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L’expérience subjective du travail et l’organisation

par Olivier Jégou

Dans les analyses précédentes, nous avons présenté les organisations comme des lieux où s’effectue un travail. Le travail est d’abord une activité réalisée par des personnes et, dans cette analyse, nous nous intéresserons à l’expérience subjective du travail. Sur cette base, l’objectif est d’en réfléchir les implications pratiques pour la gestion et le gouvernement du travail.

L’idée est donc de partir du travail pour penser l’organisation, plutôt que de l’organisation pour penser le travail. La première section nous permettra d’étudier deux conceptions de l’expérience du travail. La seconde section nous permettra d’étudier deux propositions pratiques pouvant découler respectivement de ces observations. Finalement, la troisième section discutera deux cas permettant d’illustrer et de contraster l’expérience subjective du travail.

1 Expérience subjective du travail, gestion et gouvernement

Qu’est-ce que l’expérience subjective du travail ? Il s’agit de comprendre le vécu des personnes quand elles travaillent. Saisir l’expérience subjective demande de s’intéresser au travail en se posant à la première personne, au « je ». On pose la question : qu’est-ce que « travailler pour moi » ? Du point de vue de la méthode, les recherches évitent d’imposer une modélisation a priori du comportement des personnes pour s’intéresser au sens profond de leur investissement subjectif dans le travail. Nous nous intéresserons à deux approches dans cette section. Une première est centrée sur le sens accordé à la tâche et la seconde est centrée sur les raisons de travailler.

1.1 Investissement subjectif lié à la tâche

Cette section s’ancre dans le courant de la sociologie clinique du travail et, plus spécifiquement, dans l’œuvre du psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours. Il est bien connu, entre autres, pour sa contribution en tant qu’expert dans le procès sur les cas de suicide au travail qui ont eu lieu chez Orange/France Télécom au début des années 2000. En tant que psychiatre, Dejours passe la majeure partie de sa carrière à l’écoute clinique des personnes souffrantes de psychopathologie au travail. Toutefois, l’originalité de ses recherches est de s’intéresser à ce qui permet aux travailleurs de tenir le coup, d’éviter de craquer, plutôt que d’investiguer les causes de la psychopathologie au travail.

1.1.1 Travail, souffrance et plaisir

L’une des thèses fondamentales de Dejours est que le travail est souffrance1Dejours C. Travail et usure mentale. Essai de psychopathologie du travail. 2e éd.Paris : Bayard, 1993.. Provocateur ? Oui, mais le travail est aussi source de plaisir ! Expliquons d’abord pourquoi Dejours parle de souffrance. Il fonde son explication sur une distinction importante proposée par la science de l’ergonomie entre le « travail réel » et le « travail prescrit ». Avant de se mettre au travail, on a un plan, une idée de ce que l’on veut ou doit faire – une prescription. Travailler, nous explique Dejours, c’est confronter cette prescription au « réel », à la matière, aux machines, aux clients, aux collègues, etc.

Illustrons. Le sculpteur a une idée en tête, il veut réaliser un canard en bois. Avec son ciseau et son maillet, il travaille la matière. Il doit faire avec les nœuds, l’alignement des fibres du bois. Ce bois n’est pas parfait. Alors qu’il avait imaginé un bec d’une certaine forme, il doit rajuster son coup. Peut-être que finalement, ce sera une poule, qui sait ?

Travailler, nous dit Dejours, c’est donc affronter cette résistance que nous renvoie le « réel ». Ce décalage entre « travail prescrit » et « travail réel » est une source de souffrance, dans la mesure, où pendant quelques secondes, quelques minutes, voire plus, nous sommes mis en échec. Mais cette souffrance ne dure pas, nous rassure Dejours. Le résultat du travail est très important : il produit du plaisir. C’est en identifiant la bonne astuce, le petit truc pour résoudre notre problème que nous éprouvons une satisfaction. En effet, travailler demande une mobilisation de soi, de ses ressources et son intelligence, afin de résoudre les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Trouver une solution au problème que nous pose le réel produit de la satisfaction.

1.1.2 Travail et organisation

Comme nous les avons décrites dans les analyses précédentes, les organisations sont caractérisées par la hiérarchie de cascade de délégation où des managers dirigent des équipes qui effectuent un travail de plus en plus concret jusqu’où s’effectue le travail. Au cours du XXe siècle, plusieurs conceptions de la gestion de l’organisation ont vu le jour. Un des paradigmes dominants, autant chez les communistes que dans les usines capitalistes, a été celui de l’Organisation scientifique du travail (OST)2Cela peut paraitre étonnant, mais Lénine lui-même était un grand admirateur des travaux de Taylor et les usines soviétiques appliquaient à la lettre la séparation du travail entre les dirigeants issus du parti et les ouvriers.3Le Texier T. Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. Paris : La Découverte, 2016.. Devenus aussi célèbres sous la bannière du « Taylorisme », les auteurs de ce courant font la promotion d’une division du travail. Il faut diviser les tâches des plus intellectuelles vers les plus manuelles et, ou du plus complexe vers le plus simple. Dans cette optique, Frédéric Taylor recommandait la séparation stricte du travail de conception du travail d’exécution. Alors que des ingénieurs pensent les tâches et la manière de les exécuter, les travailleurs devraient se contenter d’exécuter le travail demandé. Pour reprendre les termes de Dejours, l’OST recommande de confier le « travail prescrit » au management et limiter la contribution des travailleurs au « travail réel ».

Or, comme nous l’avons expliqué dans la section précédente, travailler ne se limite pas à l’exécution d’un « travail prescrit ». Travailler demande un investissement subjectif important pour faire face aux problèmes que produit la résistance offerte par le réel. Cela signifie qu’il est difficile, voire impossible, de séparer la conception de l’exécution du travail. Quand le management impose le respect d’une division stricte du travail, il s’attend aussi à ce que les travailleurs ne dévient pas des règles, procédures et modes opératoires qu’il émet. Dans beaucoup d’organisations, l’adoption de façons de faire propres par les travailleurs est, en effet, découragée, voire interdite.

Faisant face à un réel qui résiste et des prescriptions qu’il est obligé de suivre, le travailleur se retrouve constamment en situation d’échec. Ce mauvais travail a un impact non négligeable : celui de maintenir le travailleur dans une situation de souffrance. On serait face à un paradoxe selon Dejours : si une organisation du travail maintient un contrôle autoritaire sur les « prescriptions de travail » et met systématiquement les travailleurs en souffrance, qu’est-ce qui explique que ces derniers tiennent bon ?

Selon Dejours, deux explications s’imposent. D’abord, dans plusieurs organisations, le management de proximité va tolérer ces écarts dans la mesure où ces comportement « déviants » permettent de réaliser le travail, ce qui est parait bien aux yeux de leur supérieur. Mais aussi, la plupart du temps, les travailleurs réalisent des adaptations dans la clandestinité. Ce comportement est autant individuel que collectif. Les travailleurs discutent entre eux aux pauses-café, s’échangent les trucs et astuces et s’assurent surtout que les petits gestes qu’ils déploient ne soient pas connus de leurs managers.

L’intérêt des analyses de Dejours pour notre réflexion est qu’il associe étroitement l’expérience subjective du travail à sa gestion et à son gouvernement. Dans une organisation où le pouvoir sur le travail est dans les mains des managers, l’imposition de contraintes qui fait fi de l’expérience subjective du travail, pousse les travailleurs à la clandestinité ou à l’échec perpétuel4On se doute que cet échec perpétuel ne sera pas toléré longtemps et comme, l’explique Dejours, mènera plus souvent qu’autrement à la psychopathologie.. Pour y remédier, quelques auteurs proposent que cette expérience puisse être partagée dans le cadre d’un dialogue « sur le travail ». Mais avant d’étudier ces propositions, détaillons une seconde perspective sur l’expérience subjective du travail.

1.2 L’investissement subjectif lié à l’engagement au travail

Plusieurs courants dominants en économie ont tendance à réduire les comportements humains à la recherche d’une satisfaction individuelle des besoins. Cette réduction s’est aussi étendue à la nature même des besoins, dans une lecture particulièrement matérialiste, en négligeant l’ensemble des dimensions symboliques qui président aux choix qu’opèrent les humains. Ainsi entendu, l’investissement subjectif dans un travail se résumerait, de manière indirecte, à être un moyen pour la satisfaction de ses besoins.

Ainsi entendu, travailler serait justifié, dans la majorité des cas, par un besoin d’accéder à une rémunération. Réduits ultimement à cette dimension, le travail et l’organisation sont d’abord et avant tout des lieux économiques permettant à toutes les parties impliquées de « gagner leur vie » : les travailleurs par un salaire et les actionnaires par un dividende. L’enjeu du débat entre travailleurs et actionnaires se résumerait ainsi à la juste rémunération de l’effort de travail et aux profits qu’il est légitime d’attendre.

1.2.1 Sens du travail et gouvernement de l’organisation

Les travaux d’Isabelle Ferreras que nous souhaitons évoquer ici s’intéressent au sens de l’investissement que réalisent les travailleurs dans le travail. Poser la question du sens, c’est en fait se demander : « pourquoi est-ce que les personnes travaillent ? » L’une des réponses communément admises est que les personnes travaillent afin de subvenir à leurs besoins. Une telle réponse semble évidente, mais n’épuise pas toute la question. La littérature scientifique à ce sujet nous indique que non. Les personnes s’engagent au travail pour des raisons qui ne sont pas uniquement de nature instrumentale (dans le but de satisfaire ses besoins), mais aussi de nature expressive (répondre à certaines aspirations personnelle ou collective). L’idée que l’on ne travaillerait pas que pour obtenir un salaire n’est pas tellement controversée. Mais avons tous en tête quelques métiers « alimentaires » où l’on pourrait croire qu’ils ne sont exercés que par des personnes qui y travaillent en dernier recours et, donc, dans un registre strictement instrumental.

Dans ses travaux de recherche menés auprès de caissières de supermarché en Belgique, Ferreras montre que, même dans un métier que l’on pourrait supposer être le plus à même de n’attirer des travailleurs que pour des raisons instrumentales, on remarque que se mêlent toujours à cela des aspirations de nature expressive. Les raisons pour considérer ce travail comme alimentaire sont doubles selon Ferreras. D’abord, il s’agit d’un «  travail peu qualifié, monotone, apportant peu de reconnaissance sociale, voire le mépris des clients, stressant et ne donnant pas accès à des perspectives d’ascension professionnelle5Ferreras I. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de SciencesPo, 2007.. » Ensuite, « s’agissant du travail de femmes à temps partiel (sauf rares exceptions), on considère généralement que cette catégorie de travailleuses a des centres d’intérêt forts en dehors du travail, qui constituent autant de pôles de sens et d’identification6Ferreras I. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de SciencesPo, 2007.. » Pour le dire simplement, parce qu’on pourrait assumer qu’elles sont des « mamans d’abord » avant d’être des travailleuses, ce travail ne serait alors qu’alimentaire. Or, par ses entretiens, Ferreras montre que, bien au contraire, une majorité écrasante de ces caissières de supermarché développent un rapport expressif au travail.

Quelle est la nature de cette expressivité ? Ferreras dénote trois registres d’expressivité qui ne sont pas spécifiquement liés au métier lui-même, mais bien au fait de travailler. Ils expliquent pourquoi la personne travaille et moins pourquoi la personne fait ce métier spécifiquement. Ces trois registres sont  : l’inclusion sociale (« travailler c’est « être inclus » dans un tissu social »), l’utilité sociale (« travailler […] c’est « être utile » à la société ») et l’aspiration à l’autonomie (« travailler […], c’est « être autonome » dans sa capacité à mener sa vie)7Ferreras I. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de SciencesPo, 2007.. On est donc face à ce que nous qualifions de pluralité de registres d’engagements.

1.2.2 Expressivité et gouvernement d’organisation

Comme l’explique Ferreras, un argument souvent invoqué pour déconstruire les revendications démocratiques des travailleurs est de réduire leur investissement à des dimensions strictement instrumentales8Ferreras I. Gouverner le capitalisme ?. Paris : Presses universitaires de France, 2012.. En résumé, le travailleur serait au travail pour avoir un salaire. Or, si ce salaire pouvait être préservé ou amélioré par des techniques ou choix stratégiques déployés par un management professionnel et des actionnaires au fait des bons investissements, il serait plus « rationnel » pour les travailleurs de laisser le contrôle de l’organisation dans les mains du management.

On retrouve la même logique lorsque la finalité n’est pas de réaliser du profit. En effet, dans une perspective « technocratique », on serait appelé à faire confiance aux experts pour assurer l’atteinte de la stratégie de l’organisation. Ainsi envisagé, si l’on veut maximiser la performance sociale, mieux donner les rênes de l’organisation à ceux qui savent la maximiser. Suivant cette hypothèse, les travailleurs auraient toujours avantage à laisser ces spécialistes diriger l’organisation.

Toutefois, si l’on considère l’investissement subjectif au travail dans ses dimensions symboliques et non pas que matérielles, on se rend bien compte que les travailleurs ont des raisons assez diverses de s’engager qui ne sont pas forcément maximisées dans une organisation qui assume a priori qu’ils ne sont là que pour le salaire. En effet, les travailleurs investissent autre chose que leur « force de travail », ils s’investissent aussi eux-mêmes dans le projet de l’organisation. La pluralité des registres d’engagement au travail montre qu’un gouvernement strictement économique du travail, échappant aux mains des travailleurs, empêche cette expressivité de trouver sa place au sein des organisations. Là encore, l’étude de l’expérience subjective du travail appelle à des adaptations en matière de gouvernement du travail.

2 Institutionnaliser l’expérience subjective du travail au sein de l’organisation

Les apports théoriques de la section précédente nous ont permis de mettre en lumière des dimensions subjectives de l’expérience du travail. Cette section présente deux propositions de réponses institutionnelles – impliquant des changements dans la gestion ou le gouvernement de l’organisation. Malgré un diagnostic que l’on pourrait qualifier de « micro », ces apports théoriques nous permettent de mettre en lumière l’importance de repenser les dimensions « macro » – institutionnelles – de la gestion et du gouvernement d’organisation. Nous verrons plus spécifiquement deux propositions. La première solution réforme la gestion de l’organisation en introduisant des « espaces de discussion du travail » et la seconde réforme le gouvernement de l’organisation en introduisant un gouvernement de type « bicaméral ».

2.1 Les « espaces de discussion » du travail

De plus en plus de recherches menées dans le sillon des travaux de la sociologie clinique française, dont nous avons donné un aperçu avec la présentation des thèses de Christophe Dejours, proposent d’investir ce qu’elles appellent des « espaces de discussion du travail ». Il s’agit d’espaces qui permettent de mettre en commun une conception plus globale de l’expérience subjective de travail et non pas des espaces se limitant soit à des dimensions psychologiques ou à des dimensions techniques. L’idée derrière le concept d’« espaces de discussion » est d’offrir une théorie à la fois descriptive et normative permettant à la fois de savoir si l’on a affaire à un tel espace (descriptif) et à donner des pistes pour en mettre en place.

Portés par Mathieu Detchessahar et popularisés dans le livre L’entreprise délibérée qu’il dirige, l’approche des « espaces de discussion du travail » met l’accent sur l’objet de la discussion (le travail lui-même), mais articule aussi cette proposition avec les contraintes de l’exercice du pouvoir et du lien nécessaire à faire avec les structures de gouvernement de l’organisation.

Detchessahar définit l’espace de discussion du travail comme : «  un espace de construction par le dialogue de solutions ou de construits d’action collective entre acteurs interdépendants. C’est un espace qui ouvre aux acteurs des possibilités d’énonciation des difficultés et des contradictions du travail en vue de la construction de compromis, le plus souvent provisoires, mais qui servira pour un temps de point d’appui à l’action collective9Detchessahar M. « Faire face aux risques psycho-sociaux : quelques éléments d’un management par la discussion ». Négociations [En ligne]. 4 juin 2013. Vol. n° 19, n°1, p. 57‑80.. » Pour le dire autrement, cet espace doit permettre de réviser les prescriptions sur le travail à l’aune des expériences d’échec vécues et surtout, d’apporter des solutions collectives pour y faire face.

2.1.1 Trois principes des « espaces de discussions » du travail

La proposition repose sur trois principes : le dialogue, la collégialité et la subsidiarité. Le dialogue (1) suppose pour Detchessahar que le management mette en place un nombre plus important de dispositifs consultatifs qui permettent de contrer la logique « prescriptive » qui caractérise la relation manager-travailleurs. Pour ce faire, il faut pouvoir ouvrir un réel espace de dialogue permettant à l’information de remonter la ligne hiérarchique. Pour que ce dialogue soit fructueux, il importe de considérer l’égale dignité des différentes personnes impliquées dans ce dialogue : la collégialité (2). Pour Detchessahar, cela suppose un droit de s’exprimer, mais aussi un pouvoir pour les travailleurs de peser sur « cadre de politique de l’action10Detchessahar M. et al. « Quels modes d’intervention pour soutenir la discussion sur le travail dans les organisations ? » @GRH [En ligne]. 8 décembre 2015. Vol. n° 16, n°3, p. 63‑89. » – autrement dit, de décider. Finalement, le principe de subsidiarité (3) demande de réviser la logique de délégation. La subsidiarité implique que les décisions devraient toujours être prises au plus près de l’activité et que les niveaux supérieurs ne devraient être impliqués que dans une perspective de soutien et de suppléance – pour réaliser des arbitrages notamment.

Remarquons le caractère politique d’une telle proposition. Sa fonction est de produire du collectif autour de la question du travail. Elle ne se limite pas à de l’écoute, du soutien psychologique, du coaching ou du team-building – qui peuvent être nécessaires, par ailleurs, mais pas suffisantes.

2.1.2 Implanter les espaces de discussion

Detchessahar évite de formuler un modèle trop précis, car les « espaces de discussions » doivent être aménagés selon la réalité du travail. Il propose un cadre méthodologique en deux grandes actions.

Premièrement, faire l’inventaire des espaces de l’organisation où ces discussions ont lieu ou peuvent déjà avoir lieu. La méthodologie proposée par Detchessahar est réformiste : la logique est de procéder à des aménagements des espaces existants pour les rendre plus discursifs. Dans certains cas, cela peut demander d’ouvrir de nouveaux espaces. Dans d’autres cas, l’idée sera de transformer certains espaces pour permettre à cette discussion d’avoir lieu. Finalement, on peut aussi envisager de supprimer ou d’espacer une série de moments qui ne permettent pas de faire du « terrain », soit de discuter réellement du travail. Detchessahar remarque dans ses recherches-actions que les managers se retrouvent trop souvent sollicités pour participer à des réunions, ce qui les amène à perdre de vue le travail réel effectué par les personnes sous leurs responsabilités – raison pour laquelle ils sont déconnectés du « terrain ».

Le deuxième volet de la proposition d’intervention de Detchessahar concerne l’aménagement de ces espaces. Il propose de faire attention aux enjeux suivants : la temporalité des discussions, la conception des outils de gestion et la formalisation des espaces. La première recommandation consiste à éviter de formaliser une durée ou une fréquence pour l’ensemble des services. Le travail est une variable centrale pour découvrir progressivement quelle serait la temporalité optimale. Un travail fort répétitif et standardisé demande peut-être moins d’interprétation qu’un travail plus variable devant constamment être adapté.

Detchessahar interpelle aussi sur la conception des instruments de gestion qui sont mis en place. Le recours à des indicateurs pensés à des fins de reporting induit des comportements de conformation. En effet, ces indicateurs ne font pas de place au « travail réel » en incitant à atteindre les cibles. Ainsi, les outils de gestion, nécessaires pour objectiver ce qui est fait, devraient être pensés dans une logique d’exploration. Ils doivent donner une place au tâtonnement nécessaire à au travail. Ils doivent donner un horizon pour un pilotage du travail, plutôt que cible à atteindre.

Finalement, il encourage aussi à réfléchir sur la nécessité ou non de formaliser ces espaces. En effet, dans plusieurs cas, il n’est pas nécessaire d’organiser des réunions dans la mesure où les discussions peuvent avoir lieu sur le terrain dans un rapport plus quotidien avec le management de proximité. Ceci dit, des moments formels peuvent aussi contribuer à fixer des décisions, établir de bonnes pratiques et ne doivent ainsi pas être négligés.

2.2 L’entreprise bicamérale

Portée par Isabelle Ferreras, la proposition de l’entreprise bicamérale repose sur l’idée de rendre justice à une expérience du travail qui est par essence politique. En ce sens, elle propose d’accorder une place plus importante dans la structure juridique de l’organisation pour permettre aux voix des travailleurs d’avoir une part plus importante au gouvernement de l’organisation.

Illustration schématique : deux chambres élus par deux AGs votent un commité executif = gouvernement de l'entreprise responsable devant les deux chambres
Figure 1 – L’entreprise bicamérale (Ferreras, 2012, p.128)

Bicamérale signifie « à deux chambres ». Un peu comme le Parlement belge qui se compose d’un sénat et d’une chambre des représentants, Isabelle Ferreras propose que l’organisation soit gouvernée par une chambre des apporteurs en capital et une chambre des apporteurs en travail. Dans un parlement bicaméral, les décisions doivent recevoir l’assentiment des deux chambres pour qu’une décision soit acceptée. En ce sens, l’une des principales innovations qu’apporte le bicamérisme est d’accorder un droit de véto aux travailleurs.

La seconde innovation repose sur la possibilité pour la chambre des travailleurs de donner son avis sur deux choses importantes : (1) la finalité de l’organisation – le ce pourquoi on travaille– et la (2) gestion de l’organisation et, précisément, la nomination de l’équipe managériale. L’objectif de la proposition de Ferreras est de permettre la remontée de la volonté des travailleurs par le biais d’une instance qui renforcerait leur capacité à contrôler le programme politique de l’organisation.

Dans une association sans buts lucratifs, est-ce que les arguments de Ferreras s’appliquent de la même manière ? Tout dépend de l’association et de son gouvernement. Quand les travailleurs ne sont pas membres de l’assemblée générale de l’association, c’est alors un groupe de personne distinct avec des aspirations variées qui déterminent la finalité de l’association. Ce groupe de personne peut avoir des aspirations différentes des travailleurs qu’ils embauchent pour exécuter leurs missions. En ce sens, le bicaméralisme permet de créer un espace pour discuter des finalités et, surtout, prendre en compte les différentes modalités d’engagement des travailleurs.

3 Études de cas

Il n’existe pas de cas de bicamérisme économique à notre connaissance et nous privilégierons une réflexion autour de deux « cas » de dialogue sur le travail pour bien voir à l’œuvre la proposition des « espaces de discussion » du travail. Le premier illustre cette approche en décrivant le cas positif des « supervisions » en pratique dans une ASBL du domaine socio-sanitaire. Le second se veut un cas négatif permettant de comprendre les mises en garde que formule Detchessahar à propos de l’aménagement des espaces de discussion du travail.

3.1 Les supervisions dans l’ASBL Econocare

Econocare est une association active dans l’accueil de personnes sans-abris. Elle dispose d’une série de services animés par des travailleurs sociaux et des éducateurs spécialisés. Dans cette association, comme dans d’autres du secteur socio-sanitaire se pratique des réunions nommées « supervisions ».

La supervision consiste en une séance collective où professionnels de l’accompagnement sociaux vont discuter thérapie et pédagogie. Ces échanges sont « supervisés » par une personne externe de référence (médecin, psychologue, psychiatre, assistant social). Cette personne est à la fois présente pour offrir son avis sur les analyses menées par le groupe, mais aussi pour animer la discussion. L’animation externe facilite l’expression des travailleurs, mais aussi les coordinateurs et les responsables de leurs tâches d’animation pour se concentrer sur la réflexion en collégialité.

La particularité de cet espace est qu’il permet de formaliser à des moments récurrents une analyse collective des pratiques de travail pour s’apporter du soutien mutuel, mais aussi pour assurer une formation continue des travailleurs. La particularité du travail social est que les personnes accompagnées sont toutes singulières. Cela suppose qu’il n’y a pas une seule bonne manière d’arriver à trouver des solutions. Les travailleurs sociaux sont habitués d’être confrontés à l’échec dans le cadre de leur travail parce que les personnes accompagnées, le « réel », sont toujours différentes et « résistent ». La capacité à tenir le coup suppose ainsi une certaine liberté d’interprétation du « réel » qui doit être laissée aux assistants sociaux.

La supervision permet que cette liberté d’interprétation soit collective et non pas enfermée dans une logique individuelle. La supervision fait intervenir les collègues dans la thérapie par la concertation plus large sur la stratégie de soin, par une réactualisation constante des valeurs professionnelles et du projet pédagogique du service.

3.2 Caterpillar ou l’échec d’un réel dialogue sur le travail

Les travaux de Julien Charles11Charles J. « Les charges de la participation ». SociologieS. 2012. 12Charles J. La participation en acte. Entreprise, ville, association. Bruxelles : Desclée de Brouwer, 2016. sur les cercles de qualité permettent de voir un peu plus clair sur la façon dont des espaces de discussion du travail, nés de bonnes intentions, peuvent résulter en des distorsions importantes de la discussion. Dans une étude ethnographique qu’il mène chez Caterpillar à Charleroi, Charles montre comment ces dispositifs entrainent « une transformation de ce que le participant souhaite ou doit apporter afin de le rendre compatible avec ce que le dispositif participatif est prêt à recevoir » (Charles, 2015, p.38). Au-delà du lieu de participation, la participation a ici une langue qui lui est propre. Cette langue s’impose dans le dispositif au travers d’une série d’indicateurs de performance qui structure et limite la portée du dispositif. La volonté du management de puiser dans l’expérience de première main des travailleurs sur l’ensemble de ses sites de production l’amène à préférer ces indicateurs abstraits, donc plus universels. Toutefois, si le problème rencontré par un travailleur ne peut entrer dans la case « personne, qualité, vitesse ou coût », soit les indicateurs du système d’évaluation, il est disqualifié. Comme l’explique Charles, « alors qu’elles sont supposées stimuler l’enquête, les questions [que les indicateurs] imposent conduisent plutôt à une limitation extrême de ce qui peut être exploré et communiqué » (Charles, 2015, p43).

Si ces indicateurs peuvent avoir théoriquement l’ambition de favoriser la communication, Charles montre toutefois qu’ils ont tendance à faire l’impasse sur la réalité du travail réel des ouvriers qui est fait de trucs et astuces. Pourtant, comme ce dernier l’indique, le dispositif est conçu pour que les ouvriers puissent travailler sur des pistes d’amélioration de leur pratique professionnelle. Or, la logique mise de l’avant dans les discussions implique de rendre les défaillances et les erreurs publiques – connu de tous. C’est dans ce cadre qu’elles seront traitées et on devra y répondre au plus vite. Un premier problème provient du fait que l’on doit d’abord dire « ce qui ne va pas » et donc se montrer vulnérable dans un dispositif animé par la ligne hiérarchique. De plus, parce que les solutions proposées doivent être publiquement acceptables pour le management – être conforme aux modes opératoires, par exemple. Les ouvriers taisent les bricolages qu’ils mettent en place pour contourner les problèmes. Alors qu’il doit favoriser la discussion, le dispositif de discussion ne fait que reproduire les contraintes qui existaient déjà.

La logique d’indicateurs se révèle aussi problématique. Comme l’explique Charles, le dispositif participatif d’amélioration de la qualité et de la productivité dans cette entreprise impose une autre logique de résolution de problème : « L’ouvrier y est plutôt considéré comme un agent devant mobiliser les moyens disponibles dans un environnement standardisé pour solutionner les problèmes, eux-mêmes réduit à n’être que des écarts à la norme statistique » (Charles, 2015, p.45). En effet, le dispositif fait autorité de par sa prétention à l’objectivité des indicateurs et crée un faux sens de parité relationnelle des travailleurs face au management. Ce qui ne peut pas être formulé selon ces indicateurs est disqualifié comme illégitime. Pour reprendre les termes de Detchessahar, on est ici dans une logique de conformation et de reporting plutôt que dans une logique exploratoire et de pilotage.

De surcroit, parce qu’ils sont objectifs, ces indicateurs camouflent l’arbitraire managérial derrière, notamment, le choix des indicateurs eux-mêmes. Ayant donné leur assentiment à l’usage de ces indicateurs, travailleurs et représentants syndicaux se retrouvent incapables de faire entrer leurs revendications sur le travail dans le carcan du langage des indicateurs et sont amenés à se taire. Plutôt que de permettre une mise en discussion, le dispositif conduit à les délégitimer parce qu’ils n’arrivent plus à faire entrer leurs critiques dans les bonnes cases.

4 Conclusion

Dans cette analyse, nous avons souhaité mettre en évidence le caractère subversif d’une prise en compte de l’expérience subjective du travail sur la manière dont il est organisé au sein d’une organisation. En pensant l’organisation à partir du travail nous avons voulu montrer que nos organisations musellent le dialogue sur le travail et les aspirations à transformer les finalités de l’activité.

Chacune à leur façon, les propositions mises en évidence s’accordent sur l’importance de davantage de démocratie au travail. Alors que le bicaméralisme offre un véhicule pour canaliser les aspirations des travailleurs et des travailleuses pour peser sur les finalités du travail, les espaces de discussion offrent une manière de peser sur les modalités du travail. Ces propositions n’épuisent certainement pas le répertoire de ce qui est à faire pour démocratiser les organisations, mais elles peuvent constituer un premier pas plus que nécessaire.

5 Références

  • Dejours C. Travail et usure mentale. Essai de psychopathologie du travail. 2e éd.Paris : Bayard, 1993. 
  • Le Texier T. Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. Paris : La Découverte, 2016.
  • Ferreras I. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de SciencesPo, 2007.
  • Ferreras I. Gouverner le capitalisme ?. Paris : Presses universitaires de France, 2012.
  • Detchessahar M. « Faire face aux risques psycho-sociaux : quelques éléments d’un management par la discussion ». Négociations [En ligne]. 4 juin 2013. Vol. n° 19, n°1, p. 57‑80.
  • Detchessahar M. et al. « Quels modes d’intervention pour soutenir la discussion sur le travail dans les organisations ? » @GRH [En ligne]. 8 décembre 2015. Vol. n° 16, n°3, p. 63‑89.
  • Charles J. « Les charges de la participation ». SociologieS. 2012.
  • Charles J. La participation en acte. Entreprise, ville, association. Bruxelles : Desclée de Brouwer, 2016.
  • 1
    Dejours C. Travail et usure mentale. Essai de psychopathologie du travail. 2e éd.Paris : Bayard, 1993.
  • 2
    Cela peut paraitre étonnant, mais Lénine lui-même était un grand admirateur des travaux de Taylor et les usines soviétiques appliquaient à la lettre la séparation du travail entre les dirigeants issus du parti et les ouvriers.
  • 3
    Le Texier T. Le maniement des hommes. Essai sur la rationalité managériale. Paris : La Découverte, 2016.
  • 4
    On se doute que cet échec perpétuel ne sera pas toléré longtemps et comme, l’explique Dejours, mènera plus souvent qu’autrement à la psychopathologie.
  • 5
    Ferreras I. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de SciencesPo, 2007.
  • 6
    Ferreras I. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de SciencesPo, 2007.
  • 7
    Ferreras I. Critique politique du travail. Travailler à l’heure de la société des services. Paris : Presses de SciencesPo, 2007.
  • 8
    Ferreras I. Gouverner le capitalisme ?. Paris : Presses universitaires de France, 2012.
  • 9
    Detchessahar M. « Faire face aux risques psycho-sociaux : quelques éléments d’un management par la discussion ». Négociations [En ligne]. 4 juin 2013. Vol. n° 19, n°1, p. 57‑80.
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    Detchessahar M. et al. « Quels modes d’intervention pour soutenir la discussion sur le travail dans les organisations ? » @GRH [En ligne]. 8 décembre 2015. Vol. n° 16, n°3, p. 63‑89.
  • 11
    Charles J. « Les charges de la participation ». SociologieS. 2012.
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    Charles J. La participation en acte. Entreprise, ville, association. Bruxelles : Desclée de Brouwer, 2016.