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Nous sommes financés pour mener des actions d’aphabétisation

Au lieu d’accompagner les chômeurs ou les bénéficiaires du RIS dans leur recherche d’emploi et dans leur formation, les politiques d’activation stigmatisent et sanctionnent un public précarisé qui devrait « mériter » ses revenus de remplacement. De plus, elles placent le secteur de l’alpha dans des injonctions contradictoires : d’un côté, certains apprenants se voient contraints à entamer une démarche de formation alors que les demandes spontanées ne peuvent pas être satisfaites. Regard croisé sur l’ISP, l’éducation permanente et l’alpha avec la Directrice de Lire & Ecrire, Présidente du Conseil Supérieur de l’Education Permanente.

Sylvie Pinchart : « L’alpha est un secteur où l’offre est insuffisante par rapport à la demande spontanée. Selon nos dernières estimations, une demande sur quatre n’aboutit pas. Du coup, on se retrouve comme opérateur d’alphabétisation dans des situations très contradictoires, avec des demandes spontanées qu’on ne devrait pas accepter pour laisser la place à des demandes non spontanées qui sont sous obligation de par les politiques d’activation. Or ce n’est déjà pas évident pour un adulte qui a connu l’échec scolaire, et pour qui l’analphabétisme reste un tabou, d’entamer une démarche volontaire. C’est ainsi qu’on se trouve devant une espèce de gâchis avec des politiques d’activation qui portent préjudice à la fois aux personnes et aux conditions d’un apprentissage favorable en alphabétisation. Comment peut-on forcer des gens à se former alors que, le fait est connu, il n’y a pas assez de place. Malgré l’effort considérable qui a été fait ces 20 dernières années en matière d’investissement public en alphabétisation, cela reste insuffisant. On est aux alentours de 20.000 places en formation pour une estimation de 300 000 analphabètes en FWB ».


Une multiplication d’écrits
Les politiques d’activation ont un autre effet pervers. «Sur le terrain, on cons-tate que la situation socio-économique des apprenants se dégrade très fortement. Pourquoi ? Parce que toutes les politiques d’activation, que ce soit en matière de chômage ou d’aide sociale, s’accom- pagnent de toute une panoplie d’écrits, de convocations et de constitution de dossier. Dans ces dispositifs là, l’oral n’a en général aucune valeur. Cela accentue le décrochage des personnes par rapport à leurs droits fondamentaux. Il faut savoir, et on le demande depuis 3 ou 4 ans, qu’on n’a plus les chiffres d’exclusion du chômage ventilés par niveau de diplôme. Donc on n ‘a aucune mesure de l’effet de ces politiques d’activation sur les publics infra scolarisés ».


La chasse aux preuves
Cette surcharge administrative se fait également sentir chez les opérateurs. La pression est double : « On évolue dans un contexte de polysubventionnement. En Fédération Wallonie Bruxelles, les politiques publiques belges qui ont un impact sur l’alpha sont au nombre de 15. Et chaque pouvoir pu-blic, chaque interlocuteur a ses propres règles de justification. Au mieux elles ne sont pas coordonnées, au pire elles sont contradictoires. Et puis il y a on l’a dit la pression administrative exercées sur le public. On leur demande de plus en plus de prouver qu’ils sont de bonne volonté. Alors les gens demandent à avoir des preuves. Ils demandent des documents attestant qu’ils ont téléphoné, qu’ils sont venus. Une fois en formation, il y a les pressions
effectuées sur les associations pour vérifier l’assiduité en formation. De nouveaux interlocuteurs nous demandent des documents, comme certains CPAS. Nous refusons de produire ces pièces car cela ne rentre pas dans un cadre réglementaire de vérification des pouvoirs publics. On est de nouveau sur le mélange des rôles. Nous sommes financés pour mener des actions d’alphabétisation, pas pour contrôler notre public. Que des contrôles existent par ailleurs et soient exercés par les pouvoirs publics, on peut le penser, c’est normal tant qu’ils s’effectuent dans le respect des personnes et des difficultés spécifiques des personnes analphabètes ».


La double peine
Attention à la double peine. « Non seulement ils ont des problèmes de lecture et d’écriture mais en plus ils seraient responsables de leur situation de chômage. Or on se trouve souvent face à des personnes qui ont intégré comme une norme de devoir se justifier de tout par rapport à des droits qu’ils ont. On l’a bien vu dans la campagne Rosa que nous venons de mener. C’est un court métrage où l’on illustre à partir de situations concrètes toutes les démarches qu’une personne peut rencontrer quand elle perd son emploi. Rosa s’adresse au grand public mais on l’utilise aussi dans les groupes d’apprenants. Pour un grand nombre d’entre eux, il est naturel et normal de passer son temps à courir d’un lieu à l’autre, de devoir justifier des choses alors qu’il n’y a pas de solutions concrètes qui se dégagent que ce soit en matière d’accueil des enfants, d’accès à la formation et/ou à un emploi. Donc la norme elle est bien intégrée ».

 

On se trompe de cible et de politique
Pour Sylvie Pinchart, on se trompe de cible et de politique. « Si on veut vraiment solutionner la question de l’emploi des personnes faiblement scolarisées, il faut réfléchir à des emplois adaptés. Il faut aussi re-réfléchir à la façon dont on accède à un emploi et se mettre en recherche de solutions en matière de places de formation et de mise en place de formations alternées travail et cours d’alphabétisation. Or pour l’instant on prend cette question et cette problématique socio-économique et sociale par le biais d’une sur-responsabilisation individuelle. On a des témoignages d’apprenants à qui leur relais d’un service que ce soit du côté wallon ou du côté bruxellois dit : « Donnez-nous la preuve que vous avez cherché une formation ». On ne leur dit pas « Essayez de trouver une formation adaptée à vos besoins » ou « On va vous accompagner à trouver une formation ». On leur dit d’aller chercher la preuve. On est vraiment dans la moralisation! ».

 

Confusion entre alpha et FLE

Les politiques d’accueil des primoarrivants, tant en Wallonie qu’à Bruxelles, ont également un impact important sur le secteur de l’alpha. « On est de nouveau là sur une politique d’activation. Il faut que tous les primo-arrivants puissent accéder à des cours de langue et de français. Or il n’y a pas assez de place et les financements ne suivent pas. Du coup, on a tendance à renvoyer vers l’alpha des personnes qui ne parlent pas le français et qui ont parfois un niveau de diplôme universitaire dans leur pays. On n’apprend pas le français de la même manière suivant qu’on n’a jamais tenu un crayon ou qu’on a une double ou triple licence. Ce ne sont pas les mêmes méca-nismes et ce ne sera pas le même temps d’apprentissage. On est de nouveau sur une politique qui ne tient pas compte de l’existant. On fonctionne plus sur des appels à projets, des agréments d’opérateurs linguistiques qui ne s’articulent pas ou peu avec les politiques structurelles existantes que ce soit du point de vue de l’alpha ou du FLE, surtout pris en charge par la promotion sociale. Il y a une confusion systématique dans le discours public entre l’alpha et le FLE. Tous les primo arrivants qui ne parlent pas le français ne sont pas analphabètes, c’est une évidence mais on est obligé de le rappeler sans cesse ».


Logique partenariale
« Ceci dit, nombreux sont les travailleurs des services publics qui subissent eux aussi les pressions de ces politiques d’activation et qui en dénoncent le caractère absurde. Nous ne sommes pas les seuls à nous mobiliser et nous essayons d’avancer ensemble. Mais si heureusement on voit de plus en plus d’initiatives, on n’a pas encore il me semble une véritable réflexion collective et institutionnelle sur la question de l’accompagnement vers l’emploi des personnes pour qui l’écriture et la lecture posent problème. Or ce n’est pas du tout une question à la marge. Si l’on estime qu’une personne sur dix en Fédération Wallonie Bruxelles connaît des problèmes d’illettrisme, cette proportion est nettement plus importante dans les publics de CPAS, de l’ONEm et du Forem ».


Education permanente et insertion : regards croisés
Car on l’aura compris, la question de l’emploi ne doit pas, ne peut pas se résumer à celle de l’adéquation de la personne à un marché du travail, d’autant qu’il est avéré que justement, il n’y a pas assez de place pour tout le monde. D’où l’intérêt d’un regard croisé entre l’alpha et l’éducation permanente, et plus globalement entre l’ISP et l’Education permanente. « La philosophie, le projet et les méthodologies d’intervention de l’Education permanente ont une grande pertinence par rapport à des personnes qui vivent cette situation de difficulté de recherche d’emploi. On n’est pas que sur des enjeux individuels de qualification professionnelle. Quand on met les gens dans une situation de surresponsabilisation, quand on est dans une logique de culpabilisation, on ne les place pas dans une dynamique positive de recherche d’emploi. Il est donc très important d’avoir des espaces où les personnes puissent comprendre ce qui leur arrive et de les repositionner dans une démarche collective et positive. Il est crucial que les personnes qui se trouvent de plus en plus en décrochage social reçoivent des réponses à partir de leur porte d’entrée à eux. Il faut embrasser leur réalité dans sa globalité : il y a la recherche d’un emploi, il y a apprendre à lire et à écrire, il y a l’éducation des enfants, il y a le projet démocratique. Il y a vraiment une imbrication des enjeux socio-économiques, politiques et culturels. Ce n’est pas qu’une question de droit social. Il faut aussi pouvoir appréhender cette problématique sous l’angle politique et culturel. L’enjeu, c’est le contrôle et la sur-responsabilisation des pauvres versus la liberté et les droits fondamentaux des riches. L’enjeu, c’est ce qu’on fait de ce projet social là, de ce projet démocratique là ».