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Les mandingues, leur ombre et nous

Avant d’apporter une proposition de réponse aux questions contenues dans l’intitulé de cet atelier, je souhaiterais développer mon propos en déconstruisant une des expressions utilisées : il s’agit de l’association du terme « diversité » auquel est ajouté l’adjectif « interculturelle ».

Cette expression me semble problématique car elle pourrait laisser entendre que le fait de la diversité implique nécessairement le déploiement d’une dynamique de nature interculturelle. Ce n’est pas parce que des individus issus d’univers culturels différents se retrouvent au sein d’un espace social déterminé, à l’exemple du huis clos lors d’un trajet de métro, que les individus en présence vont interagir de telle sorte qu’il résulte de cette interaction, une forme particulière de rencontre : une rencontre entre des sujets, certes, mais qui va mobiliser ce qui fait culture en eux : une rencontre interculturelle.

La diversité n’implique pas nécessairement l’interculturalité. Beaucoup de situations de mixité ne donnent pas lieu à la rencontre interculturelle. Tantôt, les individus glissent, oeuvrant à la poursuite de leurs intérêts individuels. Ils se meuvent, dans l’espace social, dans une relative indifférence, sans se rencontrer. Tantôt, il existe des situations de chocs culturels caractérisées par des frottements conflictuels : des protagonistes se heurtent et au travers de cette conflictualité, ce sont des représentations tenues pour évidentes qui vont s’opposer sans se reconnaître comme légitimes.

Selon un observateur très au fait des politiques de la ville, Jacques Donzelot, le devenir de nos sociétés contemporaines, caractérisées par le pluralisme des patrimoines et des conceptions de la vie bonne, serait bien plutôt gouverné par des phénomènes d’évitement de l’autre, l’autre qui est du côté de l’inquiétante étrangeté, l’autre dont nous pressentons que si nous allons à son devant, c’est à son altérité que nous allons avoir affaire, laquelle va nous entraîner sur des rivages incertains : que va-t-on y perdre ou gagner si nous y allons ?

Il faut souligner que le contexte politique ambiant se révèle de plus en plus hostile à l’émergence des situations de rencontre interculturelle … Je considère pour ma part qu’il existe aujourd’hui un imaginaire politique dominant qui tout à la fois produit de l’insécurité sur les versants matériels et culturels de l’existence, et qui alimente le feu des peurs identitaires (celles des majorités inquiètes de leur devenir) et qui dans le même temps propose un remède de fermeté politique aux situations qu’il provoque directement ou qu’il contribue à aggraver. Cet imaginaire dépeint sous les traits d’une figure menaçante, certains des autrui qui habitent notre monde, ceux-là mêmes qui constitueraient un danger pour nos modes de vie, nos libertés, nos valeurs.

C’est cette même stratégie qui préside à la mise en place de décisions politiques adoptées par le gouvernement fédéral qui prennent les associations et les publics qu’elles reçoivent pour points d’application. Il s’agit clairement d’une stratégie délibérée visant à déstabiliser et affaiblir tout ce que la société civile peut apporter au corps social pour lui permettre de « faire société », et de mettre en place les conditions nécessaires au déploiement de l’action interculturelle.

Alors, venons-en à l’action interculturelle.

Les pratiques associatives qui se réfèrent à la démarche interculturelle renvoient à des interactions complexes qui ne peuvent se déployer que sous certaines conditions.

Tout d’abord, elles reposent sur une présomption de légitimité en vertu de laquelle il est donné à celles et ceux qui y participent, de pouvoir se définir en mobilisant les composantes culturelles de leur identité. C’est ici qu’il faut effectuer un petit détour par la notion de culture.

Il faut en effet s’entendre sur cette culturalité qui est invitée dans le lieu de l’ « inter ». Elle renvoie à la question de ce qui fait culture dans le sujet : quelles sont les appartenances qu’il revendique ? quels sont les éléments qui ont contribué à faire de lui un être de culture, c’est à dire, un être qui a été fabriqué culturellement, par un groupe social déterminé. C’est la question de l’humanisation laquelle renvoie au fait que les peuples produisent, à l’aide de rituels et de traditions et selon leurs propres procédés, l’humanisation des êtres humains. C’est toute cette dimension de la subjectivité qui est autorisée à être, à se manifester pour autant que le participant le choisisse évidemment.

L’action interculturelle suppose donc un ensemble de dispositions qui ont fort avoir avec l’hospitalité : ne pas envisager les participants comme des êtres définis par leur manque ou par le fait d’être insuffisamment dotés, mais plutôt comme des héritiers auxquels les travailleurs sociaux vont destiner une proposition dont nous allons voir qu’elle vise à stimuler une perturbation : les pratiques associatives gagnent en effet à être envisagées en tant que déploiement – pas toujours conscient – d’une perturbation qui va produire des effets non seulement sur les participants mais également sur celles et ceux qui activent le dispositif. C’est pourquoi il faut toujours interroger les intentions qui président à la mise en place d’un dispositif : quels sont les effets qu’il cherche à provoquer ? l’espace de supervision est à ce titre essentiel : se pencher sur les effets qui affectent les uns et les autres. Comment sommes-nous parfois perturbés par les effets induits par le dispositif que nous activons ?

La méthodologie interculturelle se réfère donc à une approche anthropologique de la culture. C’est un des mérites de la clinique de l’ethnopsychiatrie mise en oeuvre par Tobie Nathan que d’avoir montré que la culture a aussi une fonc-tion psychologique dans la clôture de l’appareil psychique. Une des fonctions de la culture c’est par exemple de permettre au sujet de percevoir son environnement sur le mode de l’évidence, de pouvoir attribuer de la signification aux événements fortuits mais également aux séquences centrales de l’existence (naître/accueillir le nouveau né, mourir/faire le travail de deuil, s’unir/les tensions ‘individus >< groupes’, faire face aux négativités inéluctables de l’existence / les maladies et les désordres psychiques, élever les enfants/que leur transmettre ?), en tout cas d’éviter au sujet, « frayeur et perplexité ».

Si la démarche interculturelle n’est pas un « angélisme de l’autre », aussi naïf que niais, elle ne procède pas non plus d’une forclusion des composantes matérielles, politiques, juridiques de la dignité humaine. C’est pourquoi nous considérons qu’il faut prendre en considération les deux versants de la dignité, celle qui a trait aux appartenances culturelles que revendique le sujet et celle qui a trait aux conditions juridiques, socio économiques de sa citoyenneté politique. S’ouvrir à cette dimension politique de la dignité, c’est aussi accepter et prendre acte que les subjectivités choisissent de se définir par rapport à des formes de domination qu’elles perçoivent comme des violences de société.

Que serait l’approche interculturelle si les interactions qu’elle suppose étaient excluantes, c-a-d, si certaines des composantes identitaires des protagonistes n’y avaient pas droit de séjour ? si les sujets qui y sont invités devaient se présenter amputés d’une partie d’eux-mêmes ?

Si la curiosité est une des dispositions nécessaires au déploiement de l’action interculturelle, elle ne doit pas se révéler intrusive : c’est pourquoi l’action interculturelle ne se borne pas au fait d’adopter la perspective anthropologique de la culture : pas que … en tout cas. Il y aussi ces autres cultures, celles dans lesquelles des sujets se retrouvent en ayant fait un « pas de côté » par rapport aux sillons de la normalité attendue par le groupe social dont ils sont issus.

L’action interculturelle s’intéresse aussi à ces cultures que certains qualifient de ‘en marge’ en tant qu’elles renvoient à des formes de vie qui impliquent des sujets en rupture et qui ressentent le besoin de se projeter dans des « en dehors », dans des « ailleurs » pour s’y redéfinir. Quels sont les êtres auxquels ces sujets se connectent ? Quelles sont les réseaux qu’ils mettent en place ? Quelles sont les communautés auxquels ils prennent part ? Quelles sont les images du monde et d’eux-mêmes qu’elles vont élaborer ?

Il n’y a donc pas d’action interculturelle, sans cultures, c’est une banalité de le dire mais c’est plus difficile à faire. Il faut se mettre dans des dispositions : présomption de légitimité, curiosité, hospitalité, vigilance aussi par rapport à certaines utilisations réifiantes, essentialistes des notions de culture ou d’identité. J’ajouterais également le fait de s’appuyer sur des outils méthodologiques éprouvés lesquels ont été forgés dans le champ de la psychologie sociale, de l’anthropologie symétrique.

Pour ma part, je considère que l’action interculturelle est une prise de risque, notamment lorsqu’on se situe dans quelque chose pour lequel moi et mes collègues du CRAcs, nous ressentons beaucoup d’intérêt : je veux parler des pratiques associatives.

Ces dernières donnent lieu à des interactions complexes qui reposent sur l’activation de plusieurs éléments : dispositif, intention, institution, travailleurs sociaux, participants, images du monde, conflictualités, ressources réflexives et budgétaires, cultures liées à des métiers, outils méthodologiques, cadres administratifs plus ou moins contraignants, attachements de nature idéologique, rapports de force, stratégies, ruses, affects de différentes natures, tous ces éléments vont s’imbriquer pour donner lieu à ce que nous proposons d’identifier comme une perturbation : l’action interculturelle, ça perturbe ! Ca perturbe, cela signifie qu’elle produit des modifications des cadres de perception, elle affecte le regard qu’on pose sur le monde et les façons de percevoir celles et ceux avec lesquels nous sommes appelés à interagir ; ça provoque des affects insoupçonnés, tantôt des émerveillements, tantôt de la déception et des attentes déçues.

C’est pourquoi je pense qu’il est absolument nécessaire d’ajouter que ces dispositions bienveillantes que j’ai identifiées – si elles rendent possible la mise en place d’une confiance fondamentale – ont pour fonction de perturber les participants qui acceptent l’aventure qui leur est proposée : introduire de la complexité là où régnaient des représentations simplificatrices, provoquer de la surprise, le surgissement d’un inattendu là où tout devait se passer comme prévu. Ca perturbe parce qu’il y a des êtres auxquels on n’est pas nécessairement habitués et qui arrivent par le témoignage des autres participants (ainsi quelle ne fut pas ma surprise quand un des camarades stagiaires originaires du Bénin m’a raconté le rituel des secondes funérailles qui est pratiqué par sa famille « au pays »). En fait, ça perturbe parce que si nous partageons effectivement un monde que nous avons en commun, nous ne soupçonnons pas les univers culturels que chaque humain transporte avec lui, comme une ombre qui le suit.

Je terminerai en disant ceci. Dans certaines civilisations, comme chez les mandingues1, on considère qu’un homme ne peut marcher et se tenir debout, s’il n’est pas autorisé à exister avec son ombre. Pour nous qui travaillons à activer des dispositifs d’éducation permanente, ou des projets destinés à des jeunes aux prises avec la question de leur devenir, l’action interculturelle ne signifie en aucune manière qu’il faille laisser à cette ombre prendre toute la place. Au contraire, un des concepts centraux dans la méthodologie interculturelle repose sur des procédures de négociations lesquels ont trait à des enjeux relatifs à la coopération proposée. L’action interculturelle avec ses hauts et ses bas, quand elle s’appuie sur certaines des dispositions que j’ai 

tenté de mettre en lumière, peut donner lieu à un processus d’enrichissement des significations. Si elle entend perturber celles et ceux auxquels elle adresse sa proposition en vue de reconfigurer un nouvel équilibre, elle ne le fait pas sur base d’un préalable idéologique qui ampute ce que le sujet choisit de définir comme une composante essentielle de son être.

1. Sur cette question du rapport entre les humains et leur ombre dans les cultures mandingues, nous recommandons la lecture du très beau livre de Sory CAMARA, ‘Paroles très anciennes’, éditions La Pensée Sauvage, 1980.