Par Toufik Cherifi, Joaquin De Santos, Justine Vleminckx
Mis en place sous sa forme actuelle à Bruxelles par la Fédération des Services Sociaux (FdSS) depuis novembre 2021, le Bureau de Recherche et d’Investigation sur les Communs (BRI-Co) est un dispositif d’intervention sociale ayant pour objectif d’engager, à l’échelle d’un micro-territoire [1] , une dynamique communautaire de réparations visant l’amélioration des conditions de vie de ses habitant·e·s. Au cœur de ce projet, le mot « réparation » recouvre au moins deux acceptions principales.
L’une consiste à favoriser la création de liens sociaux, par la mise en place d’un espace temporaire de rencontre dédié au partage et à l’écoute des conditions de vie des habitant.e.s d’un quartier. Cet objectif vient répondre à un double constat : à Bruxelles, les espaces (non commerciaux) dédiés aux habitant·e·s sont devenus rares, alors que de nombreuses personnes, a fortiori du fait de leur précarisation, sont en situation d’isolement social. La deuxième forme de réparation vers laquelle veut tendre le BRI-Co s’inscrit dans la lignée de la première. Créer les conditions d’une rencontre et d’un échange entre habitant·e·s constitue un premier pas vers la visibilisation de la portée collective des problèmes vécus individuellement. A partir de ce premier pas, le BRI-Co soutient la mise en place d’actions collectives pour agir sur une situation d’injustice qui affecte les conditions de vie sur un territoire donné. Sur ce point, des réparations collatérales peuvent advenir en cours de processus, entre autres d’ordre symbolique (gain de confiance dans ses capacités d’action et dans la force de la mobilisation collective, par exemple).
Cet article tente de montrer ce qu’impliquent concrètement ces processus de réparation initiés à la suite de l’organisation de BRI-Co, avec leur lot de succès et d’empêchements. Nous détaillerons les caractéristiques du dispositif et partirons d’un exemple d’intervention prenant place au cœur d’un quartier bruxellois particulièrement dense et minéralisé. Initié à la demande d’habitant·e·s du territoire en question, le projet de réparation que ce BRI-Co porte est centré sur la réouverture d’un espace vert. Ainsi, nous verrons comment les « réparations » sont à la fois d’ordre symbolique (soutenir des collectifs citoyens à travers le travail social communautaire) et matériel (obtenir la réouverture de l’espace).
Le BRI-Co, un dispositif bas seuil
Mis en place à la demande d’acteurs locaux (habitant·e·s, associations, collectifs citoyens…), et souvent à partir d’une problématique propre à un micro-territoire, le BRI-Co prend d’abord la forme d’un espace convivial de rencontre dédié à l’écoute des colères et des difficultés éprouvées par des habitant·e·s. S’installant pour quelques jours (le plus souvent trois) au cœur d’un quartier, il consiste concrètement à transformer un espace lambda – une place publique, un local communal, un ancien théâtre… – en une cantine de proximité où nourriture et boissons chaudes sont servies gratuitement toute la journée. Dans cet espace temporaire, toute une équipe s’affaire de manière à garantir en continu un cadre convivial à l’intérieur duquel la prise de parole des personnes y entrant est facilitée : la logisticienne et le cuisinier aménagent les espaces, veillent à l’approvisionnement continu de café ou thé ; ils et elles préparent le repas du midi. Des Relais d’Action de Quartier (RAQ) épaulés par trois intervenant·e·s chercheur·euse·s accueillent les personnes pour leur proposer d’échanger sur une problématique en lien avec leurs conditions de vie.
Le dispositif parie sur la « commensalité » – partager la même table et manger ensemble – comme point de départ à la création de liens sociaux entre personnes du quartier et à l’élaboration d’une prise de parole commune sur les réparations à entreprendre dans leur environnement immédiat. Le soin particulier apporté aux conditions d’accueil des personnes (décor, nourritures et boissons à dispositions, des personnes accueillantes et à l’écoute, etc.) a précisément été pensé pour faciliter l’entrée dans le BRI-Co et l’échange entre pairs. On le sait, prendre part à une démarche participative ne va pas de soi, quel que soit le public que l’on vise, et le soin apporté à l’accueil est donc fondamental.
« Rétablir du lien quand il y en a plus grâce à la commensalité. Tu te mets autour d’une table, tu manges des choses bonnes et simples en parlant, c’est hyper efficace et c’est sans doute parce que ça renvoie à quelque chose d’extrêmement profond dans la conscience humaine. C’est un compagnon, c’est quelqu’un qui partage le pain quoi. Et un commensal, c’est quelqu’un avec qui tu es suffisamment en sécurité que pour pouvoir manger. »
Acteur citoyen impliqué dans la suite d’un BRI-Co
L’expérimentation répétée et multiple du BRI-Co dans plusieurs quartiers bruxellois (plus de 30 fois) a permis aussi de mesurer combien le dispositif en soi constitue déjà un espace-temps « réparateur ». En plus d’un repas chaud, il offre aux habitant·e·s un espace de rencontre (non commercial) ainsi qu’un accueil et une écoute non conditionnés, dont beaucoup disent manquer.
Pour autant, le processus de réparation auquel engage le BRI-Co ne s’arrête pas à ces trois jours d’installation et à ce qu’ils produisent simultanément. Dans leur continuité, les intervenant·e·s du dispositif accompagnent et soutiennent le développement d’une dynamique communautaire, par la constitution d’un collectif d’acteurs – habitant·e·s et/ou associatifs – à partir duquel sont initiées une série d’actions de manière à obtenir « réparation », le plus souvent face à une situation d’injustice.
Cet accent mis sur la continuité du soutien est le fruit de l’évolution du dispositif depuis sa mise en place en 2021. L’équipe a ainsi décidé de réorienter le projet vers un travail de long terme à visée communautaire à la suite d’une intervision menée fin 2023. Partant, les derniers processus engagés à la suite d’un BRI-Co ont, par exemple, porté sur l’interpellation d’une SISP (Société Immobilière de Service Public) autour du poids excessif des charges communes pour des locataires sociaux, ou sur la réouverture d’un espace vert, sur lequel le présent article va s’attarder.
Le stade Verdonck à Anderlecht, lieu de convergence des luttes écologiques et sociales
Ce stade d’athlétisme situé entre les rues Léopold De Swaef, Général de Ruquoy, et Denis Verdonck dans la commune d’Anderlecht, habituellement appelé du nom de cette dernière rue, est à l’abandon depuis plus de dix ans. La Fédération Wallonie-Bruxelles a longtemps porté un projet de création d’un centre sportif ADEPS à cet emplacement, ce qui aurait contribué à davantage bétonner le quartier. Face au manque de moyens et, dans une moindre mesure, à l’impopularité de cette option parmi les riverains, le projet est abandonné. A l’heure actuelle, il n’existe à notre connaissance aucune autre perspective pour le stade, qui reste donc vide et inutilisé. Cette situation interpelle dans le quartier Scheut (quartier populaire à proximité de la gare de l’Ouest), où les espaces verts sont plus que nécessaires. Les enfants sont par exemple contraints d’effectuer des trajets d’une vingtaine de minutes pour jouer au football.
Face à cette situation, deux collectifs se sont alliés pour pousser les pouvoirs publics à rendre accessible le stade : le Front de mères, un collectif de parents issus de quartiers populaires qui se bat pour rendre le monde respirable et vivable pour tous les enfants ; et WeAreNature.Brussels, une association issue de collectifs citoyens qui demandent l’arrêt de la destruction des espaces naturels à Bruxelles. Ils ont uni leurs forces dans un projet qui relie questions sociales et environnementales – « il est dégueulasse de nous mettre en opposition, il faut créer des alliances pour sortir de ces logiques infernales » (Acteur citoyen impliqué dans la suite d’un BRI-Co) – et qui aura un impact local très concret sur les habitant·e·s du quartier et plus spécifiquement sur les enfants jusqu’ici privés de cet espace vert. A l’automne 2023, ils interpellent les autorités communales qui leur demandent, en réponse, d’étayer leur interpellation grâce à l’organisation d’une consultation citoyenne de manière à s’assurer que l’ouverture du terrain réponde aux besoins du quartier.
Lorsque ces deux collectifs contactent la Fédération des Services Sociaux (FdSS) en décembre 2023, c’est précisément pour répondre à cette demande des pouvoirs communaux. Le rôle de la FdSS consiste, dans un premier temps, à soutenir leur lutte en apportant la logistique et la méthodologie des BRI-Co nécessaire à l’organisation de ce moment de « consultation ».
Non seulement ces trois jours de BRI-Co permettent de recueillir une série de contacts de personnes désireuses de soutenir les suites de la mobilisation, mais en plus les témoignages récoltés auprès des habitant·e·s du quartier attestent de la nécessité de bénéficier de plus d’espaces verts communs de proximité. Plus encore, ils mettent la lumière sur des enjeux qui n’avaient pas forcément été anticipés de prime abord, comme l’importance d’espaces de rencontre entre voisin·e·s pour faire face à la solitude et améliorer la santé mentale des habitant·e·s.
« On ne s’était pas rendu compte que le manque de convivialité pour se rencontrer des habitants était aussi prégnant et aussi difficile pour certaines mamans et certaines personnes âgées qui nous ont vraiment dit que dans d’autres quartiers, c’était moins comme ça, que c’était un quartier qui est agréable mais qui manque de lieux de rencontres, d’endroits où on peut s’asseoir et parler avec ses voisins, et que ce manque de vie de quartier était lourd pour des mamans qui ont des enfants en bas âge et qui ont arrêté de travailler et qui se sentaient quand même fort seules. »
Acteur citoyen impliqué dans la suite d’un BRI-Co
La réouverture du stade comme réparation pour le quartier
La réparation qui est au cœur du BRI-Co mené dans le quartier Scheut est plutôt d’ordre « matériel » dans la mesure où elle vise à redonner aux habitant·e·s l’accès à un espace vert public. Initialement, cet objectif semble facilement atteignable. La commune et le propriétaire du terrain – la Société patrimoniale d’administration des bâtiments scolaires (SPABS), un organe de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) – aboutissent en juin 2024 à un accord permettant la mise à disposition temporaire du stade, dans l’attente d’un éventuel futur projet d’aménagement. Une convention d’occupation est signée entre la commune et la SPABS pour formaliser cet accord.
La commune manifeste même sa volonté de garantir l’accès au stade de manière permanente, en partenariat avec les deux collectifs à l’initiative de la demande, mais seulement après avoir pu éprouver quelques essais de réouverture du lieu. Ainsi, trois activités sont organisées sur le terrain, notamment sous forme de suivi du BRI-Co (avec de la nourriture et des boissons chaudes) afin de continuer à informer les riverain·e·s mais aussi de leur faire découvrir le terrain pour in fine faire grandir la mobilisation.
Cette expérience montre que ce travail d’interpellation et de négociation pour obtenir la réparation souhaitée demande du temps et tient sur un fil particulièrement ténu. A la mi-septembre 2024, par exemple, les deux collectifs doivent encaisser le mouvement de recul de la SPABS qui, unilatéralement et sans délai, dénonce la convention d’occupation du terrain sans donner de raison précise à cette décision. De son côté, la commune fait elle aussi un pas de côté, souhaitant privilégier le dialogue avec l’organisme de la FWB. A cela, s’ajoutent les élections régionales de juin 2024 et communales d’octobre 2024, qui mènent au renouvellement de certain·e·s mandataires, et donc à la nécessité de reprendre le travail d’interpellation à (quasi) zéro.
A ce stade, après avoir mené des actions d’interpellation (manifestation devant la commune d’Anderlecht, avec l’intervention des médias, par exemple), et pris de multiples contacts avec les nouveaux·elle·s mandataires communaux.ales et avec la FWB, la mobilisation avec le soutien du BRI-Co se poursuit, et la détermination des collectifs reste intacte.
Le BRI-Co comme réparation au service des collectifs citoyens
Dans tout ce processus, il s’agit pour l’équipe BRI-Co de mettre la légitimité de la Fédération des Services Sociaux, en tant qu’acteur associatif reconnu, au service de ce projet d’interpellation et tout particulièrement dans un contexte où un collectif de mères racisées en lutte face à des autorités publiques peut peiner à trouver de la légitimité dans le regard de ses interlocuteurs·rices. Comme le résume une militante, « c’est triste, mais la réalité, c’est qu’on a besoin de témoins de moralité ou de respectabilité ».
Cette approche est renforcée par la posture de soutien – « au service de » – que cherche à garantir la FdSS aux acteurs de terrain. Les collectifs citoyens impliqués dans ce BRI-Co ont souligné l’importance de cette mise à disposition, et ce tout particulièrement en comparaison avec d’autres expériences, plutôt malheureuses, vécues par l’un et l’autre avec l’associatif. Ces expériences ont pu être marquées par des relations d’instrumentalisation des actions militantes au service des intérêts d’associations.
Suite aux trois jours de l’atelier BRI-Co, la posture des travailleurs·euse·s s’oriente ainsi vers un rôle de conseil et soutien. Elle consiste à ne faire que des propositions ou des suggestions – cependant que les décisions et les orientations stratégiques sont prises par les deux collectifs. Concrètement, cela veut dire que les dates de réunions, l’implication de nouveaux acteurs ou encore les rencontres avec un mandataire politique sont validées uniquement par eux. L’équipe BRI-Co se rend disponible et met sa main-d’œuvre professionnelle à disposition pour effectuer toutes les tâches qu’un collectif de bénévoles peut difficilement prendre en charge seul (rédaction d’un PV, suivi de mails, organisation et planification de réunions, etc.), quand il doit aussi s’acquitter d’autres impératifs professionnels/familiaux/domestiques/de la vie quotidienne. Elle joue en quelque sorte un rôle de « secrétariat ».
C’est à dire que, encore une fois, vous par exemple, le fait que tu aies pris en charge toute une série de PV, nous, on n’avait jamais demandé ça. On s’y attendait pas du tout, mais c’est une grande aide, parce que nous on est tous bénévoles comme tu le sais. Donc il y a plein de trucs à gérer dans tous les sens et des fois on n’a pas le temps où on le ferait mal, où on le ferait trop tard, etc. (Acteur citoyen impliqué dans la suite d’un BRI-Co)
Les trois années de BRI-Co ont montré combien cette posture était fondamentale au maintien des dynamiques communautaires, qui impliquent une notion de longue durée, avec des succès mais aussi des échecs. Elle relève plus fondamentalement d’une répartition équitable des tâches et de la charge : l’acteur financé (la FdSS), pour soutenir des actions collectives, assume les tâches que les acteurs non financés (habitants ou collectifs militants) sont difficilement en mesure d’assumer sans risquer le découragement ou le surmenage.
Conclusion
Cet article a tenté de retracer les différentes dimensions de la « réparation » dans le cadre du dispositif BRI-Co. Si le moment principal du dispositif – les trois jours de « commensalité » dans un lieu du quartier – reste central, l’évolution du BRI-Co vers un soutien plus sur le long terme met en évidence l’importance des dimensions à la fois symbolique de mise à disposition des ressources de la FdSS, mais aussi matérielle, en soutenant sur la durée une mobilisation afin qu’elle puisse atteindre ces objectifs. Le cas présenté montre également les nombreux obstacles et empêchements qui peuvent rapidement sembler insurmontables pour des collectifs citoyens. C’est donc en analysant et agissant ensemble, citoyen·ne·s et professionnel·le·s, que des perspectives de changement peuvent se dégager.