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Regard critique sur la « Gouvernance participative » : de la nécessité d’une réflexion sur la structuration juridique des organisations

par Olivier Jégou

De nombreuses organisations revendiquent l’idée d’offrir un milieu de travail non-autoritaire à leurs travailleurs/euses, où l’on supprimerait les relations de pouvoir. Dans leur cas particulier, réduire, voire abolir, le pouvoir deviendrait une réalité en se dotant de dispositifs de « gouvernance participative », promus par la littérature néomanagériale contemporaine. Portant des noms différents ( sociocratie, holacratie, entreprise libérées ou opales…) pour nommer bien souvent la même chose, ces propositions ont pour points commun de négliger la structuration juridique du pouvoir. Entreprises classiques et ASBL sont mis en équivalence de manière provocante dans cette analyse afin de mettre en évidence l’importance de la structuration juridique du pouvoir qui s’opère autant dans l’une que dans l’autre sur une même modalité. Ce faisant, nous discutons de manière critique les apports de plusieurs propositions de la littérature néomanagériale tout en interrogeant leur capacité à remettre en cause le pouvoir au sein des entreprises ou des ASBL.

La première partie pose le cadre conceptuel nécessaire pour comprendre les enjeux soulevés dans la note. Après ces quelques précisions conceptuelles sur la notion de pouvoir, nous discuterons de quelques concepts fondamentaux de propositions dites « inclusives ».

1. Comment s’exerce le pouvoir dans une organisation ?

1.1 Qu’est-ce que le pouvoir ?

On peut définir la notion de pouvoir de deux manières. Le pouvoir peut être d’abord décrit comme une ressource émanant de source matérielle (ex. une arme) ou immatérielle (ex. un titre de noblesse). Lorsque je suis en possession d’une source de pouvoir, je suis alors puissant. Selon cette définition, on peut alors détenir du pouvoir.

Cette définition de « pouvoir-ressource » est contestée parce qu’elle donne une valeur absolue à certaines sources de pouvoir, alors que ce pouvoir devrait être considéré comme relatif. Pour le dire autrement, ce n’est pas tant le fait d’avoir une arme qui rend puissant que d’avoir en face de soi une personne vulnérable et ayant peur pour sa vie.

L’exemple précédent nous montre que l’important dans la définition du pouvoir est d’abord la capacité à « faire agir l’autre ». C’est parce que (1) j’ai peur pour ma vie et que (2) vous me menacez avec une arme que (3) je ferai ce que vous me demandez. Le pouvoir est ainsi mieux décrit comme une relation asymétrique où une personne est capable d’obtenir d’une autre qu’elle agisse selon sa volonté. Différentes ressources ou situation peuvent expliquer ces relations asymétriques (voir Encadré 1).

Encadré 1

Max Weber et les trois sources de pouvoir 

Max Weber, l’un des théoriciens du pouvoir les plus importants, identifiait trois types de relations de pouvoir en fonction des sources de ce pouvoir et ce qui légitime son exercice. (1) Le pouvoir traditionnel émane des habitudes, des coutumes et de traditions établies. ex. Le chef décide parce qu’il a toujours décidé. (2) Le pouvoir charismatique s’appuie sur le prestige ou les qualités reconnues d’une personne. Ex : une bonne oratrice qui sait galvaniser les troupes. (3) Le pouvoir rationnel-légal, quant à lui, s’appuie sur les lois, règles, les conventions et les contrats. Ex : Un policier ne peut arrêter quelqu’un seulement s’il contrevient à une loi.

1.2 Comment se manifeste le pouvoir dans l’organisation ?

Une organisation est un lieu de pouvoir « rationnel-légal ». Qu’elle soit avec ou sans but lucratif, elle comporte deux faces1Ferreras I. Gouverner le capitalisme ?. Paris : Presses universitaires de France, 2012. . Sur sa face juridique, l’organisation est une « personne morale » qui peut signer des contrats comme si elle était une vraie personne. La personne morale est une personne immatérielle qui représente un groupe bien défini de personnes que nous nommerons les « associé·e·s ». Portant différents statuts, actionnaires (SA), coopérateurs (SCRL), personnes partageant des convictions (ASBL), s’associent pour accomplir différents objectifs.

Ces personnes, réunies dans une assemblée générale, doivent généralement élire un conseil d’administration qui les représentera pour veiller au bien de la personne morale de manière « prudente et raisonnable ». Le nombre d’administrateurs, la durée de leur mandat, les droits et devoirs de tous sont codifiés au sein de statuts. Ces statuts précisent aussi les conditions selon lesquelles une personne peut devenir une associée. À moins que les règlements imposent le contraire, une association peut demeurer un club fermé.

Les membres du Conseil d’administration (CA) sont les représentants élus de l’assemblée générale et se voit déléguer la majeure partie des pouvoirs de la personne morale. Le CA peut toutefois déléguer la responsabilité d’effectuer le travail de l’organisation à une personne chargée de l’exécution des objectifs définis par le CA : une direction générale.

Illustration. Personne morale - une pyramide, pointe vers le bas : au dessus Assemblée générale, en dessous Conseil administration. En dessous : Entreprise physique - une pyramide, pointe vers le haut : Direction, Management, Travailleuses/travailleurs.

Alors que la première pyramide est souveraine et dispose du pouvoir de définir les objectifs de l’organisation, la seconde pyramide se voit déléguer l’exécution du travail. Si directeurs, managers et travailleurs sont parfois décrits comme membres de l’organisation, ils ne sont toutefois pas des associés au sens proprement juridique. C’est-à-dire qu’ils n’ont pas un pouvoir reconnu par les statuts de l’organisation leur conférant un statut de membre, mais bien un statut « social » de participant au collectif de travail.

Ce pouvoir se diffuse au gré de ses détenteurs dans une cascade de délégation : la hiérarchie. Le CA délègue une partie de son pouvoir exécutif à la direction. La direction subdivise son pouvoir opérationnel selon des ensembles spécifiques de responsabilités (ex. directeur des ressources humaines, directrice de l’économie sociale). Tout au long de la chaine managériale, on subdivise de nouveau les responsabilités selon différentes rationalités. La plupart du temps, ces subdivisions sont inscrites dans un règlement de travail, un organigramme, des titres de fonction et une série de politiques. Au final, la manière dont le travail est organisé repose sur des décisions qui émanent de la direction, pouvoir qui est le sien en vertu de la délégation qui lui est faite par le Conseil d’administration.

Toutes les personnes salariées de l’organisation sont engagées sous le principe de la subordination. En signant un contrat de travail avec une organisation, la personne échange sa force de travail contre un salaire. La personne morale, son Conseil d’administration et son équipe de direction ont le pouvoir d’utiliser cette force de travail dans le respect des personnes, des lois et des conventions collectives appropriées. Le travailleur n’est pas un membre de l’organisation : son contrat de travail peut être rompu.

Est-ce que cela veut dire que les travailleurs sont dépourvus de pouvoir dans l’organisation ? Que le management ne fait qu’appliquer des consignes de la direction ? Et que la direction ne fait qu’exécuter les objectifs du CA ? Non. La réalité juridique prescrit des règles, mais cette réalité est adaptative. Si le CA fixe des objectifs, ces objectifs peuvent être très larges et abstraits, laissant à la direction un pouvoir plus important d’en définir le contenu. De même, la direction peut fixer un horizon strict, mais déléguer une part importante de pouvoir à ses managers sur le « comment » atteindre ces objectifs. Finalement, malgré une subordination qui n’est pas remise en question, les travailleurs peuvent être inclus dans davantage de processus de l’organisation.

1.3 Peut-on abolir le pouvoir dans l’organisation ?

Telle que nous l’avons décrite jusqu’à maintenant, l’organisation est un lieu de pouvoir « rationnel-légal ». Le pouvoir y est fondé sur une création juridique, « la personne morale », et un règlement de travail, un organigramme, des titres de fonction et une série de politiques forment les points de références à partir desquels l’organisation est gouvernée.

Comme nous l’avons aussi expliqué, le mécanisme fondamental de la distribution de pouvoir dans la partie « sociale » de l’organisation est la délégation. En dehors de régulations externes qui s’imposent à l’organisation, le Conseil d’administration et la direction de l’organisation ont une grande liberté sur la manière dont ce pouvoir sera délégué.

On peut alors se demander si l’on peut abolir le pouvoir. Les anarchistes du début du 19e siècle, par exemple, avaient pour slogan « L’ordre, sans le pouvoir ». Selon eux, il était possible d’abolir les rapports de pouvoir, tout en maintenant un ordre social. Selon le philosophe Michel Foucault, une telle perspective n’est pas tenable2Le Texier T. “Foucault, le pouvoir et l’entreprise : Pour une théorie de la gouvernementalité managériale.” Revue de philosophie économique. 2011. Vol. 12, n°2, p. 53–85.. Le pouvoir ne disparait jamais ou ne peut être aboli : il se transforme et s’adapte. Il soutient qu’en supprimant une règle ou un chef, on n’a pas supprimé les autres sources de pouvoir pouvant s’exprimer. On peut être mauvais pour convaincre les autres, être vulnérable aux rapports sociaux de genres, d’âge, de races ou/et de classe sociale, manquer des compétences politiques qui permettent de comprendre les « règles du jeu », etc. Dans une organisation où le manager n’exerce plus son autorité, cela ne suppose pas que ce qui succèdera à cette situation soit forcément plus inclusif de l’ensemble des travailleurs.

D’accord, il n’y a plus de « chef », mais cela n’implique pas automatiquement que vont se substituer à sa place des relations de pouvoir plus égalitaires. En cherchant à supprimer des rapports de pouvoir fondés sur un ordre « rationnel-légal », on pourrait par exemple revenir à des modes plus traditionnels d’expression du pouvoir (ex : la « loi du plus fort »). Par ailleurs, notons que dans le cadre d’une relation salariale toujours fondée sur la subordination, le management conserve toujours la possibilité de d’exercer à nouveau ce pouvoir.

Ce point est important, surtout dans les organisations où l’on envisage de changer les rapports de pouvoir. Malgré ces défauts, l’organisation « classique » établit un ordre légitime fondé sur une délégation de pouvoir. Même contestée, une hiérarchie a un pouvoir défini et connu grâce à un organigramme. Chaque personne sous la responsabilité d’un supérieur hiérarchique disposant d’un certain pouvoir de contrainte permettant de faire respecter un certain ordre. Le plus important ici est de bien comprendre la différence entre le pouvoir exercé de manière explicite et des ressources « rationnelles-légales » versus un pouvoir arbitraire exercé fondé sur des ressources implicites.

1.3.1 Hiérarchie, déférence et convivialité

Une confusion importante que l’on retrouve souvent en organisation est de faire équivaloir l’organisation hiérarchique du pouvoir avec la notion de déférence. La déférence est une norme sociale qui indique des catégories de personnes pour lesquelles il est approprié de montrer un certain respect. Il ne s’agit pas d’une loi, mais de conventions que l’on découvre tout au long de notre vie. Derrière la déférence se cachent des hiérarchies sociales fondées sur la dignité respective des personnes. L’élève vouvoiera sa professeure, mais va tutoyer son camarade de classe, l’ouvrier vouvoiera son patron, et ainsi de suite. Ces conventions établissent une obligation non-réciproque de témoigner davantage de respect à des personnes supérieures dans un groupe social donné.

Ces conventions de déférences seront renforcées, dans l’imaginaire collectif, par des symboles indiquant cette position supérieure. Dans plusieurs organisations contemporaines, par souci de produire des cultures de travail plus égalitaires, on éliminera ces symboles. On déconstruira ainsi ces conventions de déférence.

Mais, ce faisant, on n’a pas éliminé la hiérarchie de délégation au sein de l’organisation qui fait qu’une personne, même si elle est mon égale en dignité, est ma supérieure en responsabilité. Pour le dire autrement, ce n’est pas parce que je tutoie mon patron, que ce dernier vient au travail en « jeans et baskets » et qu’il travaille à côté de moi dans l’open space,qu’il n’est plus mon patron. Certes, il reconnait ma dignité en tant qu’égal, il élimine cette hiérarchie de dignité renforcée par les conventions de déférence en vigueur dans l’entrperise. Mais il n’élimine pas pour autant la hiérarchie de fonction. Il faut donc bien veiller à ce que l’abolition des conventions de déférence et l’amélioration de la convivialité entre les personnes ne soient pas confondues avec une abolition de la hiérarchie.

1.3.2 Culture d’entreprise et pouvoir culturel

Depuis les années 1980, les théoriciens du management et des organisations sont sortis de leurs analyses comportementales et individualistes pour prendre une perspective plus large sur les collectifs humains. La notion de culture est devenue centrale comme variable pour analyser l’organisation et les problèmes de « résistance » aux changements. Edgar Schein fut un pionnier de l’analyse culturelle et prôna son utilisation comme levier d’action managériale3Schein E. H. Organizational Culture and Leadership. 4th ed.San Francisco : Wiley, 2010. ISBN : 9780470185865..

Qu’est-ce que la culture d’entreprise ? La culture se compose des pratiques, des rituels et des représentations qui sont propres à un groupe de personnes bien défini4Godelier É. La culture d’entreprise. Paris : La découverte, 2006.. La culture d’entreprise se construit au fur et à mesure de l’histoire de l’organisation, en fonction des travailleurs et des travailleuses, des équipes dirigeantes, des propriétaires, des produits fabriqués et des services rendus. La culture est complexe dans la mesure où elle contient en elle des idées, des normes sociales, des valeurs, mais aussi des souvenirs collectifs, des héros et des mythes. La culture fournit une série d’informations qui ne sont pas toujours contenues dans les documents formels comme les règlements de travail.

La culture peut aussi être conçue comme un levier pour l’action de la direction et du management. Lorsque le management intervient sur la culture, son objectif est de changer ces valeurs et ces normes sociales afin de faire la promotion de nouvelles valeurs ou de nouvelles normes. En faisant la promotion du sport, en encourageant la pratique d’activité sportive au travail, un management peut chercher à promouvoir une culture de la vitalité et de la performance en son sein.

C’est le cas, par exemple, dans une entreprise américaine comme Wal-Mart. Tous les matins, tous les travailleurs participent à un exercice de dance avant l’ouverture du magasin (voir figure. Cette dance est un rituel quotidien permettant de renforcer l’image du dynamisme, de la vitalité, mais aussi encourager l’idée que travailler chez Wal-Mart est « fun ». Wal-Mart voit dans ce rituel un levier lui permettant de rester présente dans la tête des travailleurs.

[Illustration à venir Le « Walmart cheer » ! (Donnez-moi un W ! Un A ! Un L ! Une vague ! Un M, un A, un R, un T ! Qu’est-ce que ça donne ? : « Walmart ! » À qui appartient ce Walmart ? « C’est mon Walmart ! » Qui est numéro un ? « Le client ! Toujours ! »]

Agir sur la culture peut ainsi être compris comme l’une des manières d’exercer le pouvoir par la direction. Elle n’est pas qu’un simple donné brut, elle est aussi teintée des valeurs, idéaux et normes sociales que la direction cherche à valoriser. Gardons à l’esprit que si la « performance » est une valeur qui peut être promue par la direction, c’est aussi le cas de la « convivialité ». Ce qui est dit ne doit pas être entendu à priori comme une critique de managers qui utilisent la culture comme levier. Nous mettons davantage l’accent sur l’idée que de maintenir ou développer une culture de l’égalité » com culture de l’égalité, mais la mise en lumière qu’une culture de la participation pourrait.

2. En pratique

2.1 Abolition des conventions de déférence et promotion d’une culture de l’égale dignité

Plusieurs organisations contemporaines en France et en Belgique travaillent activement à l’abolition des conventions de déférence et à la promotion d’une « culture de l’égal dignité ». Comment fait-on ? Dans ces organisations, une priorité est donnée à atténuer tous les indices qui permettraient de reconnaitre une position hiérarchique supérieure à quiconque. Concernant les cadres et directeurs, on va éliminer les espaces réservés de stationnements, s’assurer que les beaux bureaux soient partagés et pas exclusifs aux cadres, éliminer le code d’habillement qui impose le tailleur et le veston cravate, etc.

En ce qui concerne les travailleurs, on va par exemple s’assurer qu’ils soient dans l’environnement le plus adéquat pour leur travail. Cela va passer par des nettoyages en des entretiens plus réguliers des espaces de travail, rendre les espaces plus attrayants, acheter du matériel de travail performant et adapté et le renouveler régulièrement (ex : de nouveaux ordinateurs, de belles machines bien huilées, etc.). Le cœur de la pratique est d’agir en faisant en sorte de reconnaitre une dignité égale à l’ensemble du personnel. Si un directeur désire un bureau en acajou, son envie doit être mesurée à l’aune du traitement que l’on accorderait au bureau d’un travailleur.

Ici, bien sûr, il ne s’agit pas d’une ode à la sobriété appelant à faire vœu de pauvreté. L’argument défendu est de mettre le critère de l’usage devant le critère celui de la reconnaissance symbolique par l’organisation des personnes en position de pouvoir. Il s’agit de sortir des conventions où l’on confère automatiquement le chapeau avec le plus de plume au chef pour que tous sachent qu’il s’agit du chef.

Aussi, l’abolition des conventions de déférence renforcerait certainement les travailleurs et leurs équipes à prendre des décisions par eux-mêmes. En éliminant la symbolique autour de l’autorité, on diminuerait le réflexe de se retourner vers le n+1 pour attendre une décision de sa part et l’équipe pourrait s’approprier plus aisément le pouvoir de décision qui leur est délégué. Cette hypothèse tient toutefois pour acquise la combinaison de l’abolition des conventions de déférences avec des changements plus importants dans la structuration du pouvoir au sein de l’organisation. Pour rappel, il faut éviter de confondre convention de déférence et pouvoir.

2.2 Quelques propositions pour rendre le pouvoir inclusif en organisation

En librairie, la littérature néomanagériale formule différentes manières de revoir la gouvernance au sein de l’organisation. Elles ont des noms compliqués, voire pompeux : « Holacratie5Robertson B. J. Holacracy: The New Management System for a Rapidly Changing World. [s.l.] : [s.n.], 2015. », « Sociocratie6Buck J. A., Endenburg G. La sociocratie. Les forces créatives de l’auto-organisation. [s.l.] : [s.n.], 2004. 30 p.… » Pourtant, ces différentes doctrines partagent beaucoup en commun : un même imaginaire et de mêmes pratiques. Plutôt que de les décrire l’une après l’autre, voyons quelques concepts fondamentaux.

2.2.1 Constitutionnalisation de la gouvernance

La constitutionnalisation de la gouvernance est mise de l’avant par l’Holacratie. L’idée centrale est de rédiger une constitution pour l’organisation. La constitution est un document qui définit des principes, mais surtout la répartition des pouvoirs et des compétences entre les groupes et les personnes qui composent la partie « physique » de l’organisation. On renforce ainsi la nature « rationnelle-légale » du pouvoir dans l’organisation.

L’intérêt d’une démarche de constitutionnalisation est de dépersonnaliser le pouvoir en l’incarner dans des documents. En d’autres termes, ce ne sont plus les personnes qui détiennent le pouvoir, mais les documents. On diminue ainsi les risques d’arbitraire, que les personnes en position de pouvoir utilisent leur pouvoir selon leur bon vouloir et non plus en accord avec ce que prévoient les documents. À la différence de la gestion journalière, l’organisation, son conseil d’administration et son assemblée générale sont régies par une charte qui prévoit de manière fine les droits et les responsabilités des membres de ces instances.

Au final, la constitutionnalisation offre des repères collectifs qui permettent de s’approprier les principes et les pratiques pour les appliquer à son échelle. Connues des travailleurs, managers et de la direction, ces principes peuvent être invoqués par tous pour assurer le respect de leurs droits au sein de l’organisation.

2.2.2 Gouverner par cercles et le principe des doubles liens

Le double lien est une pratique de gouvernance des départements. Le principe est qu’un département –ou une équipe, peu importe – devrait toujours avoir en son sein une personne déléguée à la gestion par les échelons supérieurs de la hiérarchie et une personne représentant les travailleurs de ce département au sein des espaces de décision de l’échelon supérieur. Ainsi, on ajoute un mécanisme de représentation à la structure produite par la délégation du pouvoir dans l’organisation.

L’image ci-contre (voir Figure 2) permet d’illustrer la pratique. Les cercles bleus et verts représentent deux différents départements et le cercle rose représente un comité de direction. La personne désignée par la ligne noire est une personne qui siège au comité de direction et est responsable de son département. La ligne mauve désigne la personne qui représente les collègues de son département au sein du comité de direction. Ainsi, une des travailleuses du département vert est aussi membre du comité de direction. On a donc entre le département vert et le comité de direction un double lien.

Illustration. 3 groupes de personnes : celle du milieu envoie une délégation aux deux autres et reçois une représentation des deux autres.
Figure 2 – Le double lien sociocratique

Le double lien permet d’assurer un principe de représentation en plus d’un principe de délégation. Dans les réunions du comité de direction, une telle approche permet d’accroitre la diversité des perspectives sur les décisions à prendre en incluant des personnes qui devront mettre en œuvre ces décisions. On améliore aussi la remontée d’information et la diffusion de l’information en associant davantage de personnes aux discussions.

Cette pratique de double-lien peut être étendue à tous les niveaux hiérarchiques de l’organisation comme dans l’exemple suivant d’une organisation de pâtisserie/boulangerie (voir la ). Même s’ils ont des responsables délégués à la gestion, les niveaux bleus (-2) envoient tous les deux des représentants aux réunions de coordination du niveau pâtisserie. Mêmes choses pour les niveaux roses (-1) qui envoient alors les représentants au cercle vert de direction (0).

Illustration. 5 groupes de personnes : Niveau 1 = Direction, Niveau 2 = Boulangerie et Patisserie, Niveau 3 = Couques suissen, Couques au chocolat. Des rôles "délégation" et "représentation" lient les groupes avec ceux du niveau suivant.
Figure 3 – La boulangerie sociocratique (illustration)

2.2.3. Consentement vs assentiment

La littérature néomanagériale est friande de la notion de « décision par consentement ». Le consentement est régulièrement présenté l’absence d’objections. Une personne consent non pas lorsqu’elle adhère, mais lorsqu’elle ne s’oppose pas à une proposition qui lui est soumise. Être d’accord ou non avec une proposition n’a pas ou peu d’intérêt dans la logique du consentement : si personne n’objecte, la proposition est adoptée.

Le consentement, comme méthode de décision, s’oppose à l’assentiment. L’assentiment correspond à l’idée que l’on se fait généralement d’un vote démocratique. On peut voter pour ou contre une proposition : si une proposition n’obtient pas l’assentiment de la majorité, alors une proposition ne peut être mise en pratique. L’assentiment n’est pas limité à la majorité. Un groupe pourrait exiger le consensus et demander ainsi l’assentiment de tous et toutes. Le reprend quelques modalités de décisions afin de les comparer ensemble.

Tableau 1 – Différentes modalités de prise de décision

Méthode de voteSous-typeMétrique
AssentimentMajorité simpleProposition 1 : 20 %
Proposition 2 : 34 %
Proposition 3 : 46 %
Majorité absolue50 % + 1 des votes
Majorité renforcée2/3 des votes
ConsensusTotalité des votes – absence d’opposition
ConsentementAbsence d’objectionsVote indicatif ou aucun

La procédure de vote par assentiment est la méthode de vote la plus courante dans les démocraties et se décline de différentes manières. Dans un parlement, une loi ne demande régulièrement une majorité absolue. Toutefois, changer la constitution demande plus souvent d’obtenir une majorité renforcée des votants. Parce qu’elle constitue les règles du « jeu démocratique », on reconnait à la constitution une plus grande importance. Ceci impliquera qu’il ne devrait pas être aussi facile de changer les règles que de jouer le jeu – d’où la majorité renforcée.

La décision « par consentement » est recommandée par la littérature néomanagériale, car elle permettrait d’éviter les blocages au sein des organisations. En effet, si certaines décisions demandent un consensus, une seule personne pourrait empêcher une décision d’être prise. Par ailleurs, elle permettrait aussi d’éviter la situation inverse où une majorité s’imposerait sur des sujets fort controversés. Ce serait le cas d’une équipe qui vote 5 contre 4 sur une proposition à laquelle les 4 s’objectent vivement. Difficile d’imaginer comment ces 9 personnes seront toujours capables de coopérer efficacement. Évitant les blocages et les décisions controversées, la décision par consentement permettrait aux travailleurs et aux dirigeants de l’organisation de toujours chercher à s’adapter, d’éviter la sclérose, d’essayer de nouvelles choses et de toujours rester actifs.

Le consentement suppose l’absence d’objections et c’est là que les choses se compliquent. Ce qu’est une objection est équivoque. Comment définit-on une objection ? Le fait d’être énoncée ? Être rationnelle7« Rationnel » est aussi une notion équivoque. ? Être justifiée et argumentée ? Il n’y a malheureusement – pour certains – de réponses simples à cette question. ParticipAgile propose qu’on n’ait pas de réelle objection si on était capable de « vivre avec la proposition ». En d’autres mots, je peux ne pas adhérer à la proposition, mais ne pas me sentir suffisamment affectée par celle-ci pour m’opposer à sa mise en œuvre.

Dans la littérature sociocratique, l’objection est conçue comme un argument énonçant un risque ou une conséquence potentielle de la proposition. Plus je suis capable de soutenir mon argument par des données ou des éléments de preuve, plus mon objection est forte. On distinguera alors une objection, argumentée, d’une préoccupation, ressentie ou intuitive. Il ne faut pas forcément disqualifier les préoccupations.

L’objection appelle une réponse. On peut d’abord tenter d’évaluer dans quelle mesure l’objection est valable ou forte. S’il ne s’agit pas réellement d’une objection, elle peut rapidement être disqualifiée. Mais, plus souvent, on répondra à l’objection par un amendement à la proposition originale. En ce sens, une proposition peut être revue pour tenir compte de l’objection. Si je propose un nouveau projet commercial, on pourrait m’objecter que cela pourrait mettre l’organisation dans la précarité financière. On pourrait classer cette objection comme une préoccupation s’il n’y a pas de raison de croire que ce sera le cas. Mais, si l’objection est forte, rien n’empêche de résoudre l’objection en temporisant le projet et en réalisant une étude de risque.

Ce qui qualifie ou non une objection peut être l’objet de débat important et suscité autant de blocages ou d’impression de se faire imposer des propositions pour lesquelles nous avons des objections. Il n’y a pas de secret ou de réponse scientifique, une objection devient raisonnable lorsqu’elle est fondée sur une série de critères qui seront communément admis par le groupe. Différentes modalités permettent de définir ces critères. Ils peuvent être définis avant la décision, avant la réunion, dans le mandat du groupe ou alors dans les différents documents fondamentaux, les chartes, les principes et autres qui fourniront la matière. Il peut arriver qu’ils ne soient formalisés d’avance et, dans ce cas, soit on recourra à la tradition, aux valeurs implicites ou la culture. Dans ce dernier cas, une décision au consentement peut vite dégénérer et faire intervenir des biais cognitifs et des rapports de force non désirés.

3. Conclusion

Plusieurs propositions provenant de la littérature néomanagériale ont très certainement leur valeur et peuvent, dans des cas très précis, apporter davantage de bien-être et de démocratie au sein des organisations. Nous soutenons toutefois que l’enthousiasme de nombreux managers devrait être modéré par la prise en compte du cadre que fixe la structuration juridique du pouvoir. Comme nous l’avons vu, l’organisation ne fait pas nécessairement de ses travailleurs des associés et, ce faisant, les maintient dans un statut de subordination différent de celui des membres de la direction et du conseil d’administration.

Les propositions de la littérature néomanagériale peuvent être intéressantes dans la mesure où elles peuvent réintégrer des éléments de représentation au sein d’organisations gouvernées par un principe de délégation des tâches. Là encore, il est nécessaire de réfléchir aux manières de formaliser ces nouvelles pratiques pour éviter qu’elles soient appliquées ou révoquées de manière arbitraires par le management.

4. Bibliographie

  • Ferreras I. Gouverner le capitalisme ?. Paris : Presses universitaires de France, 2012. 
  • Le Texier T. “Foucault, le pouvoir et l’entreprise : Pour une théorie de la gouvernementalité managériale.” Revue de philosophie économique. 2011. Vol. 12, n°2, p. 53–85.
  • Schein E. H. Organizational Culture and Leadership. 4th ed.San Francisco : Wiley, 2010. ISBN : 9780470185865.
  • Godelier É. La culture d’entreprise. Paris : La découverte, 2006.
  • Robertson B. J. Holacracy: The New Management System for a Rapidly Changing World. [s.l.] : [s.n.], 2015.
  • Buck J. A., Endenburg G. La sociocratie. Les forces créatives de l’auto-organisation. [s.l.] : [s.n.], 2004. 30 p.
  • 1
    Ferreras I. Gouverner le capitalisme ?. Paris : Presses universitaires de France, 2012. 
  • 2
    Le Texier T. “Foucault, le pouvoir et l’entreprise : Pour une théorie de la gouvernementalité managériale.” Revue de philosophie économique. 2011. Vol. 12, n°2, p. 53–85.
  • 3
    Schein E. H. Organizational Culture and Leadership. 4th ed.San Francisco : Wiley, 2010. ISBN : 9780470185865.
  • 4
    Godelier É. La culture d’entreprise. Paris : La découverte, 2006.
  • 5
    Robertson B. J. Holacracy: The New Management System for a Rapidly Changing World. [s.l.] : [s.n.], 2015.
  • 6
    Buck J. A., Endenburg G. La sociocratie. Les forces créatives de l’auto-organisation. [s.l.] : [s.n.], 2004. 30 p.
  • 7
    « Rationnel » est aussi une notion équivoque.