bandeau décoratif

Métamorphose des métiers de la culture

Les métiers de la culture sont, plus encore que d’autres, directement en lien avec les institutions et politiques d’Etat qui les structurent et les financent et avec les évolutions de société dans lequel leur travail s’inscrit.

Les travailleurs liés à l’action culturelle, comme ceux qui sont engagés dans l’action sociale ou politique subissent des mo-difications, des exigences de plus en plus strictes, multiformes, on en appelle à la polyvalence et à la flexibilité. Les compétences nécessaires semblent inaccessibles et surdimensionnées, tant elles se sont élargies. Les travailleurs et travailleuses vivent leur travail comme épuisant et ont souvent un sentiment de course éperdue et d’écartèlement ingérable. Les situations de stress, de burnout sont de plus en plus fréquentes et l’impuissance est un sentiment partagé, qui entraîne tantôt la révolte improductive, parfois la rési-gnation triste et souvent la fuite par épuisement ou abandon.

Sans vouloir chercher des coupables ou des remèdes, nous voulons mettre ici en exergue des éléments d’analyse qui démystifieront peut-être la réduction de ces problèmes à une incapacité individuelle ou professionnelle pour comprendre les évolutions comme résultant de transformations sociétales. Ce sont ces transformations qui ont modifié d’abord les positionnements des acteurs et des Etats, ensuite les politiques culturelles et sociales et, enfin, les métiers eux-mêmes.

Nous pouvons aussi analyser les transformations en question comme des points d’appui à une nouvelle forme d’appropriation possible de ces métiers en lien direct avec les aspirations démocratiques des citoyens et les réinventions de leur puissance d’action.

Nous appuyons nos lectures tant sur des analyses puisées dans les sciences humaines que dans les temps de formation et d’accompagnement de groupes.

Le cheminement de notre propos partira d’une relecture de l’évolution du capitalisme comme élément déterminant des transformations sociétales. Celles-ci entraînent des représentations modifiées des capacités d’action et imposent aux Etats des repositionnements avec des marges de manœuvre de plus en plus réduites. S’en suivent des décisions politiques et des réaffectations de moyens financiers. Enfin, les politiques et décisions adaptées en fonction des contraintes imposées entraînent une reconfiguration des métiers eux-mêmes. Nous verrons que les citoyens sont aussi amenés à se positionner autrement et que leurs capacités de mobilisation se réinventent, ouvrant probablement des pistes d’alliances avec les acteurs professionnels et militants pour finalement se réapproprier leur devenir et développer collectivement des aptitudes à retransformer le monde.

Les évolutions du capitalisme modifient les modèles économiques, le contexte sociétal et les politiques sociales et culturelles

A la différence d’une lecture historique rigoureuse et datée, nous préférons désigner ces évolutions comme des strates qui se mettent en place progressivement en s’ajoutant aux précédentes sans les supprimer. Nous parlerons en ce sens de strates plus que d’étapes ou d’époques. Nous en distinguons trois principales.

[1] Première strate, une société de la justice, adaptée à un capitalisme industriel.

Le capitalisme industriel déploie ses effets par les gains de production réalisés à partir de la plus-value obtenue par la compression des coûts du travail pour fournir le plus grand nombre possible de biens standardisés sur le marché, tout en contrôlant le prix des matières premières et en pillant les ressources existantes.

Cette phase du capitalisme développe donc prioritairement l’exploitation de ces ressources par la colonisation et son cortège d’exploitation du travail humain. La transformation symbolique est celle qui transforme les biens naturels et artisanaux en marchandises, définis d’abord par leur valeur d’échange et qui réduit les êtres humains à une force de travail, elle-même considérée comme une marchandise sur le marché du travail.

Les entreprises produisent des gains par la production, la transformation et la commercialisation des ressources naturelles, tout en comprimant les coûts du travail au maximum.

Les expositions universelles mettent en avant les ressorts du progrès : métal, béton et acier dans des ouvrages d’art tels que tour Eiffel ou Atomium. D’ailleurs l’Europe se construit d’abord comme CECA Confédération Européenne du Charbon et de l’Acier.

Le monde économique et social s’organise autour du travail comme valeur centrale. L’emploi est la pierre angulaire du fonctionnement économique. Il génère une croissance qui produit une richesse marginalement partagée entre travailleurs et investisseurs dans des structures sociales de concertation et de redistribution sociale d’une frange mineure des profits. La monnaie est à la fois l’indicateur et le vecteur de ces échanges marchandisés.

Ces quatre éléments, emploi – pouvoir d’achat – croissance – monnaie forte, sont interdépendants et constituent l’équilibre de la concertation sociale industrielle d’après-guerre qui conduira aux trente glorieuses.

[2] Deuxième strate, celle d’un capitalisme financier.

Il s’agit moins de l’exploitation des ressources et du travail que de la libre circulation des marchandises dans un marché en expansion. Les gains sont produits par la circulation des marchandises et les flux financiers qui les accompagnent. Le contrôle vertical de la chaîne de profit, de la production jusqu’à la distribution, les délocalisations, les sous-traitances, la multiplication des intermédiaires engendre une économie des marges toujours plus grandes entre les coûts de production et les prix de vente. Pour s’adapter à ces méga-marchés, les entreprises dépendent de plus en plus des banques et sont soumises à la pression des actionnaires qui attendent une rétribution optimale de leurs investissements. Le sys-tème économique veille à favoriser ces flux financiers et impose une surveillance accrue des monnaies. C’est l’argent qui produit de l’argent. Le monde économique conduit les Etats à se doter d’hyperstructures qui rompent l’harmonie du carré vertueux de la première strate (emploi, croissance, stabilité monétaire, pouvoir d’achat). Nous le mesurons concrètement au travers de la construction européenne, autour d’une monnaie unique et d’une libre circulation des capitaux, des personnes, des biens et des services. Mais cette construction détermine aussi une rupture entre les structures décisionnelles qui contrôlent cette monnaie : l’Europe dispose d’une Banque Centrale hors des logiques démocratiques habituelles de ses Etats membres, c’est l’Europe technocratique qui décide des politiques monétaires et dicte les lignes de conduite en matière économique alors que les Etats membres gardent les compétences en matière d’emploi mais en les subordonnant de fait aux objectifs de croissance et de compétitivité des entreprises privées.

Globalement, cette deuxième strate a conduit à la politique de globalisation économique et à la mondialisation. Le secteur tertiaire et, en particulier, l’acteur bancaire est devenu à la fois le gardien et le premier bénéficiaire du nouveau système de profit.

[3] Troisième strate : avec la mondialisation et la globalisation, la tertiairisation a progressivement détaché les productions de leurs territoires, de leur lien au travail et la valeur d’échange des objets s’est attachée à leur pouvoir de circulation dans un espace entravé le moins possible par des frontières et par des normes. Mais une nouvelle phase de production du profit est encore venue recouvrir la

précédente. Elle passe par l’estimation boursière de la rentabilité des titres engagés et du rendement des activités. Il s’agit cette fois de spéculer sur les flux financiers constamment sollicités par la mondialisation. Quels seront les résultats d’une entreprise qui engage un plan important de redéploiement de ses activités ? Comment un secteur menacé par une forme d’insécurité (naturelle, écologique, sociale, militaire) va-t-il parvenir à couvrir ses risques ? Avant même la production de biens ou la réalisation d’activités, c’est l’anticipation de la valeur future qui, désormais, suscite la spéculation, s’évalue, se vend et s’échange. Acheter les matières premières non encore extraites, les céréales non encore semées, les brevets non encore exploités… et monnayer les hausses et les baisses estimées sur base d’analyses ou de peurs devient la clé d’un grand jeu spéculatif qui n’a plus à s’embarrasser des emplois ou des réalités de la production voire de la consommation, les seuls indicateurs étant la course à une croissance des retours sur investissements et le désendettement des pouvoirs publics. Le moteur de la spéculation est le risque. Le rapport est directement proportionnel entre niveau de risque et profit. La logique économique basée sur ce mécanisme entraîne assez logiquement l’organisation du risque ou au moins son exacerbation. Mettre en évidence le risque de conflits armés dans des pays producteurs de blé ou de pétrole, annoncer une restructuration ou le lancement d’un nouveau produit, permettent de réaliser des plus-values spéculatives immédiates, mais totalement déliées de la production.

C’est la strate du capitalisme spéculatif avec ses effets pourtant prévisibles de bulles financières qui, lorsqu’elles implosent, augmentent encore les peurs collectives de catastrophes en chaîne et engagent les Etats à des sauvetages, puis à des politiques d’assainissement et d’austérité.

Les diminutions de budgets publics affecteront en premier lieu les matières culturelles et sociales qui seront progressivement soumises aux lois de la privatisation et de la concurrence.

Politiques sociales et positionnements d’acteurs se modifient en s’adaptant

Chacune de ces évolutions du capitalisme a entraîné les logiques d’Etat vers des adaptations successives.

[1] Au capitalisme industriel se greffe une société qui s’organise autour de la recherche de la meilleure répartition possible des profits marginaux de la croissance, entre les investisseurs et les travailleurs. Ces principes politiques mettent au premier plan les interlocuteurs sociaux, représentants patronaux et syndicaux, à parité autour de tables de négo-ciation. L’Etat est aux commandes de la redistribution la plus juste possible de ces richesses marginales au travers de mécanismes d’allocation de ressources. C’est la société de l’État providence, ou société de la justice.

C’est donc également une société qui reconnaît la légitimité d’acteurs provenant du tissu social en lien au territoire et aux rapports de production. Ceux-ci puisent leur légitimité dans des structures de représentation. Le poids et la force d’intervention se mesurent alors au nombre de personnes qui donnent leur parole à ces mandataires.

Les militants luttent pour une justice distributive envers et via le plus grand nombre. Les acquis obtenus le sont pour tous, dans une perspective de long terme. Ces acteurs se caractérisent également, du point de vue démocratique par une capacité d’invention d’une forme de droit effectif, les droits sociaux, dans le champ économique. Ces droits garantissent une protection collective et une référence constante aux droits humains ( l’Organisation Internationale du Travail en est une concrétisation importante). L’action collective est donc celle de grands mouvements de masse, menant des actions de revendication en vue de faire avancer les protections collectives et les droits humains au travers de nouveaux régimes juridiques.

L’éthique qui mobilise les gens est militante, l’engagement porte sur la réalisation d’objectifs, le respect de convictions et la recherche d’une adhésion du plus grand nombre à des causes communes, au sein d’organisations de masse. Les mouvements sociaux, les organisations syndicales sont les purs produits de cette société.

[2] Lorsqu’apparaissent les difficultés d’approvisionnement en ressources qui mettent à mal les bénéfices directs de leur transformation par le contrôle colonial du travail, le capitalisme se redéploie dans les gains engendrés par la circulation de ces biens. La question des flux déplace la question des emplois locaux vers les tensions entre gains de productivité et délocalisations, éduction du temps de travail et rationalisations ou autres restructurations. L’économie de service et les privatisations systématiques appauvrissent les populations d’ici et d’ailleurs.

Le carré vertueux élaboré au cours de la première période décrite est rompu. On sépare les aspects monétaires et les politiques d’emploi. La régulation financière est détachée des préoccupations locales et soumise aux visées anti-déflationistes d’une Europe supranationale maître de la monnaie unique, imposant aux Etats par ses plans d’ajustement des règles de désendettement et de marchandisation de leur dette. Au niveau des Etats, ou comme chez nous des Régions, on prend en charge les politiques d’emploi et de croissance en ayant comme indicateur la compétitivité.

Mais l’épuisement des ressources et la circulation totalement antiécologique des biens, des services et des lieux de production ont des effets dramatiques partout sur la planète, tant au Sud, avec son cortège de famines, de coups d’État mortifères pour guerres d’appropriation des ressources raréfiées, qu’au Nord avec les pertes d’emplois massives et les dérégulations des conditions de travail. Les États, diminués dans leurs capacités d’intervention politique, sont également appauvris et leur rôle de redistributeur est obéré. Les luttes sociales deviennent difficiles, la confiance des militants s’érode, les gens ne se perçoivent plus comme mi-litants d’un système de justice et constatent également l’impuissance grandissante des pouvoirs politiques à intervenir comme régulateur de systèmes qui s’emballent. La perte de confiance dans un système de représentation s’enracine et se généralise. Des pans entiers de populations se voient exclus de la redistribution, basée sur un emploi devenu essentiellement une variable de la compétitivité.

Les politiques publiques intègrent également ces modifications des représentations : l’enseignement devient un lieu d’orientation vers un emploi, l’employabilité devient un maître mot ; on individualise les parcours considérés comme des projets et on crée des dispositifs de rattrapage et de contrôle. Il s’agit à présent de mener des politiques de gestion à court terme à l’égard de groupes de populations identifiées comme victimes auxquelles il faut donner une deuxième chance de revenir dans un système de protection sociale dont on perçoit les failles. On identifie ces groupes par leur incapacité à rester ou remonter à bord du navire de ce capitalisme compétitif et leurs caractéristiques sont spécifiques par nature, histoire ou appartenance. Ainsi, on déterminera par leurs qualités intrinsèques des sous-groupes de jeunes, de femmes, d’immigrés, de milieux défavorisés, etc., comme des catégories d’appartenance mettant en danger les individus qui les composent. Les dispositifs viseront à cibler ces groupes et à les remettre en

capacité de se réinsérer. C’est le passage à une société humanitaire, avec un État capacitateur, « socialement actif », avec des politiques segmentées visant des catégories différenciées de population sur la base de plans d’accompagnement et de contrats de réinsertion.

Les Etats se voient mis au banc des accusés. Ils doivent justifier de leurs dépenses via les contrôles exercés par les banques, c’est donc la démocratie elle-même qui est mise au pas. Les structures d’Etat sont vilipendées comme gaspilleuses ; les entreprises s’érigent en garantes de la croissance qui est désormais une condition préalable à la sortie du sous-emploi, à l’inverse du paradigme précédent basé sur un modèle de plein emploi, source nécessaire de la croissance.

C’est la période de glaciation sociale, avec le cortège de mesures de rationnement social. Les acteurs historiques que sont les syndicats ne peuvent plus lutter pour des acquis nouveaux, des augmentations de salaire ou des diminutions du temps de travail, mais contre des reculs des droits acquis, contre des pertes d’emplois massives, pour sauvegarder un pouvoir d’achat minimal.

La segmentation des populations crée une compétition entre ces groupes qui tentent chacun de se prévaloir du statut de victime prioritaire. Les formations elles-mêmes sont qualifiées à l’aune de la précarité potentielle et de son impact sur l’employabilité.

[3] Enfin, depuis les années 2000, on constate que le ca-pitalisme a réalisé une autre mutation : ce ne sont plus les ressources et leurs conditions d’exploitation qui sont à l’ori-gine des profits, ni les gains engendrés par le jeu de la déterritorialisation des échanges, mais les spéculations sur la valeur boursière estimée à un moment par rapport à celle estimée à un autre moment. On achète et vend des céréales qui ne sont pas encore semées, on spécule sur des promesses de nouveaux produits hi Tech ou sur les restructurations qui donneraient un coup de fouet à tel type d’investissement. Les profits sont désormais directement proportionnels aux risques pris par les investisseurs. On fabrique de nouveaux produits d’investissement par le biais de montage et d’empilement d’autres produits, en misant tout sur l’ingénierie spéculative, le trading. Nous sommes passés à une société du risque : le risque est le levier de ces profits et les valeurs fluctuent en fonction de peurs irrationnelles mises en évidence, voire appuyées par des groupes ou des lobbies. Une guerre modifie les estimations de productions de céréales ou de ressources énergétiques ici, un cataclysme ou une prise de pouvoir, un acte de terrorisme ou un accident dû à des infrastructures ou des maté-riaux dont on a perdu le contrôle sont chaque fois des occasions de spéculation qui modifient les gains et les pertes des uns et des autres. On voit à ce stade que les acteurs de départ ont quasiment disparu du champ décisionnel, la vacuité des instances traditionnelles et locales met les modes d’actions collectives hors jeu, faute d’un adversaire identifié clairement.

Avec cette troisième strate du capitalisme spéculatif, l’État perd encore du terrain sur le plan décisionnel. Les banques, les fonds de pension et les compagnies d’assurances jouent dans des espaces et selon des règles qui bougent plus vite et au-delà des compétences étroites des autorités traditionnelles auxquels ils sont astreints.

Représentations sociales, actions et politiques culturelles remaniées

Les politiques publiques s’adaptent, développent des modes d’action en fonction de ces glissements de paradigmes économiques imposés par un capitalisme dominant en extension.

En aval de ces mouvements, les individus et les groupes voient les représentations sociales bouleversées. Témoins et sujets d’un contexte profondément modifié, ils cherchent des modes

d’action, en vue soit de s’adapter soit de se positionner et de réagir à ces évolutions de plus en plus rapides.

Le centre de gravité ayant changé, les acteurs, les politiques sociales et culturelles et singulièrement les procédures de subsidiation et de reconnaissance se modifient.

[1] Dans la première strate, les porte-paroles des transformations sociales sont les acteurs sociaux, encadrés par les Etats, en vue d’actions collectives rassemblant le plus grand nombre possible d’affi-liés en vue de produire des effets de long terme.

Les Etats dits Providence sont les régulateurs d’une redistribution de richesses avec le souci d’une justice distributive à l’égard de l’ensemble de la po-pulation, la volonté de réaliser une justice pour tous.

C’est essentiellement au sein de structures rassembleuses, d’institutions et de mouvements structurés que se définissent les acteurs et les positions. Militants, ils décident par votes, élisent et mandatent des représentants de leur cause ou de leurs visées. Ceux-ci exécutent des programmes d’actions de long terme.

Les politiques sociales affectent des moyens à ces structures, garantes de représentativité et de longévité. Les opérateurs désignés correspondent à ces logiques : les modalités de représentation, de concertation sont fondamentales. Les ministres responsables des matières, économiques, sociales et culturelles sont liés légalement par des conditions de concertation, de négociation et de discussion. Les politiques culturelles des différents secteurs sont ainsi obligatoirement discutées, voire préparées et négociées dans des Conseils d’avis composés de représentants privés de ces secteurs.

Les subventions sont octroyées à des mouvements, des organisations et des associations volontaires ou paritaires qui réalisent les missions de services publics : contrats programmes quinquennaux pour mener des actions d’éducation permanente, de lecture publique, de formations, etc. à l’intention de populations larges définies par leurs caractéristiques socio-écono-miques (milieu populaire, classe sociale défavorisée, etc.).

La justification de ces programmes se fait par une série de critères essentiellement basés sur la justification de dépenses structurelles, d’emplois, d’entretien de bâtiments et d’actions continues de formations des cadres par des processus longs et généra-listes selon des méthodologies d’éducation populaire.

Le préfixe « multi » sera accolé à de nombreuses lectures et actions. Signe probablement que les masses, groupes mais aussi disciplines et activités sont multiples, si les objectifs semblent partagés, les méthodes ont chacune leur logique et existent en grande autonomie et c’est au travers de la multiplication et la cohabitation que progrès et culture croîtront.

[2] On observe une modification radicale dans la deuxième strate : les victimes des catastrophes sociales, environnementales et financières doivent être secourues, mais surtout il s’agit de leur redonner les capacités de se réinsérer dans des plans d’octroi d’emploi et de revenus valides. Ce repositionnement, le souci de l’urgence et du court terme ainsi que la nécessité de justifier des dépenses publiques pour en démontrer la pertinence et l’efficacité économique, vont déplacer les politiques publiques vers une recherche de la compétence la mieux adaptée à un objet ou un champ spécifique. Ces politiques vont se concentrer sur des dispositifs de réinsertion, de remise à niveau, de rattrapage et vont devoir justifier de l’efficacité de l’utilisation des moyens sur ce plan.

Au niveau des actions et des activités sociales, les acteurs militants font place à des professionnels spécialisés dans une frange de population ou par rapport à une thématique particulière. On verra donc avec cette deuxième strate apparaître des organismes, des structures et des dispositifs spécialisés soit dans la connaissance de groupes ou d’objet spécifiques, soit dans la maîtrise de techniques pointues et adaptées. Les ONG, les centres d’alphabétisation, les formations courtes, les écoles de devoirs, etc. sont en création et en extension.

Les publics sont définis à partir de leurs caractéristiques particulières d’identité, de condition de vie (tel public de femmes, d’immigrés, de jeunes ou de malades chroniques, d’analphabètes, de décrochés scolaires, de sdf, …).

Les modalités de subventions publiques s’adaptent également. Il faudra justifier désormais de subvention garantissant cette connaissance, la définition d’objectifs ciblés et de méthodes et processus prédéfinis et pour lesquels l’organisme ou l’association est reconnue compétente et légitime. C’est le développement de conventions, d’appels à projets, c’est l’ère des dossiers justificatifs, des enveloppes fermées. On engage les travailleurs désormais à durée déterminée, des personnes ayant acquis une compétence pointue par des formations spécifiques modulables et courtes.

C’est « pluri» qui est le préfixe à la mode ; il faut faire des gains de rentabilité, accélérer les processus et les échanges, et c’est la pluridisciplinarité qui est valorisée visant à faire travailler plusieurs disciplines autour d’un public, d’un enjeu, objet ou objectif ciblé. Il faut avant tout permettre les échanges entre groupes, communautés, auxquels on reconnaît les spécificités et qui développeront leur propre langage, culture ou méthodologie d’action.

[3] La troisième strate change encore la donne pour les politiques publiques : les risques sont susceptibles de frapper non plus des groupes particuliers, mais des espaces et des lieux, me-nacés par la pollution, les actes violents, les catastrophes naturelles, par des structures ou une gestion susceptible d’infliger des effets et conséquences néfastes. Les politiques sociales et publiques vont déployer un arsenal de dispositifs et de procédures susceptibles de prévenir les risques identifiés ou non. Il s’agira désormais d’adapter les actions aux risques potentiels encourus par les populations et riverains qui habitent, vivent et circulent sur tel ou tel espace. Les bâtiments, les espaces publics, les lieux de vie, publics d’abord, privés ensuite, sont soumis à la vérification de l’anticipation et de la prévention des risques et de leur capacité à y répondre rapidement en cas de défaillance. Les actions sont donc à visée de moyen terme. Ces risques devront être identifiés, repérés, répertoriés et analysés, des procédures d’alertes seront établies et évaluées. Les types d’intervenants appelés à la manoeuvre deviennent des experts, des personnes qui ont une vision, une connaissance pratique par leur proximité de ces espaces et des pratiques à l’œuvre ou par l’expérience qu’ils ont eue de situations similaires.

Les populations avec lesquelles il s’agit de travailler sont définies par leur territoire de vie ou d’activité, leur auto-organisation (bassins de vie, territoire d’action, comités de quartier, groupe d’action citoyenne, …).

Les politiques publiques visent à règlementer, contrôler, prendre ou faire prendre des assurances et subventionner toute initiative qui mettra en place des procédures ou des réseaux d’entraide, d’observation et de vigilance. Les formations généralistes ou thématiques s’estompent au profit d’accompagnements d’équipes ou de coachings individualisés.

Les moyens financiers étant plus réduits encore, on soumet les actions culturelles et sociales à concurrence par appels d’offres, garantissant selon des procédures ouvertes la libre circulation des marchés et exigeant l’expertise avérée des opérateurs. Ceux-ci doivent démontrer leur connaissance du secteur, du territoire, de la population, en être témoin, relais, etc. Ils doivent aussi démontrer leur capacité à utiliser des ressources larges, un réseau étendu dans lequel puiser et transmettre les savoirs.

Les mots en « trans » comme les termes de transversalité et de transdisciplinarité remplacent les précédents, répondant ainsi à la volonté de faire se croiser les champs, les disciplines en les faisant agir dans le champ des autres. C’est la coopération qui est désormais sollicitée.

Les métiers de la culture : entre adaptation subie et métamorphose consciente

Un empilement de métiers différents

Nous pouvons également faire une lecture de l’évolution progressive des métiers de la culture en lien avec ces évolutions.

[1] Suivant la première strate, les actions culturelles sont mobilisées à partir de structures et d’institutions volontaires fortes, soutenues financièrement par des subventions structurelles.

Les gens sont mobilisés dans ces structures qui aident à la construction d’une citoyenneté d’appartenance pour laquelle il s’agit de donner les clés de compréhension, les outils adéquats et la construction d’une conscience collective du bien commun. Les personnes sont engagées dans des associations menées par des militants sur base de leurs compétences de mobilisation, d’animation directe, de formation et de conscientisation. Ils doivent réunir des personnes dans des actions générales de formations, favoriser tant la démocratisation par la diffusion culturelle que la démocratie par la conscientisation et l’engagement dans des actions d’envergure.

Les animateurs et animatrices sont des meneurs, des professionnels de l’animation de groupe.

Les « publics » sont des acteurs identifiés par une appartenance et pour lesquels les mouvements, les associations et les opérateurs culturels et sociaux proposent des actions, des activités qui conscientisent, mobilisent, et forment les gens considérés comme acteurs collectifs et qui structurent et canalisent les énergies selon des méthodes participatives et programmées. On engage des gens en fonc-tion de leur aptitude à l’animation d’activités et de groupes, à l’intervention directe avec des supports variés, à la proposition de méthodes et de techniques mobilisatrices, à la gestion des conflits, etc.

[2] Lors de la deuxième strate, les structures, poussées par des politiques publiques plus contraignantes, imposent des logiques de projet. Il s’agit de répondre aux besoins de groupes de population ciblés et d’ajuster au mieux les techniques, méthodes et activités en vue d’atteindre des objectifs mesurables. Les associations deviennent des structures qu’il faut être capable de gérer au mieux, pour répondre aux demandes des personnes. Des offres de services sont proposées, les animateurs en deviennent les gestionnaires compétents. Ils rendent des comptes aux instances et aux institutions au travers de processus de justificatifs, de validation et de mesure des adéquations entre offre et demande. Les gens, identifiés selon leur catégorie socio-économique, leur particularité, sont des « clients » ou des ayant droits qu’il faut satisfaire. Les ins-titutions relèvent essentiellement par des données objectivées les nécessités, les obstacles et les freins à l’émancipation. Ici encore, ce sont les structures qui sont vecteurs des li-bertés et des droits des personnes.

On engage des techniciens, des gestionnaires, des informaticiens, etc. et en cas de pénurie de moyens financiers, on vérifie à l’embauche la capa-cité à intégrer un maximum de ces compétences plurielles.

Notons que dans les deux premières strates, l’action culturelle vise à une émancipation collective et individuelle organisée à partir des structures sur des bases essentiellement quantitatives observables.

[3] Avec la troisième strate, les équipes d’animation sont appelées à offrir ou organiser des rencontres entre personnes et groupes aux intérêts divergents autour d’une même réalité ou problématique.

Les organisations et institutions sont délaissées au profit d’actions auto-organisées sur base de besoins partagés. Il s’agit d’organiser des partenariats sur un territoire, de faire une analyse partagée des besoins. Il faut pour cela organiser la rencontre, la communication, solliciter les personnes ressources, outils, techniques et réseaux susceptibles de répondre aux besoins révélés. Pour y arriver, ce sont surtout les capacités de médiation, de communication qui sont recherchées.

La qualité et le respect de procédures démocratiques prévalent sur la quantité.

Les risques d’impasses et d’impuissances

On voit que chaque strate développe en fait un type de métier différent. Les équipes professionnelles sont donc confrontées de plus en plus à résoudre de multiples équations.

Comment devenir un professionnel dûment formé dans toutes ces disci-plines ?

Le risque est une course permanente sans prise de recul, l’impasse par épuisement et perte de sens.

Comment trouver un rôle nouveau dans une configuration où les individus s’autonomisent et déterminent eux-mêmes leurs besoins ?

Le risque est de se réfugier dans une valorisation extérieure, de chercher sans arrêt des causes, des respon-sables extérieurs, de retenter d’autres formes de mobilisation, de communication, etc. pour cacher un sentiment d’impuissance.

Comment garantir cependant la parti-cipation de chacun dans un monde totalement différencié sans s’enfermer dans des activités dites de niches ? Comment ne pas laisser au bord du chemin de l’émancipation des personnes aux ressources et aux mobilités réduites ?

Le risque est ici notamment celui de la segmentation des métiers au sein d’une association ou de l’enfermement dans une spécialisation intimiste.

Comment structurer un travail professionnel alors que les gens perdent confiance dans les structures collectives existantes ?

Le risque est encore celui d’un retour aux recettes anciennes, à une nostalgie d’action de moins en moins partagée et à un sentiment d’impuissance.

Les dépassements envisageables par un repositionnement professionnel

Au-delà de tels discours ou analyses rapides, on voit aussi émerger d’autres possibilités et l’hypothèse du dépassement de ces obstacles par une transformation de métier d’un autre type : la coopération entre experts et profanes autour d’expériences émancipatrices.

Observons tout d’abord les pratiques de citoyenneté qui émergent et se redéploient visiblement au plan local mais à des endroits multiples et souvent reliés entre eux.

Face à l’impuissance avérée des struc-tures et institutions politiques et sociales à se libérer des effets néfastes d’un capitalisme qui uniformise par la globalisation, qui privatise par la marchandisation et qui dématérialise par la tertiarisation, les gens s’inventent et s’approprient des manières de faire qui leur donnent une maîtrise réelle sur des aspects très concrets de leur vie. On assiste ainsi à la création de groupe d’achats solidaires de producteurs locaux, d’apprentissages partagés, d’utilisation et de réparation d’objets, au partages de biens et de services. Des groupes souvent informels s’inventent et se réapproprient des modes de consommations durables, de fabrication de réemploi ou d’utilisation de biens et ressources, partagent leurs informations, outils et moyens de mobilité.

Malgré les discours passéistes de ceux qui tentent de démontrer qu’il ne s’agirait que d’un retour à des pratiques anciennes remises au goût du jour, nous en dégageons de réelles innovations qui pourraient être signes de transformations sociales réelles. Ces pratiques s’inventent et se réalisent par les gens, sans ambition autre que celle de faire quelque chose de concret et de maîtrisable et qui deviennent donc producteurs et inventeurs d’un savoir-faire partageable et expérimentable en commun. En faisant cela, ils transforment bien souvent les marchandises en biens communs, inversant de fait par là le fondement du modèle capitaliste. Et si bien entendu, les appétits et capacités d’absorption des entreprises marchandes récu-pèrent et rentabilisent sélectivement de telles expériences, les groupes ne s’en soucient que fort peu. Leur diffusion et leur réinvention via des réseaux d’apprentissages eux-aussi partagés laissent entrevoir la possibi-lité d’émergence de deux réalités économiques en cohabitation : le système capitaliste et ce qu’on nomme aujourd’hui une économie du partage basée d’abord sur un autre type de rapport au partage des connaissances. C’est la raison pour laquelle cette économie du partage est particulièrement innovante et que le système dominant tente d’en récupérer les

« niches ».

Les initiatives locales, inventées, échangées, revisitées sans cesse, mises en réseau de voisinage en extension et effectuant des allers-retours avec des initiatives nettement plus lointaines, préfigurent peut-être de nouvelles formes d’actions collectives.

Le changement articule la pratique concrète de réappropriation d’objets et de services et le partage des connaissances.

Ces pratiques sont ici moins à lire dans leurs effets matériels que comme vecteurs d’émancipation par l’expérimentation et la construction de savoirs communs. Chaque initiative ouvre les gens à des défis qu’ils relèvent en cours d’action. Il n’y a plus de mode d’emploi préexistant, pas de méthode clé sur porte, pas de leader assigné, pas de limite préétablie du champ ni du territoire sur lequel cette action portera.

Les clés du succès tiennent à la capa-cité d’ouverture, de curiosité tout d’abord. Ensuite ce sera par la confrontation que se réaliseront les apprentissages et les innovations techniques (objets et productions), méthodologiques (organisation et structuration) et politiques (fonctionnement et gouvernance). Dans ce cas, les savoirs produits ensemble ne sont pas arrêtés une fois pour toutes. Ils sont évolutifs, ils n’ont pas de propriétaires assignés, mais se retravaillent en réseau, au service du collectif. Les savoirs nouveaux évoluent ainsi par une auto-confrontation permanente.

Enfin c’est la diversité sans cesse reconvoquée qui sera le moteur permanent de ces innovations sociales, voire techniques et démocratiques. De cette diversité d’intérêts, d’approches, de méthodes, de connaissances parta-gées naît à la fois une variation possible des rôles de chacun et des possibilités inédites d’identification collective à des orientations innovantes, produites en commun, sans préméditation, mais grâce aux effets du partage et de l’expérimentation des connaissances.

Les opérateurs culturels et sociaux, ainsi que les équipes professionnelles sont aujourd’hui en contact et en action avec ces pratiques innovantes.

Leur métier pourrait donc se recadrer et se reconstruire à partir de ces observations :

– il ne s’agit plus de segmenter mais de coopérer en équipe, toutes fonctions confondues, pour permettre l’émergence de savoirs, le développement d’expériences, pour leur donner des espaces de réalisation, d’analyse et d’évaluation.

– les professionnels vont devoir sortir de leur champ d’intervention pour transformer leur rôle et croiser leurs expertises réciproques autour d’un faire commun.

– sans les supprimer, leur rôle ne sera plus tant celui d’intervenant, d’organisateur ou de médiateur que celui d’ingénieur-facilitateur des connexions entre groupes et personnes, etc., rôle qui pose la question de la prévention des risques pour chacune des parties engagées, celle aussi de la gestion des conflits et, enfin, du pilotage des méthodes participatives.

– Dans ce processus, ils stimuleront et encourageront l’ouverture et la diversité et seront garants d’une vigilance à l’égard de l’effectivité des droits culturels et de l’émancipation individuelle et collective concrètes.