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Que cache l’invention des métiers en pénurie ?

Interview de Jean-François Orianne

Propos recueillis par Julien Charles

Dans cette interview percutante, Jean-François Orianne, professeur de sociologie à l’Université de Liège, déconstruit une série de mythes qui gravitent autour de la notion des « métiers en pénurie ». Cette discussion remet en question l’idée largement acceptée que ces métiers résultent d’une situation objective sur le marché. Orianne argumente plutôt que cette notion est une invention politique, façonnée par des outils statistiques et une communication politique qui occultent la réalité d’un marché du travail inégalitaire. À travers cette analyse, il dévoile les mécanismes sous-jacents qui font entrer en scène ces métiers en pénurie, tout en questionnant les véritables causes de cette situation, telles que les conditions de travail et l’approche adoptée par les intermédiaires du marché. Cette interview invite à une réflexion approfondie sur les impacts des politiques d’emploi et la nécessité d’un débat plus large sur les enjeux de l’insertion sur le marché du travail en Europe, et particulièrement en Wallonie.

Les métiers en pénurie, c’est une invention

Avec les métiers en pénurie, on invente littéralement quelque chose. Ce n’est pas seulement une construction sociale. On tente de façonner la réalité conformément à un concept préalablement créé. C’est comme ça que les métiers en pénurie existent, et non pas parce qu’ils viennent mettre une étiquette sur quelque chose qui existait auparavant. Les métiers en pénurie, c’est véritablement une invention [1] qui émane du système politique.

Le pouvoir de l’expertise statistique au sein de l’administration est capital dans cet exercice. Elle objective cette invention, en la mesurant. Concrètement, l’outil statistique est utilisé pour mesurer un taux de satisfaction moyen des offres d’emploi : combien d’offres en dessous du seuil ? Combien de réponses pour chaque offre d’emploi ? Quand il y a moins de 15 candidats pour 10 offres d’emploi, le seuil critique est franchi. On quantifie et on reproduit ça d’année en année. Les métiers en pénurie, c’est ça.

Le deuxième élément très important dans cet exercice, c’est la communication politique autoréférentielle qui est faite sur ce travail statistique. C’est-à-dire que, quand on communique sur les métiers en pénurie, on ne se réfère qu’à la liste des métiers en pénurie de l’année précédente. Il n’y a pas de référence « externe ». Et pourtant, cette communication politique est très largement relayée par les médias de masse, qui valident ainsi cette invention.

Pourquoi inventer des métiers en pénurie ?

Il existe chez nous un manque structurel de places sur le marché du travail. La pénurie structurelle d’emplois, c’est une caractéristique majeure du marché du travail wallon. C’est donc totalement paradoxal de lire dans la Déclaration de Politique Régionale que « nous sommes passés d’une pénurie d’emploi à une pénurie de main-d’œuvre ». C’est même indécent de mettre l’accent sur les 14.000 offres pour lesquels le FOREM a un petit peu de mal de trouver des candidats, en regard des 220 000 demandeurs d’emploi wallons. On détourne l’attention des citoyens quant au manque structurel de places disponibles sur le marché du travail en s’attardant sur certaines offres d’emploi pour lesquelles il est difficile de trouver des candidats.

La fonction principale de cette liste des métiers en pénurie, c’est alors d’auto-légitimer ces politiques d’activation, c’est-à-dire de faire exister ces politiques actives et de les rendre évidentes, nécessaires. Cette liste justifie les politiques de formation telles qu’elles sont développées dans ces métiers en pénurie. Elle incite à transformer l’enseignement qualifiant, qui devrait lui aussi davantage être en adéquation avec les besoins du marché. Elles s’inscrivent dans une orientation générale des politiques européennes d’emploi dites « actives », qui consistent à mettre la pression sur les chômeurs. Cette communication politique et médiatique entretient l’image d’un chômeur inactif, fainéant, incapable, pas suffisamment qualifié, pas suffisamment motivé, qui manque de soft skills, etc. C’est dans ce cadre que l’on va considérer qu’il est légitime d’orienter les chômeurs vers des formations qualifiantes pour ces métiers en pénurie et de développer des politiques behavioristes qui visent à agir sur le comportement des chômeurs via des processus de coaching ou d’accompagnement.

Le trouble jeu des intermédiaires

Parler d’invention politique, ce n’est pas balayer d’un revers de la main des tensions bien réelles sur les marchés du travail, au pluriel plutôt qu’au singulier. Quand on s’intéresse à ces difficultés de recrutements, il faut regarder, secteur par secteur, voire métier par métier, ce que font les intermédiaires des marchés du travail pour mettre en relation les offreurs et les demandeurs. Il y a un tas d’opérateurs privés, publics et associatifs qui agissent. Ils produisent par exemple des jugements sur les compétences des candidats pour les sélectionner. Peut-être que les difficultés de recrutement sont liées au fait que les candidats sont mal évalués ou de manière trop simplifiée par ces intermédiaires. Pourquoi les situations de pénurie ou de tension ne seraient-elles pas le fruit d’une série de jugements hâtifs  d’in-employabilité ? Quelle est la responsabilité des opérateurs dans ces déséquilibres ?

Ces intermédiaires sont eux-mêmes en situation de concurrence les uns avec les autres. Dans ce contexte, ils n’ont pas d’autres choix que de « coller » aux exigences de l’employeur. Ils ne parviennent plus à jouer leur rôle de médiateur, par exemple en renégociant la manière dont sont rédigées les offres qui leur parviennent. Autrement dit, ces métiers en pénurie renvoient souvent à des offres qui sont mal formulées, mal rédigées ou peu attractives. La difficulté à trouver le bon candidat ne vient peut-être pas du fait qu’il n’existe pas, mais parce qu’on le cherche mal ou parce qu’on évalue mal ses compétences.

D’ailleurs, le tableau des métiers en pénurie identifie le problème partiellement, parce qu’il indique aussi des dimensions relatives aux offres d’emploi qui imposent aux gens énormément d’exigences, de parler plusieurs langues, de disposer d’un véhicule, d’avoir un permis de conduire…

A qui profite la pénurie ?

Ce traitement des métiers en pénurie, c’est aussi une manière de ne pas interroger les conditions de travail et d’emploi dans ces secteurs. Que se passerait-il si on doublait le salaire dans ces métiers en pénurie ? Le porte-parole du FOREM lui-même disait récemment que « ne pas proposer de CDI dans un métier en pénurie, c’est aller à la pêche sans asticot au bout de la ligne ». Et dorénavant la liste de métiers en pénurie évoque dans certains cas les conditions de travail comme étant des causes possibles de la pénurie.

L’action publique en matière de métiers en pénurie est donc orientée vers les individus, pas du tout vers les conditions de travail ou d’emploi. La production récurrente de cette liste tente de nous montrer que le FOREM agit sur le problème mais qu’il est difficile d’activer les chômeurs en région Wallonne. Ce n’est pas spécifique à notre Région. Il y a un consensus au niveau européen en matière de politique d’emploi : il faut former, accompagner, suivre, coacher les chômeurs.

Mettre la pression sur les chômeurs pour mettre la pression sur les salaires

Ces politiques ont été développées dans ce qu’on appelle un paradigme monétariste et la mise en place de l’euro est tout à fait importante ici. Le chômage cesse d’être lu ou conçu comme un problème qu’il faut combattre, mais comme une solution acceptable pour lutter contre l’inflation dans un contexte de monnaie unique. Avoir des chômeurs actifs et formés, qui constituent une « menace crédible », c’est une manière de mettre la pression sur les salariés, et donc sur les salaires. C’est ce qu’on appelle « assurer la modération salariale », ce qui est évidemment une condition essentielle dans ce paradigme d’équilibre des prix et donc d’une monnaie stable.

Activer les chômeurs, c’est un moyen de mettre la pression sur les salariés : créer cette situation de concurrence entre les insiders et les outsiders du marché du travail comme condition de stabilité des prix. Les différents États membres ont été dépossédés du levier des taux de change pour lutter contre l’inflation. Il leur reste aujourd’hui une action sur la flexibilité de la main-d’œuvre, sur le taux de flexibilité de la main-d’œuvre pour assurer cette modération salariale. C’est ce qui justifie ce parti pris pour l’activation des individus, que ce soit par la formation, le coaching ou la mise en situation professionnelle.

Pourquoi la modération salariale vaut aussi pour les métiers en pénurie ?

On sait qu’il existe en Région Wallonne une grosse réserve de main-d’œuvre. Les métiers en pénurie apparaissent comme une « anomalie », inacceptable dans ce contexte. Dans certains segments du marché du travail, il n’y a pas de réserve de main-d’œuvre qualifiée, prête à prendre le poste du salarié en place. Le risque, du point de vue des employeurs et du paradigme monétariste, c’est qu’il faille passer par une hausse des salaires pour attirer les candidats, et donc porter atteinte à cet objectif de modération salariale.

Et si les organisations syndicales ne parviennent pas à jouer la carte de l’amélioration des conditions d’emplois dans ces secteurs, c’est entre autres parce qu’il s’agit souvent des très petites structures, comme par exemple dans l’horeca. Et c’est précisément dans les PME qu’il est le plus difficile de faire respecter le droit des travailleurs. Parce que dans une entreprise de moins de 50 travailleurs, il n’y a pas d’institution du dialogue social. Mais cette question de la taille des entreprises n’est pas du tout traitée dans les exercices de communication politique pilotés par le FOREM.

Les métiers en pénurie, témoins de l’aveuglement du FOREM

Les politiques d’emploi, c’est un système complexe qui est aveugle à son environnement. Il ne peut regarder et prendre en compte que ses propres opérations. Tout ce qui n’est pas dans son système est indéchiffrable, inaccessible. Le FOREM fonctionne donc à l’aveugle, dans une ignorance totale par rapport à son environnement économique. Il ne peut percevoir ce qui s’y passe que par ses propres opérations de simplification ou d’auto-observation, – par exemple cette liste des métiers en pénurie. C’est une caractéristique générale de tout système complexe, qui a évidemment des conséquences néfastes pour l’environnement de ce système.

Cet effet est renforcé par l’outil technique qui est utilisé, ici l’outil statistique, qui va permettre de dépolitiser le débat. A partir du moment où l’on calcule, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la nécessité et qui se passe de tout commentaire, de tout débat. Il n’y a pas de discussion sur les priorités ou les préférences, il n’y a pas de place non plus pour les controverses, les considérations morales ou politiques. Quand l’outil statistique décèle que tel métier n’est plus en pénurie et que telle autre le devient, on ne pose pas de question et on valide la nouvelle liste. On assiste à une forme de technicisation de l’action publique qui évite la discussion politique sur les pénuries, que le gouvernement soit de droite ou de gauche d’ailleurs.

Pourtant, c’est un vrai enjeu de débattre la mesure. Si en musique on bat la mesure, ici tout l’enjeu c’est de la débattre. C’est-à-dire ne pas se satisfaire de la technique pour décider de l’orientation d’une politique publique. Tel est le rôle de l’action collective : irriter le système politique, le confronter à la perturbation. Mais, sur cette question des pénuries, peu d’acteurs sociaux ouvrent le débat. Il faut reconnaître que les acteurs associatifs de l’insertion sont pris dans de fameuses contradictions ici : ils contribuent à cette dynamique des métiers en pénurie en formant les gens dans ces secteurs sans en questionner la pertinence. Parce que bien souvent le subside dépend d’appels à projets auxquels ils répondent, et qu’un des critères d’obtention des crédits, c’est justement d’orienter son action vers les métiers en pénurie. Au lieu de jouer sur l’irritation du système, ils contribuent ici à l’autoréférence, à l’aveuglement.