Par Marine Spor Ceccaldi, docteur en art de bâtir et urbanisme et chargée de cours à Sciences Po, Reims
Vous rappelez-vous la dernière fois que vous avez réparé un objet ? La réparation est souvent décrite comme un acte anodin et banal, faisant référence au fait de remettre en « bon état », soit en état de marche, en l’état initial, ou encore de remédier aux « conséquences fâcheuses d’un acte, d’une parole, d’une situation ». C’est une pratique qui, au sens propre comme au figuré, nous accompagne au quotidien mais qui, comme toute pratique immémoriale, s’est fortement métamorphosée dans le temps. La réparation est analysée ici comme pratique sociale et économique ancrée dans la société de consommation. L’enjeu de cette contribution est d’interroger ce qui rend un objet réparable dans sa trajectoire : qu’est-ce qui (théoriquement) nous fait maintenir un objet ou le réparer ? Plus précisément, l’article sera structuré en quatre sections : tout d’abord, l’enjeu des déchets sera mis en perspective via le concept de l’économie circulaire. Je questionnerai dans un second temps les pratiques et les lieux de la réparation, et me concentrant dans un troisième temps sur le rôle de ces lieux dans le soin des choses. Enfin, je conclurai mon propos en tentant de comprendre ce qui conditionne le passage du déchet au réparable.
Un débordement de déchets remis en cause par l’économie circulaire
Les enjeux de la réparation peuvent être abordés à travers le prisme du débordement de déchets auquel nos sociétés font face dans toute une série de secteurs. Par exemple, dans le secteur textile, en Europe occidentale, les vêtements achetés sont peu portés avant d’être jetés et environ 73 % d’entre eux finissent en décharge ou sont incinérés. Seul 13% du textile atteint la filière du recyclage : 12% pour faire de nouveaux produits textiles (chiffons, rembourrage, etc.) et 1% pour faire de nouveaux vêtements. Portée par l’obsolescence programmée des textiles, la surconsommation, des prix toujours plus bas et un marketing agressif de la part des marques de fast-fashion, l’industrie textile est devenue une industrie particulièrement délétère pour l’environnement. Mais le textile n’est pas la seule industrie en cause. Le secteur des déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) constitue le flux de déchets solides avec la croissance la plus rapide au monde. Ainsi, l’Organisation mondiale de la Santé estime « que 53,6 millions de tonnes de déchets électroniques ont été produites à l’échelle mondiale, mais seulement 17,4 % ont été recensées comme étant officiellement collectées et recyclées ». Ce recyclage ne constitue aucunement une solution parfaite au vu des rejets de substance toxiques qu’il implique (le plomb, dans les secteurs du recyclage, notamment informel).
L’économie circulaire se veut être une solution pour réduire la pression écologique de l’industrie sur l’environnement. Ainsi, dans le secteur cherchant à « rendre le textile circulaire », la seconde main a largement été mise à contribution. Son retour en grâce, porté par de nouvelles considérations écologiques, est sans précédent, particulièrement dans sa forme commerciale. Cette recirculation fonctionne pour toute une série de produits de qualité qu’il est possible de remettre en vente. Mais en dehors des tonnes collectées par les acteurs de la seconde main, 21.677 tonnes de textiles sont retrouvées dans les « sacs blancs », soit le tout-venant des déchets, souvent destinés à l’incinération. Le textile correspond en moyenne à 5,1 % du contenu d’un sac blanc ! Un vêtement déchiré, abimé, une « loque », serait donc la part maudite de l’économie circulaire textile, invisible, invendable et ignorée, rabattue dans la catégorie générique de déchet. Il en va de même dans le secteur des DEEE, comme l’attestent différents rapports de la Fédération Ressources : « elle [la filière DEEE] a permis la réutilisation de 879 tonnes d’appareils électroménagers en fin de vie. Ces trois dernières années, on constate une nette progression du secteur, avec une collecte passant de 21.245 t en 2020 à 22.982 t en 2021, et une réutilisation en hausse de 22%. Les activités de dépannage sont aussi en croissance ». Là encore, c’est bien le secteur associatif qui est largement mis à contribution, leurs activités pouvant se rapprocher ici d’une mission de service public.
Des pratiques et des lieux de la réparation dans les marges de l’économie circulaire
Cependant, il serait erroné de considérer que les « déchets » n’ont de destination que le vide-ordure. Il existe une série d’acteur·ice·s, à la marge de l’économie circulaire, qui se positionnent radicalement contre ce gaspillage et visent de différentes façons à sa revalorisation. À ce titre, Grossman écrit en 2021, « l’acte évident mais radical n’est donc pas de construire mais de valoriser et de concevoir des protocoles spatiaux de soin et de réparation, permettant au monde de fonctionner et appréciant ceux qui le font fonctionner. ». Ces acteur·ice·s font tout à la fois parti·e·s de fab-labs, de récupérathèques, portés par des collectifs de différentes natures, réunissant à la fois bénévoles, chercheur·e·s, ingénieur·e·s, étudiant·e·s ou encore artistes plasticien·ne·s. Ce sont des réseaux plus ou moins mouvants et instables qui participent à la marge à cette économie circulaire de la réparation – presque – en dehors du marché. En leur prêtant attention, ils et elles transforment ces objets. Avant même de les toucher, ces gens les font passer du domaine du déchet au domaine du réparable. La littérature scientifique sur l’économie circulaire tend à ignorer ces acteur·ice·s intermédiaires de la réparation, en se concentrant plutôt sur les pratiques de production ou sur les pratiques de consommation. A l’inverse, ces acteur·ice·s œuvrent dans ce qui peut être considéré comme des tiers-lieux, des espaces de revalorisation qui ne sont que peu pris en compte dans les études sur l’économie circulaire.
Phénomène marquant lié à l’économie circulaire, le passage de 3 à 6 « R » : si les 3R – Réduire, réutiliser, et recycler – ont longtemps été la base d’un système de gestion des flux en boucle fermée, notamment en termes de politiques publiques partout dans le monde, ce cadre méthodologique des 6R est intéressant car il permet de replacer la réparation dans un continuum de pratiques autour des objets. Ces 6R correspondent aux actions suivantes : redéfinir, réduire, réutiliser, recycler, refabriquer, récupérer (ou réparer dans certains cas). À ces 6R, sont parfois ajoutés refuser et « rot », qui reprend l’idée de composter ses déchets (ce qui s’applique moins ici au textile et aux DEEE). Ainsi « on peut considérer ces “R” comme une méthodologie à disposition des organisations, des entreprises ou des ménages afin de gérer leurs flux de déchet de manière circulaire, et par extension leur consommation (le « refuse » fait directement référence au fait de refuser un objet). Avec cette méthodologie, l’échelle de mesure serait celle d’un usage plus ou moins intensif de la matière avant que celle-ci ne devienne un déchet. ».
A partir de là, peuvent être mise en évidence de multiples pratiques qui mobilisent une diversité d’acteur·ice·s et de lieux. L’approche par le care permet de requestionner le rôle et la place des personnes dans ces pratiques de réparation, à la fois dans une optique d’éthique et de justice : est-ce que ce doit être toujours les mêmes personnes qui prennent soin des choses ? Ceci nous permet de porter attention non seulement aux pratiques de tri et de collecte mais aussi aux objets eux-mêmes en tant que produits.
Des lieux du soin aux choses
S’il est important de questionner les pratiques et celles et ceux qui les mènent, il ne faut pas négliger le rôle des lieux de cette remise en circulation. Ces lieux, Repair Cafés, fab-labs ou autres, sont fragiles et changeants. Ils fonctionnent généralement sous forme de réseau plus ou moins structuré, parfois même bénévole. Le soin porté à ces réparables dans ces lieux précis vise à favoriser un mode de réparation local, collaboratif et horizontal. L’économie circulaire a fait largement l’objet de critiques concernant sa difficulté à intégrer les principes de proximité, et plus largement d’espace. A l’inverse, la notion de “fabrication distribuée” (distributed manufacturing) soutient une production décentralisée, avec des matériaux locaux et plus proches des acteurs. Cette façon de produire est basée sur la distribution d’informations sur les matériaux, créant des plateformes pour trouver, organiser et gérer les ressources. La fabrication distribuée comporte de nombreuses promesses que ces lieux concentrent : améliorer la gestion des ressources, générer des réseaux d’information pour partager les produits au lieu de les déplacer…. Ce concept peut nous aider à questionner ces lieux de maintenance comme des lieux de production décentralisée.
Du déchet au réparable, une réappropriation du cycle de vie de l’objet
Ceci me permet d’effectuer un glissement entre la notion de déchet et la notion de « réparable », glissement qui sert ici à décrire comment le passage dans ces lieux de maintenance permet de transformer le jetable en réparable. Le réparable, en tant que petit objet, permet de nous interroger, grâce à une approche minutieuse et granulaire, sur les subtilités et les intrications de tout un système [1] . En se penchant sur ces petits objets, ces réparables souvent négligés, nous ouvrons la voie à une compréhension approfondie de l’ensemble de notre appareil de production. Cette approche permet non seulement de décortiquer les mécanismes opérationnels, mais également de découvrir les interactions complexes et parfois insoupçonnées qui sous-tendent ce système.
Cela m’amène à interroger ce que Appadurai nomme « la vie sociale des objets », soit ce qu’on pourrait traduire ici par la trajectoire du réparable. Des objets non réparables, ce sont des objets dont le devenir nous échappe. Pour s’en convaincre, nous pouvons faire un détour par le Manifeste de la réparation de l’entreprise Ifixit : « Réparer c’est apprendre », « Réparer rapproche les appareils de leurs utilisateurs », « rend indépendant » ou encore « stimule la créativité ». Ce manifeste, revendiquant une approche active du consommateur/utilisateur face à son objet, nous incite à prendre en compte les conditions matérielles qui rendent possible ou non la réparation. Le textile est un bon exemple de ces objets qui échappent à ce statut de réparable en tant qu’objet produit massivement (et ce, malgré une antériorité des pratiques de réparation). Les DEEE offrent un autre cas de figure, tant les compétences techniques ou l’accès aux pièces détachées peuvent se révéler complexes. Il semblerait alors qu’aujourd’hui seulement quelques objets persistent dans leur statut de réparable, dont la voiture et le vélo. Ainsi, trois niveaux pourraient permettre l’existence cette société de la maintenance :
- en amont, des producteurs assurant un design permettant la réparation,
- durant son utilisation, des consommateurs qui peuvent décider de maintenir un objet en prenant soin et en étant capable de les réparer ou de les faire réparer (on revient au producteur qui doit mettre à disposition ces pièces),
- en aval, l’existence de tiers-lieux de la réparation comme les Repair Cafés.
Que conclure de cette exploration ? D’abord et avant tout que les déchets ne sont pas une fatalité. S’il existe une part maudite, le détour par l’économie circulaire et ces réparables nous montre que cette part peut être drastiquement réduite – si tant est qu’un système d’acteur·ice·s et de lieux soient mis en place, associant les compétences de chacun·e, des éléments matériels disponibles – des lieux, des outils, des pièces détachées – et, bien sûr que cela fasse sens pour nous, en tant que société. Cela ouvre aussi une question, plus philosophique, à laquelle cet article n’apportera pas de réponse mais que l’on ne peut éviter : sur base de quels critères estime-t-on qu’un produit a assez duré, qu’un produit n’est plus réparable ou qu’il ne vaut plus la peine d’être réparé ? Cela a sans doute à voir avec ce que nous pourrions appeler aujourd’hui la société de « commodité », dans le sens d’une société de facilité. Reste à se trouver comment faire le pont entre commodité et urgence environnementale…
Pour aller plus loin
- Appadurai, A. (Ed.). (1988). The social life of things: Commodities in cultural perspective. Cambridge University Press.
- Bonnot, T. (2015). La vie des objets. D’ustensiles banals à objets de collection. Éditions de la Maison des sciences de l’homme.
- Desvaux, P. (2017). Économie circulaire acritique et condition post-politique : Analyse de la valorisation des déchets en France. Flux, N° 108(2), 36. https://doi.org/10.3917/flux1.108.0036
- Lallement, M. (2018). L’âge du faire : Hacking, travail, anarchie. Éditions Points.
- Madon, J. (2022). Free repair against the consumer society: How repair cafés socialize people to a new relationship to objects. Journal of Consumer Culture, 22(2), 534-550. https://doi.org/10.1177/1469540521990871
- Paperman, P., & Laugier, S. (Eds.). (2020). Le souci des autres: éthique et politique du care. Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales.
- Tironi, M. (2014). Faire circuler des vélos et des personnes L’écologie urbaine et la maintenance du programme Vélib’ de Paris. Revue d’anthropologie des connaissances, Vol. 8, n° 1(1), 179-219. https://doi.org/10.3917/rac.022.0179.
- Walvin, J., & Pignarre, P. (2022). Histoire du sucre, histoire du monde (Nouvelle éd). la Découverte poche.