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Les cimetières sont remplis de gens remplaçables

Par Paul HERMANT et Pascale WILMS

L e corps, quand il travaille, est soumis au stress de l’exigence des résultats et de l’excellence de l’entreprise. Quand il se révolte, il peut goûter à la matraque voire au flashball. Et même quand il ne fait rien, il est assailli par des pollutions invisibles qui diminuent son espérance de vie. Peut-être que ce que le système productiviste sait faire de mieux, après tout, c’est encore de fabriquer des invalides. Chaque année, en Belgique, c’est environ un million de personnes qui se retrouvent ainsi en incapacité de travailler. Rencontre avec François Perl, directeur du Service des indemnités de l’Inami.

P.H. : Nous nous sommes souvenus d’un article que vous avez écrit pour la revue Politique, il y a 4 ans. Vous y traitiez de la santé au travail comme d’une nouvelle question sociale et cet article se terminait comme ceci : « A l’heure qu’il est, il y a en Belgique plus de personnes qui sortent du marché du travail pour des raisons médicales que de demandeurs d’emploi. Si on intègre l’ensemble des situations d’incapacités de travail, cela fait plus de 950 000 personnes qui sur une année auront ainsi quitté leur poste de travail ». C’est ce chiffre hallucinant de 950.000 personnes en incapacité de travailler qui nous vaut de nous rencontrer. Vous le confirmez aujourd’hui ?
F.P. : Tout à fait. Il s’agit du chiffre global que je cite souvent afin de bien situer le problème. Je précise qu’à l’époque où cet article a été écrit, il y avait moins d’invalides qu’aujourd’hui. Ce terme d’invalides est un héritage de la guerre 14-18 et la notion a servi par la suite à caractériser les maladies liées au monde du travail. Mais aujourd’hui que le paradigme a changé, cette terminologie englobe aussi ce qui appartient aux risques d’ordre privé. La santé ne s’arrête pas aux portes du travail. C’est pourquoi ce dont nous parlons, ce n’est pas d’invalides du travail mais d’invalides de la vie, ce qui est beaucoup plus complexe. Et c’est tout cela qui donne environ un million de personnes en incapacité de travailler pour des raisons diverses : maladies de courte durée d’un mois à un an qui sont souvent le signe d’une absence plus longue, handicaps, maladies pour causes professionnelles, chômeurs en incapacité médicale de reprendre le travail, etc. Si on prend bout à bout, on a deux fois plus de personnes qui sont hors du marché du travail pour des raisons médicales que pour des raisons économiques. Et parmi ces personnes absentes du marché du travail pour des raisons médicales, le nombre d’invalides est stricto sensu de 415.000 personnes.

P.H. : Et on devient invalide pour quels types de raisons ?
F.P. : On est déclaré invalide par un calcul d’évaluation de la perte de la capacité de travail. On le devient au moment précis où le diagnostic d’un médecin conseil de la Mutuelle, confirmé par un médecin de l’INAMI, indique qu’on a perdu plus de 66% de son aptitude à exercer un métier. Mais quand on a dit ça, on n’a rien dit. Il faut voir ce qui se cache derrière ce calcul et ce pourcentage. Viennent d’abord des maladies liées à des problèmes psychologiques et mentaux qui concernent 40 à 45% des personnes indemnisées, viennent ensuite un bon nombre de maladies musculo-squelettiques et d’atteintes à l’appareil locomoteur : maux de dos, rhumatismes, tendinites,… soit environ trente autres pourcents. Le reste est constitué notamment de cancers, de pathologies cardio-vasculaires, d’accidents domestiques ou de la route et de toute une série d’autres maladies comme les maladies pulmonaires… Mais ce n’est pas la maladie qui rend invalide en soi. On connait des gens qui ont un cancer et qui continuent à aller au travail. C’est pourquoi il est essentiel de juger l’état de santé dans son ensemble. L’important dans ce diagnostic est de déceler la capacité à pouvoir retravailler à terme.

P.H. : Et tout ce qui concerne à la souffrance au travail ? Le burn-out, le bore-out et tous ces mots en « out » sont-ils pris en compte dans cette approche de l’invalidité ?
F.P. : Là on est dans une zone assez grise. En théorie cela devrait être reconnu comme maladie professionnelle, mais ça ne l’est pas. C’est porté au quota des problèmes mentaux que j’ai évoqués. Mais en soi, le burn-out pose un autre type de problème. Quand on regarde les statistiques, il y a deux fois plus de personnes qui souffrent de dépression que de burn-out. Le burn-out passe pour la maladie des gagnants, de gens investis qui ont tout donné à leur travail, tandis que la dépression continue à ressembler à une maladie imaginaire qui concernerait des gens qui auraient juste besoin d’un grand coup de pied au cul. Or la dépression est bel et bien une maladie physiologique, ce n’est pas un état de choses. Et si, effectivement, la souffrance au travail peut en être un des déclencheurs, il faut également faire un sort, par la même occasion, à l’idée qui voudrait qu’aujourd’hui il n’y a de souffrance au travail que mentale. Car bien sûr, la souffrance physique existe toujours. C’est la raison pour laquelle je me refuse à séparer souffrance physique et mentale, je préfère dire que la souffrance est globale.

P.H. : Qu’est-ce qu’elle nous dit du travail, cette souffrance ?
F.P. : Que nous sommes assez loin d’avoir basculé dans une ère du bien-être au travail… Nous sommes pourtant traversés de plein d’assignations nous vantant le bonheur au boulot et nous avons à notre disposition un tas de possibilités pour décompresser, des happiness managers aux cours de yoga ou aux massages assis. Un monde parfait. Or, ce n’est pas vraiment ça le tableau. Le travail tue plus de deux millions de personnes chaque année dans le monde d’après les statistiques incomplètes dont nous disposons. Dire qu’aujourd’hui « on ne meurt plus du travail ou au travail » est complètement faux. On a cru que le passage vers une industrie de service allait régler les problèmes de souffrance au travail, mais il n’est est rien. Nous sommes entrés dans une ère fantastique où l’on est exploité, mais avec le sourire…

P.H. : D’où ces vagues de dépressions et de burn-out, de suicides aussi.
F.P. : Le problème sous-jacent au travail, c’est le stress professionnel. Un stress systémique qui procède de l’environnement au travail : il est produit par les interactions avec la chaîne hiérarchique, les injonctions de productivité, la communication des résultats,… C’est une situation que le burn-out est venu troubler en apportant le récit de ceux qui ne parvenaient plus à rencontrer cette excellence et à correspondre à cette exigence. Pourtant, la vraie maladie là-dedans, c’est le stress professionnel. Lorsque l’on mesure ce stress, on voit que la courbe ne cesse de monter depuis les années 80 avec des pics qui correspondent aux crises économiques. Celle de 2008, par exemple, a mis beaucoup de gens sur le côté.

P.H. : Et tout cela dans un souci de productivisme qui reste inchangé…
F.P. : Tant que l’on sera dans un système qui sacralise la productivité, le corps sera soumis aux conditions de cette productivité, c’est clair… Pour autant, je ne fais pas partie de celles et ceux qui souhaitent ou prophétisent la fin du travail. Je pense au contraire que le travail continue d’avoir un sens très important pour un nombre considérable de gens. En revanche, je crois qu’il est essentiel de déconnecter le travail du dogme productiviste. La vraie question me semble être de savoir comment on peut faire évoluer un monde du travail moins lié au productivisme. Et comment imaginer un mécanisme de productivité qui ne s’appuie pas que sur des paramètres commerciaux ou économiques, mais qui tienne compte du paramètre humain. C’est-à-dire un système productif qui n’oblige pas les gens à aller au-delà de leur corps pour pouvoir gagner leur vie.

P.H. : Est-ce qu’un mouvement comme les gilets jaunes ne répond pas en partie à cela ? A cette assignation qui est faite au corps de se mettre en danger pour des raisons entrepreneuriales ou économiques ?
F.P. : Même si le mouvement reste compliqué à décrypter, il semble en effet que la plupart de ces personnes proviennent surtout de professions pressurisées, des professions de santé, des ouvriers, des chauffeurs-livreurs…

P.H. : Et en retour, ce corps pressuré au travail est aussi meurtri par la révolte. A l’heure où nous parlons : 23 éborgnés, 5 mains arrachées et plusieurs centaines de blessures diverses… C’est le retour du corps dans le conflit social ?
F.P. : On peut voir ça. Je me méfie des références historiques, mais dans la répression des gilets jaunes il y a quelque chose qui rappelle celle des jacqueries paysannes ou des grèves de mineurs… Avec, à l’époque, des rapports de force certes très difficiles, mais qui étaient sans doute paradoxalement plus favorables aux ouvriers dans la mesure où ils étaient beaucoup moins interchangeables qu’aujourd’hui et que la grève et les blocages des outils de production étaient moins problématiques que maintenant… Cette répression est aussi un phénomène français avec une politique de maintien de l’ordre très différente de la nôtre ou du nord de l’Europe. Le sud de l’Europe en est peut-être plus coutumier : rappelons-nous Gênes et le G8 en 2001. Alors, c’est de façon industrielle que la répression répond à une contestation tout aussi industrielle…

P.H. : On vient de parler du corps soumis au travail et qui en subit les conséquences, on vient d’évoquer le corps qui ne veut pas se soumettre et qui en subit aussi les conséquences… Mais il y a aussi des situations dans lesquelles le corps ne peut simplement pas réagir aux conséquences qu’il subit. Je pense à des choses non contrôlables comme aujourd’hui la pollution atmosphérique ou demain la 5G…
F.P. : Le corps est malheureusement soumis, en effet. La pollution de l’atmosphère est une chose sur laquelle je tente de penser et d’écrire beaucoup. Car comme pour les accidents du travail, il y a quelque chose d’invisibilisé : les gens qui meurent à cause de la pollution de l’air, on ne les voit pas. A Bruxelles, on parle de 800 personnes par an, en Belgique d’environ 15.000. Ce sont des morts pour lesquels il n’existe aucune considération. Si demain, on constatait que le football génère 15.000 morts par an, on interdirait le football. Est-ce qu’on va arrêter de venir à Bruxelles en voiture pour préserver les enfants de l’asthme ? Est-ce qu’on va empêcher les bateaux d’entrer dans le port d’Anvers car le fioul lourd provoque des terribles dégâts sur la santé des petits Anversois ? Non, on ne le fera pas. Pour la simple raison que ça remet en question ce qui est au centre du problème : le dogme productiviste. On y revient.

P.H. : Et c’est avec ce corps là que nous retournons au boulot, pourtant.
F.P. : Cela montre bien que la souffrance au travail n’est pas due qu’au travail et c’est encore plus pernicieux que la souffrance au travail… On peut se dire : le boulot, c’est de 9 à 17 heures, tâchons d’améliorer les choses entre 9 et 17 heures et le problème sera réglé. Mais avec la pollution de l’air, ça ne marche pas, elle ne s’arrête pas aux frontières du travail. C’est comme la dépression, elle ne fait pas juste ses heures… Avant 9 heures elle est là, après 17 heures elle est toujours là.

P.H. : D’après vous, ce chiffre de 950 000 que nous avons pris comme point de départ il va diminuer ou augmenter dans les temps qui viennent ?
F.P. : Pour des raisons démographiques liées aux baby-boomeurs, nous allons vers une diminution progressive du nombre de personnes en âge de travailler et donc, par effet rebond, du nombre de maladies liées au travail. Mais je ne pense pas que le nombre s’en trouvera grandement affecté. Les nouvelles formes de travail, comme l’ubérisation, entraînent de nouveaux risques professionnels et sociaux. Nous aurons toujours besoin d’une sécurité sociale pour les indemniser et de négociations collectives pour tenter de trouver un équilibre entre les intérêts de ceux qui détiennent l’appareil productif et les intérêts des travailleurs…