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Marchand de cailloux

Par Paul Hermant

« N’attendez pas de moi que je vous donne des recettes, ce serait vraiment trop simple. Je réussis très bien la soupe aux cailloux, mais vous pouvez toujours courir pour que je vous explique comment faire. Il est assez simple, le message que j’ai à vous faire passer : Débrouillez-vous ! Qu’est-ce que je tiens en main ? Vous voyez ça ? C’est une page blanche que j’ai déchirée dans un vieux cahier que j’ai retrouvé. Il n’y a rien dessus, rien d’écrit. C’est ça la recette ».
Le vieux replia sa feuille fripée, la rangea dans la poche de sa jupe et quitta l’assemblée.
Nous, on s’était répandus dans un petit verger d’altitude, cherchant l’ombre des arbustes. Nous avions déjà pas mal marché et les enseignements de Nur nous menaient doucement mais sûrement vers la somnolence. On baillait. Les discours du vieux étaient comme taillés sur mesure pour s’endormir. On avait l’habitude. Chaque été qui passait, il ressortait sa feuille et sa soupe aux cailloux. Même pas certain qu’il nous reconnaisse. Pourtant, on était fidèles. Avec Ruben, Marie, Atem, Olivier, Mo, Mina et maintenant Sfax, cela faisait des années qu’on faisait le Grand Tour.
« Elle est toujours là ».
Ruben montrait du doigt un oiseau qui tournoyait en créant de grands cercles ouverts au-delà des cimes.
« C’est une buse, non ? ».
« Je ne sais pas, je n’en ai jamais vue » a fait Sfax.
Le sac de Ruben était posé sur l’herbe, il en tira des jumelles. Presque rien ne bougeait. L’air était épais. Au matin, lorsque nous avions quitté le camp, il faisait déjà 26 degrés. Maintenant que midi était passé, même respirer devenait pénible.
« Mais qu’est-ce qu’elle fait à tourner comme ça ? a demandé Atem ». Il avait raison : aucun mulot, aucune couleuvre, aucun lapereau ne se risquerait à quitter son trou dans cette touffeur. Elle allait rentrer bredouille, son bel effort serait vain, c’était beau comme expliquer le réchauffement à un climatosceptique et aussi inutile.
« Elle cherche le frais, voilà ce qu’elle fait, a dit Nur qui s’était emparé d’une gourde. Elle est mieux là-haut que vous ici ». Le vieux était de retour. Il n’allait jamais bien loin et gardait l’œil à tout. A son âge, on ne disait plus qu’il était un voleur, juste qu’il s’adaptait. La gourde que Mo avait imprudemment laissé traîner, il l’avait engloutie d’un coup. Pas sûr non plus que Mo la récupère.
« Dites, Nur, tant qu’on y est : pour vous, qu’est-ce qui est devenu rare ? ». Mina s’était redressée et avait sorti son carnet. C’était parti. Le Grand Tour commençait. « Ça ne doit pas être obligatoirement des choses concrètes, mais aussi des trucs plus immatériels, ce qui vous manque quoi, ce qui n’est plus là du tout, ce qui qui diminue et dont on aurait besoin ou envie, ce qui n’est pas encore là et dont on aurait envie ou besoin, vous voyez, quoi… Même des choses qui n’ont jamais été là ou qu’on ne voit peut-être pas, justement parce qu’elles sont rares… ».

Et Nur a dit : « L’eau pour faire la soupe aux cailloux ». Et il a ajouté : « Et si ça continue, je vais manquer de cailloux aussi. Il paraît qu’ils ont trouvé du lithium dedans ».

* * *

Cela faisait presque quatre-vingt années que nous étions entrés dans l’ère pénurique. On connaissait l’histoire. C’était arrivé d’un coup. Avant, il y avait tout le pétrole que les êtres humains désiraient, ça coulait à flot, on pouvait s’acheter des voitures, voyager au bout du monde en avion, pianoter sur sa console ou allumer le radiateur et le tout en même temps si on voulait. Puis, un jour, le monde entier a été informé que ce n’était pas seulement pour se chauffer, pour produire toutes sortes d’objets ou bien pour se déplacer qu’il utilisait des énergies fossiles comme le pétrole, mais bien pour grimper. La majorité des êtres humains l’ignoraient, mais ils progressaient vers un pic. Il y a un moment où ils arriveraient au sommet, c’était arithmétique et géométrique. Le pic du pétrole, ça promettait une belle vue sur l’avenir. Un point de vue imprenable, même. Mais le pire, c’est qu’après le pic, il allait falloir redescendre et que ça risquait d’être vertigineux. Sans mauvais jeu de mot, ça a jeté un froid. Qu’est-ce qui pouvait bien se passer à part une belle dégringolade ? La suite ne s’annonçait pas terrible. Il a fallu un peu de temps pour s’apercevoir que le déclin des ressources pétrolières arrangeait pas mal ceux-là mêmes qui en extrayaient. Aussi étrange que cela puisse paraître, la consommation et la rareté vont bien ensemble. Consommer de la rareté, c’est le top du top pour le capital, le prix à la pompe le démontrait tous les jours. Il faut dire que les industries fossiles la jouaient finement : elles pouvaient à la fois évoquer un compte à rebours désormais largement enclenché et forer de nouveaux puits partout sur la planète: dans ces conditions de pénurie potentielle, personne n’y trouvait rien à redire. Les investissements augmentaient d’année en année et les combats pour sortir les énergies fossiles des discussions internationales sur les impacts carboniques étaient constants et agressifs. A la raréfaction progressive des ressources, le marché avait donc ajouté une gestion maligne et rusée de ce qui restait disponible, pas seulement dans le but d’augmenter les prix, mais plus certainement encore pour assurer son pouvoir et sa capacité de pression sur les Etats et les institutions. Le marché entendait gagner, et il entendait le faire jusqu’au bout et sans partage.

Quand ils ont compris ça, des groupes de gens ont pensé à s’organiser. Parce que tout à coup, il y a eu des pics partout. C’était d’ailleurs étrange. Tout se mélangeait. L’industrie nourrissait les angoisses en reconnaissant, certes avec beaucoup de retard, la raréfaction des matières premières mais l’écologie disait à peu près la même chose en pointant les limites des ressources planétaires. Personne n’y comprenait plus rien. L’écologie et l’industrie n’étaient pas censées copiner et pourtant elles tenaient un discours finalement très proche l’une de l’autre. Si bien que nombreux furent celles et ceux (surtout ceux par ailleurs) qui attribuèrent à l’écologie ce qui était la conséquence des activités de l’industrie. Ce fut un moment de très grande confusion. Mais au final, tout le monde semblait bizarrement d’accord sur un diagnostic pas vraiment folichon – il allait décidément manquer de beaucoup de choses – et sur la nécessité impérieuse de passer à « autre chose ».

Bien entendu, c’est sur la définition même de cette « autre chose » que ça divergeait complètement. Les plus allumés du marché considéraient que plus on privatiserait, plus on préserverait la planète et plus on conserverait des chances de protéger le vivant, un vieux truc qui avait franchement marché avec les services publics, on avait vu le résultat. Les néolibéraux à peine moins radicaux tablaient sur la technologie qui parviendrait – car l’Homme s’est toujours sorti de tout, car l’Homme a toujours trouvé des solutions, car l’Homme seul est un Homme pour l’Homme et tout le toutim – à retourner la situation en faveur de l’espèce humaine, bien que personne ne soit très certain que l’intelligence artificielle fût vraiment humaine, ni destinée à le rester. Les libéraux plus classiques martelaient l’idée de l’écologie punitive et le concept prenait vraiment bien : la rareté accaparée par le marché avait été rebaptisée comme ça et ça faisait un tabac. Si vous aviez à justifier d’un manque de production, vous disiez : « écologie punitive » et ça passait crème. L’agriculture intensive avait surutilisé l’argument lorsqu’il s’était agi de justifier une augmentation des prix : c’était de la faute de l’interdiction des pesticides qui avaient rendu les récoltes médiocres. Les intrants étaient pourtant toujours utilisés, mais l’opinion avait perdu totalement la chose de vue, tellement les lobbies avaient fait croire le contraire. Les libéraux qui se disaient sociaux estimaient quant à eux que tout le monde était dans le même bateau, que l’eau avait la même température pour tout le monde et que savoir ramer n’était pas une affaire de riches ou de pauvres. C’était juste une bonne blague, mais ça leur faisait du bien d’y croire.

Du côté de l’environnement et de l’écologie, on avait eu du mal à préparer des réponses. Que demandait le peuple, après tout ? L’affaire était vraiment complexe. Un exemple ? Une grande partie des restaurants de quartier avaient disparu au profit de la livraison à domicile, seuls restaient les établissements gastronomiques inaccessibles aux petits salaires et même aux moyens et tout le monde trouvait ça logique, presque enviable. Un autre exemple ? La peur de manquer de matériaux (qu’on n’avait pas dénommés pour rien « métaux rares ») nécessaires à la communication (par exemple pour appeler un livreur) avait permis de rouvrir des mines un peu partout et même en Europe où l’opinion des riverains avait compté pour du beurre (cette expression continuait d’être employée malgré son évident anachronisme : le beurre était lui aussi devenu hors de prix) devant ce qui avait été décrété « intérêt général ». Bref, la pénurie ça arrangeait pas mal de monde sauf les anémones de mer, les récifs de corail, les phoques moines, les abeilles, les hêtres et les écolos qui regardaient avec angoisse les limites planétaires être atteintes et dépassées les unes après les autres sans trouver de parade. Il faut dire que la démocratie n’était pas à son maximum non plus. Un peu partout, les élections consistaient désormais à sacrer un vainqueur et à châtier les perdants. Malheur aux vaincus. Parler de décroissance ou de sobriété était quasiment devenu criminel et les agressions physiques n’étaient pas rares. La violence, elle, était loin d’être en pénurie.

* * *

« Un pic pétrolier, ça tambourine sur les troncs et ça a des ailes ? » a demandé Olivier. Tout le monde a ri. Mina a refermé son carnet. « Je ne sais pas, a-t-elle dit, mais ce qui est sûr c’est que ça a permis aux prix de s’envoler ! ». Mo s’est raclé la gorge. La question de la soupe aux cailloux était sérieuse. Il faudrait l’avoir tout le temps en tête pendant le Grand Tour. Il s’est levé. Mo faisait pas loin des deux mètres, c’était notre vigie la plus efficace. Si un nouveau pic se présentait, il le verrait avant tout le monde. « On y va, les gens ? ».

Le Grand Tour en était à sa quatrième édition. La plupart d’entre nous étaient là depuis le début, d’autres comme Sfax et aussi Marie avaient rejoint plus tard. L’an dernier avait été particulièrement chaud, dans tous les sens du terme. Nous n’avions pas toujours été reçus avec bienveillance là où nous passions.
Nous respections des consignes strictes : chacune et chacun d’entre nous devait parler au moins trois fois par jour au moins un quart d’heure avec une personne croisée sur le chemin. Quand on accostait quelqu’un et qu’on disait : « Bonjour, nous venons de la part du Bureau des Pénuries », la réception n’était pas toujours maximale. Les deux réponses qu’on nous faisait le plus souvent c’était : « Ah, ben je ne savais même pas que ça existait » et « Ah, et qu’est-ce que vous allez encore nous enlever ? ». Alors on répondait : « Ah, ben, vous avez raison. Ça n’existe pas vraiment. Mais nous sommes des comédiennes et des comédiens qui écrivons des livres et des pièces de théâtre et le Bureau des Pénuries est le nom de notre compagnie » et aussi « Ah, mais on ne va rien vous enlever, on est là pour ajouter, améliorer, adjoindre, compléter, distribuer, partager, mutualiser, imaginer, rêver ». Mais assez souvent aussi, on nous répondait d’aller voir ailleurs si on y était. Ou pire. Ça pouvait tourner vinaigre. C’est ainsi qu’on avait perdu Cali : il n’avait pas vu arriver le type ni le poing du type et avait depuis quitté la compagnie.

C’était comme ça tout le temps. Tendu. Plus la situation nécessitait de la solidarité et de l’entraide et plus on voyait des gens s’arcbouter sur des modes de vie autocentrés tellement carbonés qu’ils étaient non seulement devenus insoutenables, mais surtout aussi largement inatteignables. Le capitalisme, avec le temps, s’était transformé en nostalgie joyeuse : à bien y repenser, c’était même la fête permanente du temps de l’accumulation primitive et de la propriété privée des moyens de production ! Oh, il avait bien existé des inégalités, mais au moins elles étaient réservées à des loosers qui les méritaient et qui, de toute façon, savaient parfaitement s’en arranger. Tandis que là, c’était des tas de braves gens qui étaient touchés par une raréfaction des ressources et des moyens et pourtant ils avaient toujours payé leurs impôts. Le Bureau des Pénuries mettait les pieds là-dedans tous les ans. Le taux de récrimination ne baissait pas. On ne voyait pas le bout de cette exaspération qui occupait les écrans des internets dont le débit n’avait jamais diminué, bien que les alertes sur les ruptures et les rationnements aient été fréquentes. Le post-capitalisme qu’on appelait maintenant le néo-rationalisme (de ratio, rationnement : la racine était la même que celle du mot raison, mais le sens avait glissé) réservait désormais ses capacités de séduction à un nombre de plus en plus réduit de personnes : le narcissisme du consommateur ne pouvant plus être flatté, pas plus qu’il n’était désormais possible de stimuler le mimétisme de groupe, le passage à l’acte d’achat ne concernait plus qu’une partie de plus en plus congrue de la population.

La classe moyenne qui avait subi de plein front l’artificialisation de la société avait progressivement régressé vers la prolétarisation et accomplissait désormais des travaux secondaires, obscurs voire carrément dégradants. Les sols comme l’intelligence : tout avait fini par être artificialisé. Il restait peu de choses avec lesquelles les mains ou les idées pouvaient créer de la beauté. Ah, comme on regrettait le temps où les offices de l’emploi affichaient des listes de métiers en pénurie ! Au moins, ça permettait de croire dans la permanence des choses et d’imaginer que les causes n’auraient jamais de conséquences : le paradis sur terre, pas moins ! Ce que la plupart des gens faisaient désormais, ce n’était plus d’exercer des métiers mais d’effectuer des tâches. Il fallait être drôlement fortiche pour résister à la lumpénisation rampante ou vachement cynique pour espérer tirer profit du désastre général. L’entre-deux était devenu quasi impossible, il était globalement occupé par des technologies, largement robotisées, qui se substituaient non seulement à l’artisanat ou aux occupations manuelles mais remplaçaient aussi le travail intellectuel. Beaucoup de métiers avaient ainsi disparu et même des secteurs professionnels comme l’architecture, la médecine, la justice ou l’enseignement étaient largement concernés. Il restait malgré tout quelques rares poches où il était possible non seulement de vivre mais d’exister. On pouvait être comédiens, par exemple.

* * *

Mina avait fini de s’entretenir avec Nur. Les sacs étaient sur le dos. Le grand Tour reprenait sa route. Ce à quoi avaient mené les politiques de pénurisation qui s’étaient appuyées sur la diminution et la raréfaction effective des ressources et des moyens se marquait physiquement. Le visage des gens même avait changé, leur langage aussi. Il devenait compliqué d’être compris lorsque l’on s’exprimait, même les mots semblaient avoir été rationnés. Mo fit un signe en direction de la vallée. La sente qui y menait était étroite et pentue, figurant la parfaite allégorie de la situation dans laquelle nous nous trouvions. En bas, les hangars démesurés et les ateliers gigantesques d’une ancienne usine automobile étaient occupés par des troupes de gens qui s’y abritaient et débétonnaient à tout va des parkings devenus bien trop vastes. On allait pouvoir ressortir nos carnets. Et essayer de comprendre. Ils auraient sûrement beaucoup à nous dire et à nous apprendre. Et peut-être qu’ils la connaitraient, eux, la recette de la soupe aux cailloux.

(à suivre)