplacement dans des cellules de reconversion. Il est géré par les entreprises d’intérim. C’est pro-blématique. Les organisations syndicales ne devraient-elles pas chercher des synergies avec le secteur associatif ?
S. Noël : Depuis une quinzaine d’années, le secteur associatif est placé dans un cadre de plus en plus réduit. On assiste à une grande mutation. Cela pourrait ouvrir de nouvelles possibilités mais, je crains l’inverse… Avant, on pouvait innover, être inventif. On était soutenus. Mais tout cela disparaît. L’accès au F.S.E. (Fonds Social Européen) a été supprimé pour le secteur associatif… On a vu se normaliser de façon très précise tout ce que notre secteur est censé réaliser. Nous devons fournir un certain nombre d’études, d’analyses, atteindre un nombre d’heures de prestations… Et nous n’avons plus de budget pour l’innovation…
P. Malaise : Et il nous fait aussi répondre à des normes nouvelles dont le respect est contrôlé informatiquement. Nous sommes dans ce que l’on pourrait appeler une gouvernance par les nombres2… Il faut des évaluations chiffrées, qui rentrent dans des tableaux Excel, du quantitatif, du comparable (qui permet le ranking ou la mise en concurrence…), alors que la Communauté française et la Cocof pointaient l’importance du qualitatif.
S. Noël : On assiste aussi à un glissement sémantique : l’éducation permanente deviendrait la formation permanente… J’aime parler d’éducation populaire, cela fait référence pour moi à une démocratie culturelle. Si on bascule vers la Région wallonne, on se dirigera vers un changement dans la représentation du rapport entre les associations du secteur de l’éducation permanente et les institutions.
La législation relative au Pacte Culturel votée en 1973 et qui n’a plus subi de modifications depuis, prévoit l’obligation pour les pouvoirs publics, de mettre en place dans les matières culturelles un conseil consultatif composé par les associations et les publics. Celui-ci doit être consulté par le politique pour toute réforme de ces secteurs. En Communauté française, il existe le Conseil Supérieur de l’éducation permanente parmi une trentaine d’autres Conseils Consultatifs.
Or, dans le secteur de l’insertion socio-professionnelle relevant légalement des matières culturelles, il n’existe pas de conseil consultatif qui respecte le Pacte Culturel !
P. Malaise : Dans le secteur de l’insertion socio professionnelle, les avis sur le secteur sont remis par le CESW (Conseil économique et social de Wallonie) composé des partenaires sociaux interprofessionnels… !
S. Noël : Oui, en toute illégalité !
*Pierre Malaise s’exprime ici à titre personnel. Ses propos ne reflètent pas nécessairement la position de son organisation, la confédération des Employeurs des secteurs Sportif & SocioCulturel asbl
*Serge Noël est directeur du CESEP dont les missions s’inscrivent dans le cadre de l’insertion socio professionnelle et de l’éducation permanente.
1. Agence pour une vie de qualité
2. Lire Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Fayard