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Les démocrates américains sont-ils socialistes ?

Entretien avec Isabelle Ferreras et Philippe Pochet, par Julien Charles

Deux candidats aux primaires démocrates américaines, Bernie Sanders et Elizabeth Warren, avancent l’idée d’inclure des travailleurs au sein des CA des grandes entreprises, dans un pays qui est souvent considéré comme l’exemple même du droit du capital. Une avancée politique ? Une piste pour sortir du capitalisme ? Un impact sur les discussions syndicales européennes ? Conversation avec Isabelle Ferreras, Maître de recherches du Fonds national de la recherche scientifique (FNRS) et Senior Research Associate au Labor and Worklife Program (Harvard University), Philippe Pochet, directeur général de l’Institut syndical européen (ETUI) et  professeur à l’Université de Louvain (UCLouvain).

Julien Charles :  Bernie Sanders et Elizabeth Warren critiquent explicitement le capitalisme dans leurs programmes. Est-ce une nouveauté ou le prolongement d’une histoire politique et sociale que nous avons tendance à oublier en Europe ?

Isabelle Ferreras : Il y a toujours eu une critique sociale radicale de candidats de gauche qui se déclaraient socialistes. Mais le terme socialiste reste aujourd’hui extrêmement mal vu parce que la droite américaine a parlé de socialisme uniquement en référence au communisme étatique soviétique, une forme particulière du socialisme. Bernie Sanders a toujours été très clair à cet égard : il ne se réclame pas de cet héritage, il s’inscrit dans une perspective de socialisme démocratique où, entre autres, il ne prévoit pas une étatisation de l’ensemble des moyens de production. La droite américaine a toujours agité ce spectre, c’est assez malhonnête et ça rend le débat très compliqué.  Quand on regarde les sondages d’opinion, il est très intéressant d’observer qu’une majorité de la jeunesse américaine approuve les principes du socialisme mais je ne suis pas certaine que si on les étiquetait « socialistes », ils les approuveraient toujours autant. Le fait que l’État doit intervenir dans l’économie, le fait que les travailleurs doivent avoir leur mot à dire sur leur lieu de travail et sur leurs conditions de travail, qu’ilsdoivent avoir une relation indépendante par rapport à leur employeur pour se représenter eux-mêmes… Tout ça, c’est très largement validé, à 50 voire 80 %. La jeunesse est donc clairement du côté de Sanders mais la culture est adverse. 

Philippe Pochet : Les deux n’ont pas exactement les mêmes propos. L’un, Bernie Sanders, se définit comme « socialiste démocratique » ; l’autre, Elizabeth Warren comme « capitaliste réformiste ». Donc, si même dans les programmes, il y a très peu de différences, dans les débats c’est ce qui va faire la différence car le terme socialiste reste un mot ordurier pour une partie des américains. C’est une stratégie plus subtile de se définir, dans le contexte américain, comme capitaliste réformiste. C’est un point de différence. Ceci dit, c’est rare d’avoir dans les trois candidats démocrates qui sont en tête, deux qui soient à gauche du parti. 

Isabelle Ferreras : La grande différence en termes de socialisme c’est qu’Elizabeth Warren met un point d’honneur à ne pas passer pour une socialiste. Elle dit à de nombreuses reprises « je suis capitaliste mais le capitalisme est dévoyé et donc il faut le réformer ».   

Julien Charles : Mais alors, quelle serait la différence pour eux entre rendre le capitalisme « accountable » (tenu responsable, devant rendre des comptes) pour reprendre ses termes, et sor-tir du capitalisme ?

Isabelle Ferreras : Bernie Sanders n’est pas du tout clair là-dessus et son dernier plan, Economic Democracy Plan, n’est pas un plan qui permet de sortir du capitalisme. C’est un plan d’accommodement et d’aménagement un peu plus équitable du capitalisme. Elizabeth Warren propose la même chose en termes de philosophie. Bernie Sanders propose que 45 % des membres du CA soient élus par les travailleurs, Elizabeth Warren en propose 40 %. Elle a fait cette proposition il y a plus d’un an mais le débat avance vite, la pression vers une forme de radicalisation à gauche est telle qu’il est possible qu’elle sorte un autre plan plus exigeant encore comme la codétermination allemande. Pour sa part, Bernie Sanders a fait une proposition particulière. Il exigera des entreprises qu’elles provisionnent de 2 à 20 % des parts dans un fonds détenu par les travailleurs. C’est une forme de redistribution du capital mais ça n’envisage pas un chemin de transition de ces entreprises, depuis un gouvernement de l’entreprise par le capital vers un gouvernement des travailleurs. 

Philippe Pochet : à mon sens, ce sont des discours de campagne. Dès qu’ils seront élus, ils auront à affronter le congrès qui n’est absolument pas sur cette ligne politique. Comme aux précédentes élections, ils ont promis monts et merveilles pour les syndicats mais dans les faits, ils n’ont rien pu faire. Je vois ça plutôt comme des jeux tactiques ; l’un va se positionner très à gauche tandis que l’autre, face à Trump, va adopter un discours plus modéré. Je ne ferais pas trop attention au discours mais ce qui est intéressant d’observer c’est qu’il soit prononcé. C’est une discussion qui se fait avec une certaine partie des États-Unis. Je ne pense pas que ces questions soient portées quand on est dans le Midwest. Un autre point un peu technique mais extrêmement important. Elizabeth Warren voudrait un système public pour les soins de santé auquel s’oppose une partie des syndicalistes qui, dans leurs entreprises, ont une très bonne couverture-santé. Elle va devoir se dévoiler : comment finance-t-on ce système de santé ? à l’intérieur de la gauche, c’est un choc entre ceux qui veulent que cela devienne public, et une partie du monde ouvrier qui est relativement bien couvert aujourd’hui au sein de leurs entreprises et qui risque d’avoir une protection moindre. 

Isabelle Ferreras : C’est un point important à expliquer.  En Belgique, on ne se rend pas compte comment le système américain est organisé au niveau de l’entreprise. Aux États-Unis, le système de soins de santé s’exerce si on travaille pour une entreprise. C’est l’employeur qui fournit un service de soins de santé de qualité, avec un minimum assuré pour les pensionnés au niveau fédéral. C’est un filet de sécurité mais ce n’est pas avec cela qu’on assure l’accès à des soins de santé qui coûtent de plus en plus cher. Le système américain est corporatiste et ce système de soins de santé pris en charge par l’entreprise renforce le sentiment d’appartenance corporatiste : « moi, dans mon entreprise, le syndicat a réussi à négocier cette couverture soins de santé et qu’on ne vienne pas déstabiliser ce système car ce sera à notre détriment ». Il y a donc là vraiment un enjeu de sortir de ce corporatisme pour aller vers une promotion de l’égalité des travailleurs. Ce sont aujourd’hui véritablement de petits îlots de gens privilégiés, qui sont par ailleurs dans des luttes pour une fin de mois meilleure et qui ne se vivent donc pas du tout comme des privilégiés, mais qui le sont cependant par rapport au sous-contractant d’Amazon par exemple.   

Julien Charles : Dans le New-York Times, ils disaient que cette mise en débat était inspirée du projet Clean Slate. Quel est ce projet ? Quels sont les liens entre ce projet et les candidats démocrates ?

Isabelle Ferreras : Clean Slate, ça veut dire table rase. Le projet, c’est de rééquilibrer le pouvoir de l’économie dans la démocratie. Cette proposition est partie d’un centre de recherches à Harvard, The Labor and Worklife Program, un centre interdisciplinaire réunissant des chercheurs et des chercheuses sur le monde du travail, avec une entrée travailliste alternative à la Business School qui développe une entrée capitaliste. Depuis la crise de 2008, il y a une frustration grandissante et la prise de conscience que le capitalisme continue sa course effrénée malgré les déclarations de candidats démocrates sur le droit du travail ou les droits syndicaux. L’élection de Trump a été un choc. Il y a de plus en plus d’inquiétudes du côté des chercheurs qui se demandent à qui ils servent : quelle est la contribution des sciences sociales à la situation dans laquelle se trouvent les travailleurs américains ? La nouvelle direction du Programme a alors décidé d’éla-borer un programme politique visant à reconstruire le droit du travail afin d’équilibrer économie et politique, de proposer de nouvelles idées audacieuses, des pistes d’action visant à reconstruire fondamentalement le droit du travail américain.   

Julien Charles : Est-ce que ce qui se passe aux États-Unis, ces programmes, ces recherches ont un impact sur les discussions syndicales européennes ?

Philippe Pochet : Il y a un autre projet intéressant. C’est une étude sur les doubles standards des entreprises européennes présentent dans le Sud des Etats-Unis » qui vient d’être publiée par AFL-CIO (shorturl.at/cqAFI). Dans cette étude, les chercheurs essaient d’expliquer à un public européen ce qui se passait quand des entreprises multinationales comme Volkswagen, Airbus ou d’autres investissaient dans le sud des États-Unis, où le taux de syndicalisation est ridiculement bas, où il existe des politiques racistes, où les politiques éducatives sont insuffisantes. Ils ont constaté que ces entreprises n’appliquaient pas les principes européens. Pourquoi se comportaient-ils différemment à Frankfurt ou en Alabama ? L’intention est de maintenant faire une discussion au niveau européen. Comment peut-on repenser le droit social et le droit syndical ? C’est de notre responsabilité lorsque nos entreprises investissent dans le sud des États-Unis, en dépit du respect de nos principes. 

Isabelle Ferreras : L’institut syndical européen a reçu le pilote du projet Clean Slate en mars 2019. Le modèle européen ou les modèles intra-européens sont une source importante de comparaison et d’attention pour les américains. Il existe aussi une histoire industrielle commune qu’il faut rappeler. Par exemple, la première loi sur la codétermination – à savoir la présence des travailleurs au CA des entreprises – a été votée en 1919 dans le Massachusetts. Il y a une histoire de la place légitime des travailleurs américains dans les décisions qui les concernent dans le monde du travail mais elle a été férocement effacée de la mémoire. Et il n’y a effectivement plus de place pour cette histoire dans les écoles de droit par exemple. C’est une des contributions possibles du projet Clean slate : ramener à la connaissance des faits qui, par effet-miroir, renvoient aux américains qu’ils peuvent se dire « au fond, ça existe chez nous, on ne doit pas s’inspirer du modèle européen ».   

Julien Charles : Comment ces enjeux liés au droit du travail et au droit social sont aussi portés par des enjeux de justice fiscale et de justice climatique ?

Isabelle Ferreras : Pour le moment, j’ai l’impression que plan par plan, les deux candidats s’adressent à des segments de leur électorat à la pêche aux voix pour qu’ils s’engagent dans la campagne. Donc, par exemple, ils envoient des signaux à l’électorat du milieu syndical ou environnemental. A l’heure actuelle, ce sont des réflexions qui ne sont pas très intégrées.Le projet le plus intégré est le Green New deal tel qu’ Alexandria Ocasio-Cortez l’a mis sur la table. Ce projet fait place entre autres au fait qu’il doit y avoir des syndicats présents dans les entreprises.  

Philippe Pochet : On pense toujours que ces plans ce sont des centaines de pages. En fait, ce Green Newdeal, ce sont dix pages, un texte très court qui mérite d’être lu, d’être réfléchi shorturl.at/pFHP9.