Par Annette REMY
Qu’on soit animateur-trice, responsable de projets ou d’organisations, une question surgit toujours : comment construire de véritables espaces de participation ? Quelles sont les conditions pour déjouer les pièges de l’instrumentalisation ou du divertissement ?
Joëlle Zask dans son dernier ouvrage « Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation » aux Éditions Le bord de l’eau, nous aide à formuler quelques réponses à cette question. Elle défend une vision forte de la participation et nous en donne quelques clefs.
Participer, nous dit-elle, c’est permettre aux individus « d’exercer réellement une influence sur les conditions qui les affectent, d’influer sur l’agenda de leur gouvernement, de contribuer à fixer les conditions de leur propre vie », bref qu’ils soient des participants au sens fort du terme.
Au vu des fonctionnements actuels au sein des organisations, on sent que cet objectif est ambitieux et que le chemin se dessine de manière assez tortueuse pour beaucoup d’animateurs-trices qui tentent au quotidien de mettre leurs pratiques au service de cet idéal, mais aussi, pour les responsables d’organisation qui ont des équipes à mobiliser dans des environnements de plus en plus incertains. L’auteure donne quelques éclairages qui m’ont paru utiles, pertinents, et que je me propose d’explorer avec vous.
A la lecture de cet ouvrage, on peut préciser que soutenir la participation, c’est créer des espaces où chaque individu peut, de manière très personnelle et totalement volontaire, prendre part avec d’autres à une « action » construite en commun, contribuer à sa réussite et bénéficier du chemin parcouru.
Pour que ces trois figures de la participation (prendre part, contribuer, bénéficier) soient présentes, diverses conditions sont à mettre en œuvre et relèvent de nos responsabilités d’animateur-trice de tels dispositifs.
Prendre part
« Prendre part » ce n’est pas « faire partie » dit-elle. « On prend part à un groupe, on fait partie d’une famille ». Cela implique qu’à un moment, l’individu choisit d’être là et de s’associer librement à d’autres. Il décide alors de s’impliquer, de s’investir dans ce groupe, d’entrer en interaction avec les autres membres du groupe. Être libre signifie donc choisir de construire un commun dans lequel ma singularité se combine à celles des autres. Car l‘originalité de l’approche proposée par l’auteure est de ne pas opposer l’individu et le groupe, l’individualité et le commun. Au contraire, elle nous propose de voir le commun comme une innovation sociale qui émerge de l’interaction des singularités librement exprimées dans un groupe. On peut donc poser l’hypothèse que plus un groupe offre une réelle ouverture aux individualités, plus il pourra permettre une créativité en commun riche de sens pour tous.
On voit donc ici une clef pour réfléchir à la question qu’on se pose souvent lorsqu’on met en place un dispositif participatif: comment passer du subtil de la relation interpersonnelle , du plaisir d’être ensemble, du divertissement à l’action « politique » en commun? Derrière cette question, bien souvent, les animateurs voient ces deux pratiques comme éloignées, voire opposées. L’auteure nous encourage à penser les choses de manière concomitante et nous invite à voir qu’en permettant des échanges véritablement «personnels», où la singularité peut se dire, au sein des groupes où nous sommes, les interactions, se faisant, permettent de construire un environnement suffisamment bon au sein duquel pourront naître par la suite de véritables innovations sociales. L’auteure défend donc l’importance de la convivialité et défend une vision de l’homme comme un être vivant profondément social et politique.
Elle défend également l’hypothèse que c’est en prenant du plaisir à créer, vivre et construire avec d’autres, que les individus s’initient à la chose publique.
Même si dans la vie d’un groupe, toutes sortes d’éléments particuliers, tels qu’ une échéance, un but, un motif quelconque d’être ensemble, sont importants; pour elle, la convivialité est fondamentale au sens où elle est récurrente, profondément humaine et fondatrice pour la vie sociale.
Et je ne peux que constater la pertinence de cette analyse dans mes expériences de terrain. Je constate que dans des équipes où la convivialité a disparu, le déficit de créativité face aux problèmes qui sont les leurs est criant. Lorsque les échanges se bornent au fonctionnel, lorsque l’autre n’est plus qu’un client interne, les personnes ne sont plus capables en commun de construire des solutions à leurs problèmes.
Elle ajoute que s’associer ne signifie pas partager un bien commun, un intérêt commun et identique, mais produire en commun quelque chose qui, ultérieurement sera reconnu et apprécié par chacun des participants et s’offre à lui comme une ressource supplémentaire pour son propre développement en tant qu’être singulier (bénéficier).
Un groupe de forme associative est un lieu d’innovation sociale et politique. Produire un commun est donc toujours une démarche « tâtonnante et révisable au cours de laquelle les conceptions individuelles de ce commun, si tant est qu’elles émergent, s’affinent, se précisent, se corrigent, s’adaptent ou s’amendent au contact les unes des autres ». Joëlle Zask nous encourage donc dans nos dispositifs participatifs à susciter les interactions, les allers et retours, les moments informels qui permettent la pensée libre, les moments plus formels qui actent et mettent en débat… L’interaction est au cœur du commun.
Enfin, pour l’auteur, il y a participation si le rôle tenu par un individu inscrit ce dernier, ainsi que le groupe qui l’accueille, dans une histoire modifiée de leur rencontre. La participation est effective quand un nouveau rapport à soi émerge. « Réciproquement, un groupe qui n’est pas modifié par l’engagement de chacun de ses membres, qu’il s’agisse de ses finalités, de son organisation, ou de l’ambiance qui y règne , est en fait fermé à la participation »
« Lorsque l’espoir d’influer sur le devenir du groupe reflue ou disparaît, parce que l’ « institution » s’est rigidifiée, que ses finalités sont devenues étrangères à celles de ses membres ou qu’elle est devenue trop « avide », les gens qui en ont la possession la quittent et vont ailleurs ».
Contribuer
La possibilité pour chacun de contribuer relève également des enjeux de la participation et délimite les contours d’une réelle démocratie contributive.
Chaque individu s’investit dans un groupe, dit-elle, pour contribuer même très partiellement à la création ou la réformation de celui-ci. Un individu s’engage d’autant plus qu’il peut être reconnu par ses pairs comme un être
« contributeur ».
Cette approche nous encourage donc à reconnaître, au sein des lieux qui nous sont confiés, la part de chacun, la couleur qu’apporte chaque individualité à l’aventure collective, que cette aventure soit l’animation d’un groupe au sein d’un quartier ou le pilotage d’un changement institutionnel majeur.
Cette vision très démocratique de la contribution, à savoir que tout le monde peut contribuer, est une invitation à voir chacun comme un acteur potentiel du renouvellement du groupe.
Cette ouverture n’est pas acquise d’emblée. L’animateur-trice d’un processus participatif a donc cette double responsabilité d’intégrer les contributions nouvelles dans le sens d’une re-définition partielle du commun tout en assurant une continuité minimale qui intègre et reconnaît les contributions passées anciennes. Dans ces périodes de changement, la reconnaissance des contributions passées est donc importante. Je peux observer, dans les organisations, la grande difficulté à gérer, digérer de gros changements, non pas, comme beaucoup le disent, parce que les gens ont peur du changement mais parce qu’il s’agit d’un moment où on touche aux contributions des personnes qui ont œuvré au commun dans le passé. Piloter un changement se passe donc d’autant mieux dans un groupe si on prend acte des contributions passées, si on les reconnaît et si on tente d’en retirer les éléments qui peuvent se combiner aux nouvelles contributions.
La créativité sociale d’un groupe dépend donc de la capacité de ce dernier à accueillir et intégrer les contributions toutes personnelles de ses membres et de son environnement. On comprend bien derrière cette donnée qu’une des conditions de réussite d’une telle innovation continue au sein des groupes est la vivacité personnelle de ses membres. De nouveau, ici, l’auteure relie le groupe et l’individu.
Un groupe de forme associative est « structuré de manière à permettre à ses membres de prendre du recul par rapport aux formes traditionnelles de leur vie sociale » et donc suscite en eux une capacité à dépasser les carcans, à imaginer des possibles, à décons-truire les structures rigides qui limitent leur vie créatrice, à vivre ensemble une vie qui les stimule, les renforce dans leur individualité. Faire advenir la pluralité, la diversité, la marginalité renforce un groupe, une société, une communauté, dans sa capacité à se réformer, à créer et à vivre.
Enfin, l’auteure montre la puissance des dommages subis par ceux qui doivent voir leurs contributions annihilées, critiquées, abandonnées voire niées. Refuser à un individu, dit-elle, la qualité de contributeur, c’est lui retirer son identité sociale. Elle appuie cet élément en utilisant le concept de superfluité de Karl Marx. Rendre l’homme superflu, c’est lui retirer le droit et la possibilité de contribuer.
Bénéficier
« On appellera bénéfice la part que les individus reçoivent de leur environnement et qui est indispensable à leur participation ». L’environnement doit donc être « suffisamment bon » dit-elle pour permet-tre aux individus de se développer, de se relier, d’être reconnus et de contribuer, bref, offrir une certaine qualité d’existence.
Pour qu’il y ait bénéfice, il faut trois conditions, dit-elle.
Premièrement, les parts allouées par l’environnement doivent correspondre aux besoins ou attentes de l’individu. Le jeune immigré admis directement au collège alors qu’il ne connaît pas encore la langue française n’est pas dans la situation d’un véritable bénéfice. La coercition lui est aussi fatale que l’anticipation. L’enfant ne peut percevoir comme un bénéfice l’aliment qu’il est forcé d’ingurgiter. Enfin, la part mise à disposition
doit permettre au bénéficiaire d’accéder à ce que valorise l’environnement dans lequel il vit.
Les chemins qui mènent aux environnements « facilitants » sont nombreux. Elle cite Winnicott pour qui aucune créativité n’advient si rien n’est mis à disposition, mais il en est de même si tout est saturé, figé, contrôlé.
Elle montre que dans un environnement suffisamment bon, on trouve toujours une marge de manœuvre de la part d’un individu qui vit de son environnement sans être déterminé par lui. La zone d’interactions multiples, où se situent les échanges entre les activités des individus et les conditions environnementales, correspond à ce que Winnicott appelle « l’espace intermédiaire ».
Et elle ajoute un point important pour nous animateur-trice d’espaces participatifs, c’est que cet espace intermédiaire, espace de créativité où l’individu invente son rapport au monde et ses possibilités d’adaptation ne peut éclore sans une dose minimale de non-réponse et d’inadaptation de ce dernier. C’est grâce à cette « «défaillance » de l’environnement qui ne comble pas tous les besoins qu’émerge cet espace intermédiaire où peut alors s’exercer la créativité des individus.
On pourrait donc dire pour conclure qu’animer un processus participatif c’est créer un de ces « espaces intermédiaires » où les hommes inventent leur rapport au monde et où la reconnaissance mutuelle est essentielle. Reconnaître quelqu’un, c’est lui faire de la place en un lieu qu’on est prêt à partager et où chacun pourra prendre part, contribuer et bénéficier du chemin parcouru ensemble. Bref, une belle res-ponsabilité !
Pour le plaisir d’une lecture complète :
Joëlle Zask
« Participer. Essai sur les formes démocratiques de la partici-pation »
Editions « Le bord de l’eau », 2011, 326p
ISBN 978/2/35687/137/4