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Repair Lab humanitaire itinérant

Interview de Louise Brosset, coordinatrice nationale du Repair Lab humanitaire itinérant de la Croix-Rouge française et de Jérémie Grojnowski, docteur en anthropologie visuelle

Propos recueillis par Pierre Démotier

Pour commencer, pouvez-vous m’expliquer comment fonctionne le Repair Lab Humanitaire itinérant ?

Louise Brosset : Le Repair Lab est une activité mobile, qui fait partie des actions sociales de la Croix-Rouge française, où on intervient auprès de personnes en situation de grande précarité, soit sur des lieux de vie dits « informels » (campement, squat et bidonville) soit sur des lieux de passage (points de distribution alimentaire, centres d’accueil de jour, etc.). On va alors à la rencontre de personnes et on met à disposition des consommables, des outils, des machines et des conseils pour que ces personnes puissent réparer des effets personnels endommagés par les conditions de vie dans lesquelles elles se trouvent (principalement l’exil et l’errance). Les personnes sont généralement prévenues soit parce qu’il y a une fréquence de déploiement et que le bouche-à-oreille fonctionne (par exemple on vient chaque lundi) soit parce que les associations avec lesquelles on travaille préviennent les personnes de la venue du Repair Lab. En règle générale, les interventions ont lieu sur une demi-journée où des équipes bénévoles viennent dans différentes configurations : à pied avec un sac à dos d’intervention, avec une remorque tractable à vélo et contenant le matériel ou encore avec un véhicule motorisé (voiture de la Croix-Rouge ou camion contenant un atelier de réparation sur le modèle du Repair Café Mobile itinérant de Repair Together).

Par exemple, pouvez-vous m’expliquer comment s’est passée la dernière semaine ?

Louise Brosset : Le projet est encore jeune donc assez modeste, on a actuellement des équipes qui interviennent dans l’Hérault, dans le Rhône à Lyon, dans le littoral nord (sur les campements à Calais, Dunkerque, Grande-Synthe) et dans la Haute-Garonne. En fonction du nombre de bénévoles qui sont disponibles et des besoins qui ont été recensés, les fréquences de déploiements varient. La semaine dernière, des déploiements ont par exemple eu lieu à Lyon et à Montpellier. À Lyon, l’équipe intervient sur des campements dans la métropole lyonnaise, dans des centres d’hébergement d’urgence, des gymnases mis à disposition par les pouvoirs publics après des mises à l’abri, des squats et autres lieux accueillant des personnes en parcours d’exil.

Concernant le déroulé, on se retrouve d’abord tous·tes lors d’un moment de briefing pour faire se rencontrer les membres de l’équipe du jour et se répartir les tâches en fonction des spécialités des personnes dans la réparation. De manière générale, on retrouve dans les équipes deux profils : des personnes qui ont un profil plus bricoleur et des personnes qui ont un profil de facilitateur (accueil et orientation des personnes). On prépare ensuite le matériel (percolateurs pour les boissons chaudes, bancs, tables pliantes, machine à coudre, batteries, etc.) pour le charger dans le véhicule, on déjeune tous·tes ensemble et on part avec les véhicules sur le site. Une fois sur place, on met de la musique et on installe l’espace de tisanerie ainsi que les tables en îlot. Les personnes se présentent avec un objet qu’elles aimeraient réparer et on gère l’accès au matériel au moyen d’une petite liste d’inscriptions. On n’est pas un service de réparation donc on fait avec les personnes, parmi lesquelles certaines savent déjà très bien utiliser les outils tandis que d’autres ont davantage besoin d’aide. Outre les réparations et dépannages, certaines opérations concernent l’entretien et la protection des objets, par exemple avec des films de protection d’écran de téléphone. Il s’agit parfois aussi de personnalisation en adaptant des objets aux usages des personnes (un ourlet de pantalon par exemple) ou en leur permettant de s’approprier des affaires souvent distribuées ou récupérées (broderie). En parallèle de ces réparations, on essaie d’ouvrir un espace de discussion sur des sujets qui sont liés soit à l’objet soit à d’autres besoins que les personnes peuvent rencontrer. On a du matériel pour les orienter vers d’autres services sociaux et les informer sur leurs droits en matière de santé, d’accès à l’hébergement ou à l’aide alimentaire, entre autres. À la fin de la journée, on remballe tout et les personnes encore présentes à ce moment rangent souvent avec nous. On annonce la date de notre prochaine venue si la date est déjà prévue et on prend les contacts des personnes qu’on doit tenir au courant concernant leurs besoins. On informe sur la venue des prochaines équipes (le camion de douche par exemple). Pour la transmission d’informations on passe par des associations ou par le collectif installé sur le site en veillant à avoir plusieurs points de contacts pour éviter qu’une seule personne dispose de toutes les informations et de tous les liens avec des associations.

Jérémie, en tant que chercheur, qu’est-ce qui vous intéressait dans le dispositif du Repair Lab humanitaire ?

Jérémie Grojnowski : Tout d’abord, mon travail s’inscrit dans le champ de l’anthropologie visuelle, une discipline au carrefour des sciences sociales et du cinéma documentaire. J’utilise ainsi l’enregistrement audiovisuel comme outil pour enquêter, observer et analyser le terrain étudié. Mes recherches antérieures ont porté sur l’univers des laboratoires ouverts de fabrication tels que les Fab Labs ou les Hackerspaces, et plus largement sur des initiatives encourageant les usagers et usagères à être plus autonomes au plan technique, c’est-à-dire à mieux comprendre et s’approprier les technologies qui nous entourent. J’ai notamment suivi la coopérative L’Atelier Paysan, basée en Isère, qui forme des agriculteurs et agricultrices à l’auto-construction d’outils et de bâtiments agricoles, et qui développe par ailleurs des outils agricoles auto-constructibles, adaptés à l’agriculture biologique, dont les plans sont diffusés sous licence libre.

De ce point de vue, ce qui m’a intéressé dans la démarche du Repair Lab humanitaire itinérant, est la transposition du modèle du laboratoire ouvert dans le domaine de l’humanitaire, avec des préoccupations sociales très fortes qui restent rares dans les ateliers que j’ai pu observer. Ces espaces d’innovation collaborative, bien qu’encourageant le partage du savoir et l’inclusivité, sont aussi souvent marqués par une forme d’« élitisme technique », du fait de la présence de publics déjà très formés. Le projet du Repair Lab humanitaire itinérant était pour moi l’occasion de découvrir une autre approche de l’atelier ouvert de fabrication – ou de réparation en l’occurrence –, axée sur l’entraide et la prise en compte de publics non experts, en situation de détresse à la fois matérielle et psychologique.

Dans la mesure où le camion du Repair Lab humanitaire s’installe sur des lieux de vie informels, comment préparez-vous l’arrivée du dispositif en amont ?

Louise Brosset : On organise des sorties exploratoires où on prend un moment de rencontre avec les personnes qui vivent sur place pour savoir s’il y a des besoins en termes de réparation et si c’est une activité qui est pertinente pour elles. On prend à cette occasion un petit sac à dos de réparation avec nous afin de répondre à quelques besoins urgents (semelles à réparer, habits à raccommoder). Ça permet de nouer un premier contact pour présenter le Repair Lab humanitaire ainsi que les autres activités développées par la Croix-Rouge. Ensuite, on communique soit avec d’autres associations soit avec d’autres activités de la Croix-Rouge pour établir un état des lieux des besoins sur site. Parfois, des collectifs et les SAMU sociaux contactent la Croix-Rouge en indiquant des lieux d’intervention où sont installées des personnes isolées.

Est-ce que vos travaux ont permis de mettre en lumière d’autres éléments particuliers concernant les impacts du Repair Lab humanitaire sur les territoires où il s’installe ?

Jérémie Grojnowski : La notion de territoire est assez particulière dans le cas du Repair Lab humanitaire itinérant, qui s’installe sur des lieux de vie coupés de ce qui les environne : gymnases, campements, centres d’hébergement d’urgence, etc. Un aspect marquant est la façon dont l’activité de réparation transforme l’espace, reconfigure les modes d’interaction ainsi que l’atmosphère du lieu. L’équipe du Repair Lab humanitaire arrive dans un endroit où les conditions de vie sont vraiment difficiles et dès que l’activité de bricolage est mise en place, il s’opère une transformation de l’espace : l’atmosphère change avec la diffusion de musiques festives qui accompagnent l’atelier, tandis que les usager·ère·s passent d’une situation d’attente à une posture plus active. La parole se libère et beaucoup d’échanges se nouent, bien sûr autour de questions techniques liées aux réparations, mais aussi autour des demandes de conseil et d’orientation, ou encore du besoin de se confier sur les difficultés rencontrées. Je me souviens par exemple de l’équipe de Lyon qui arrive sous le pont Jean-Macé, près de la gare, dans un vaste espace rempli de tentes. Et dès que le matériel est installé et que l’activité débute, les personnes exilées venues réparer leurs affaires se mettent à coudre et bricoler joyeusement, certaines dansant même sur la musique diffusée par le Repair Lab humanitaire. Le contraste avec l’ambiance générale du lieu est assez frappant.

Louise Brosset : Un autre aspect qui me vient en tête, avant la transformation du lieu, c’est sa visibilisation. Beaucoup de bénévoles ne se seraient pas rendu·e·s sur ces lieux de vie informels en dehors de leur activité avec le Repair Lab humanitaire et le fait d’y aller en équipe dans le cadre d’une activité permet de visibiliser ces lieux. Le Repair Lab humanitaire permet aussi un langage commun autour de la réparation parce qu’il est plus facile, notamment avec des personnes qui ne parlent pas la même langue que soi, de montrer avec des gestes et de créer un premier lien autour d’un objet commun. Trouver du commun aide à ce que les personnes changent de regard, qu’il s’agisse des gens qui participent ou des bénévoles. La notion de territoire me semble notamment désigner des gens qui sont ensemble à un endroit et qui le transforment, et le Repair Lab humanitaire contribue à créer un peu plus de porosité entre des bulles de territoire.

Jérémie Grojnowki : C’est aussi une transformation possible du regard des passant·e·s. Le déploiement du dispositif dans l’espace public rend visible le fait que, parmi les personnes exilées, certaines possèdent une expertise sur des domaines techniques tels que la mécanique ou la couture, ou tout simplement débordent d’énergie créative. Dans ce cas précis, l’activité de réparation rend visible des compétences invisibilisées par la situation d’exclusion.

Comment travaillez-vous avec les acteurs locaux, qu’ils soient institutionnels, associatifs ou autres ?

Louise Brosset : La Croix-Rouge française existe depuis 160 ans et intervient depuis très longtemps sur le territoire français sur les thématiques liées à la migration. L’association a, par ailleurs, la particularité d’être auxiliaire des pouvoirs publics, c’est-à-dire qu’elle peut intervenir sur demande de l’État (si cette demande respecte les principes fondamentaux de la Croix-Rouge) pour mettre en place des dispositifs d’urgence auprès de personnes en situation de migration. Parmi ces principes fondamentaux, la neutralité cadre beaucoup nos interventions et notre lien avec les pouvoirs publics dans la mesure où, par exemple, on ne va jamais donner notre avis concernant une politique publique quand on parle avec les personnes. Ce n’est pas notre rôle et on considère que le principal est de pouvoir être présents pour les personnes en situation de vulnérabilité.

Au quotidien sur le terrain, les discussions se font soit avec les pouvoirs publics lorsqu’ils sont impliqués soit avec d’autres associations pour s’assurer que les approches sont complémentaires. Avec les pouvoirs publics, il va surtout s’agir de faire des signalements pour faciliter la mise à l’abri, de s’assurer que les personnes puissent effectuer les démarches en vue de leur accès aux droits. Avec les associations, notre travail va consister à faire remonter les informations quant aux besoins dans des contextes d’urgence (consultation médicale ou distribution alimentaire par exemple).

Concernant les personnes qui interviennent sur le Repair Lab humanitaire, il s’agit presqu’exclusivement de bénévoles qui, par ailleurs, viennent souvent d’autres associations œuvrant dans l’action sociale ou le bricolage. On travaille notamment beaucoup avec des ateliers partagés qui aident sur les formations techniques et constituent des points de relais vers lesquels rediriger les personnes. Quand j’ai travaillé en 2022 sur l’évaluation des besoins, il m’est apparu que peu d’initiatives mêlaient social et réparation, en particulier dans des situations d’urgence sur le terrain. Un des objectifs était donc de créer des liens avec les associations de réparation comme les Repair Cafés, le Bricole Social Club à Lyon ou l’Anti_Fashion Project à Lille. Ces liens visent à permettre aux personnes d’être autonomes dans les réparations et d’accéder à des lieux hors du giron de la Croix-Rouge pour continuer à créer du lien social autour de la réparation tout en répondant à leurs besoins sur la réparation en dehors du Repair Lab humanitaire.

Le Repair Lab humanitaire itinérant va à la rencontre des personnes, notamment en situation d’exil. Une fois sur place, comment prenez-vous contact avec les personnes ?

Louise Brosset : En règle générale, une équipe mobile va à la rencontre des personnes pour présenter l’activité et informer sur les aspects pratiques (lieu, heure, modalités). Durant l’atelier, on fait attention à rendre visible ce qui est faisable au Repair Lab humanitaire car certaines personnes n’envisagent pas la réparation de leurs objets comme étant possible avant de l’avoir vu. Sur la question de la langue, on travaille parfois avec des interprètes, d’autres fois avec des applications de traduction ou encore avec l’aide de personnes sur place. Je pense que la musique et les boissons chaudes aident aussi pour amorcer un premier contact où les personnes peuvent simplement venir découvrir comment se passe l’activité sans forcément participer à la réparation d’objets.

Comment aménagez-vous l’espace ?

Louise Brosset : Il n’y a pas vraiment de règle concernant l’installation à partir du moment où les personnes sont bien pour effectuer des manipulations. Lors de notre arrivée, on commence par sortir les tables, on trouve le point d’électricité, on installe les rallonges pour que les personnes puissent se brancher et utiliser le matériel. Si possible on fait une table par activité, avec une table réservée à l’accueil où est installée la tisanerie. Ce point d’accueil est notamment important pour expliquer le fonctionnement du Repair Lab humanitaire, préciser le cadre et gérer les attentes des personnes qui se présentent. Au départ on a essayé d’instaurer un sens de circulation mais on a abandonné parce que c’est assez difficile de mettre en place de telles règles sans trop cadrer l’arrivée des personnes. Si beaucoup de monde arrive d’un seul coup, ce sont plutôt les équipes qui circulent entre les tables pour voir comment se passent les réparations. Pour plus de clarté, les espaces sont délimités avec un code couleur désignant les différentes activités et les outils et matériaux disponibles sont disposés de manière visible pour une plus grande accessibilité.

Qui sont les personnes qui participent aux activités du Repair Lab humanitaire ?

Jérémie Grojnowski : J’ai rencontré trois types de publics à travers ma recherche. Ceux-ci ont des points communs mais présentent aussi des spécificités, tant dans leurs besoins que dans les bénéfices que peut leur apporter l’activité du Repair Lab humanitaire. Dans les centres d’hébergement d’urgence, le public est surtout constitué de demandeurs et demandeuses d’asile. À Lyon, le dispositif va beaucoup à la rencontre de mineur.es non accompagné.es installé.es temporairement dans des gymnases, des squats, ou bien campant dans des squares. Il y a enfin des personnes en situation de précarité mais qui ne sont pas forcément en parcours d’exil, qui ont parfois la nationalité française ou qui sont installées depuis longtemps en France. C’était notamment le cas des usager·ère·s rencontré·e·s à l’Unité locale de la Croix-Rouge de Montpellier.

Louise Brosset : Initialement, le dispositif a été pensé pour les personnes en parcours d’exil sur base des besoins de réparations qui avaient été remontés de la part des équipes de la Croix-Rouge intervenant notamment dans les campements. Les personnes ont très peu d’affaires avec elles et celles-ci sont particulièrement importantes pour vivre au quotidien du fait de leur utilité pratique et de leur valeur sentimentale en lien avec l’identité des personnes car le parcours d’exil est fait de ruptures et ce qu’on peut maintenir y revêt une importance spécifique. Par ailleurs, beaucoup de personnes disent se sentir dans une position d’attente et de dépendance vis-à-vis des associations dans la plupart de leurs démarches. Il était donc important de créer un espace où des moyens sont mis à disposition des personnes pour qu’elles puissent faire elles-mêmes. Il était également question d’une approche ouvrant sur un soutien psychosocial au travers de l’activité du Repair Lab humanitaire (même si les bénévoles qui interviennent ne sont ni psychologues ni thérapeutes) par l’écoute active, l’orientation ou la formation de groupes de paroles.

Concrètement, toutes les tranches d’âges sont représentées, des familles viennent notamment avec des enfants qui veulent réparer leurs jouets. Même si les femmes sont moins présentes que les hommes du fait des sites sur lesquels le Repair Lab humanitaire est déployé, plusieurs femmes viennent pour différentes activités de réparation. En fonction des sites les profils changent, ici des familles, là des mineur.es non accompagné.es. Les nationalités représentées dépendent malheureusement des différentes crises en cours dans le monde. Beaucoup de personnes viennent du Soudan, d’Éthiopie, du Congo, d’Afghanistan, du Tibet ou du Venezuela. Du fait du principe d’accueil inconditionnel dans les activités de la Croix-Rouge, nous accueillons aussi beaucoup de personnes françaises même si le dispositif a été pensé au départ pour les personnes exilées. Il s’agit alors souvent de personnes concernées par le sans-abrisme mais aussi de riverains ainsi que des bénévoles du Repair Lab humanitaire itinérant qui y réparent aussi des objets. Certaines personnes ne connaissent rien à la réparation tandis que celle-ci constitue le métier de certaines autres.

Vous utilisez un dispositif audiovisuel pour documenter l’expérimentation du Repair Lab humanitaire itinérant, comment ce dispositif est-il accueilli par les personnes venues réparer des objets ?

Jérémie Grojnowski : L’approche par l’image et le son n’est jamais complètement évidente, surtout dans des contextes aussi délicats que ceux que nous évoquons. Il est habituellement préférable de passer du temps avec les participant·e·s à l’enquête avant de filmer pour que la caméra soit plus facilement acceptée. Or dans le cas du Repair Lab humanitaire itinérant, cette phase d’« insertion» est un peu complexe car les usager·ère·s restent peu de temps sur place, repartent dès que leur objet est réparé. Il faut donc faire accepter la caméra très vite. La mise en place d’un dispositif de captation n’est pas simple dans ce cas de figure mais fonctionne malgré tout du point de vue de la recherche. Grâce à cette approche par l’image, certains aspects que je n’avais pas perçus spontanément ont pu être soulignés. J’ai pu observer par exemple la vitesse d’apprentissage chez certains mineurs non accompagnés qui, en quelques minutes, apprennent à se servir de la machine à coudre puis se mettent à raccommoder ou retoucher les vêtements de leurs camarades, avec l’aide de bénévoles du Repair Lab humanitaire. Ou encore, en revenant sur les images filmées au Passage, une maison accueillant des mineur·e·s non accompagné·e·s et gérée par une association de quartier, je me suis rendu compte que deux jeunes, en utilisant la machine à coudre, s’étaient mis à jouer au patron et à l’apprenti. Une telle observation vient confirmer un constat qui me frappe depuis le départ : la capacité du dispositif à aider des personnes exclues du monde professionnel à reconstruire un rapport au travail. D’anciens tailleurs réactivent par exemple des gestes professionnels en manipulant les machines à coudre. De façon similaire, certains bénévoles qui sont eux-mêmes en situation d’exil acquièrent un statut quasi-professionnel par leur implication dans l’activité d’aide à la réparation du Repair Lab humanitaire. Tous ces aspects peuvent être soulignés avec acuité par les images filmées.

Je pense qu’il y a un état d’esprit de la réparation, une disposition investigatrice à la recherche de solutions qui peut prendre une forme ludique ou une forme assez intense d’un point de vue à la fois manuel et intellectuel. Plusieurs bénévoles du Repair Lab humanitaire et de Repair Together m’ont parlé de l’optimisme du bricolage et de la réparation. La notion de réparation est sous-tendue par l’idée qu’il y a toujours une solution, qu’il y a toujours une seconde chance et que les choses ne sont pas figées. Cet état d’esprit propre à l’activité de réparation est, il me semble, particulièrement bénéfique lorsqu’il est adopté par des personnes marquées par des traumatismes et des parcours de vie difficiles. Même si, comme le disait Louise, ce n’est pas dans un espace-temps restreint qu’on va réparer des traumatismes profonds, Il y a quand même quelque chose qui se joue et qui, sur la durée et la répétition, peut amener à des choses très positives.

Louise Brosset : On ne fait effectivement pas un travail suivi de réparation psychique dans la durée mais j’ai l’impression que l’objet devient parfois une forme d’extension de la personne et que porter une attention à l’objet revient aussi à porter une attention à la personne qui a l’objet, de façon un peu détournée. Je dis par exemple souvent aux bénévoles qu’il est plus facile de demander « comment ça va ? » en parlant du pagne qu’on est en train de réparer plutôt que d’arriver frontalement avec un café en regardant dans les yeux et en disant « bonjour, comment ça va aujourd’hui ? ».

Concernant la question de la rapidité d’apprentissage, je remarque que dans la réparation le rapport entre sachant et apprenant peut être facilement chamboulé, et ce d’autant plus que le Repair Lab humanitaire itinérant est pluridisciplinaire, or personne ne sait tout faire donc tout le monde a à apprendre pour réparer. Les personnes qui ont été contraintes de vivre dans des situations précaires sont en général beaucoup plus débrouillardes que la moyenne puisque s’approprier son environnement est pour elles une question de survie. Quand j’ai commencé à travailler sur le Repair Lab humanitaire j’ai notamment rencontré des associations qui m’ont expliqué comment elles ouvrent les panneaux publicitaires à Paris pour mettre des rallonges afin que les personnes puissent charger leurs téléphones portables dans les campements. C’est une manière de détourner ce qui nous entoure pour venir répondre à un besoin immédiat et nécessaire. Dans le cadre du Repair Lab humanitaire itinérant on s’aperçoit d’ailleurs, au contact de personnes issues d’autres cultures, à quel point les compétences de base de la réparation sont peu présentes dans le système éducatif français alors que dans d’autres pays on acquiert à l’école beaucoup de compétences manuelles utiles dans la vie de tous les jours.

Quelle est la place dans le dispositif des personnes qui ne sont pas venues directement pour réparer quelque chose ?

Louise Brosset : La première prise de contact consiste souvent à demander à la personne si elle veut un café, parfois même à rester en silence à côté de manière à ce que la personne initie le contact. Certaines personnes gardent leurs distances et ne commencent à parler qu’à partir de la troisième rencontre au Repair Lab humanitaire. Et puis les relations humaines font aussi leur œuvre. Une personne va, par exemple, demander à plastifier un document administratif ou à modifier la coupe d’un pantalon et, à sa suite, dix autres personnes vont demander la même chose après avoir vu ce qu’il était possible de faire. Beaucoup de personnes viennent aussi pour avoir des informations, des orientations, du lien social et un espace.

Jérémie Grojnowski : On a effectivement observé différents niveaux d’activité ou de passivité chez les personnes qui fréquentent le dispositif. Certaines d’entre elles, qui ont déjà une expérience professionnelle ou amatrice de l’activité pratiquée (couture, mécanique, électronique, etc.), prennent spontanément en main les outils et vont jusqu’à réparer pour les autres. D’autres sont dans une logique d’apprentissage afin d’être capables de réparer pour elles-mêmes. Il y a aussi des personnes qui sont en attente qu’on fasse pour elles parce qu’elles n’ont pas confiance ou pas la motivation ce jour-là. Il y a enfin celles et ceux qui sont là, un peu en retrait, avec parfois les écouteurs dans les oreilles pour écouter de la musique, mais qui restent tout de même à proximité du dispositif. C’est une question intéressante : qu’est-ce que ces personnes retirent du dispositif ? Il y a sans doute, d’abord, une forme de chaleur humaine et d’atmosphère. Il y a peut-être aussi le fait d’observer de loin en gardant en tête l’idée qu’un jour elles viendront vraiment réparer ou apprendre à réparer ou faire réparer. D’une certaine façon, ces personnes qui restent un peu en retrait trouvent aussi un bénéfice psychosocial dans le contact avec le dispositif.

Avec quoi les personnes sortent-elles du Repair Lab Humanitaire ?

Louise Brosset : Dans l’idéal, elles repartent avec un objet qui fonctionne à nouveau ou qui correspond mieux à leurs besoins. Elles peuvent également sortir avec des informations ou des contacts dans la mesure où certaines personnes vivent au même endroit mais se rencontrent ou se parlent pour la première fois lorsqu’elles se retrouvent autour d’une même table du Repair Lab humanitaire.

Jérémie Grojnowski : Concernant les types d’objets réparés, ceux-ci varient en fonction des besoins, des types de publics et des types d’espaces. Dans les squares, où les exilé·e·s dorment sous des tentes, le Repair Lab humanitaire permet de réparer des chaussures, vêtements et autres biens de première nécessité. Dans d’autres lieux comme l’Unité locale de la Croix-Rouge de Montpellier, les personnes qui recourent au dispositif sont, bien qu’en situation de précarité, davantage « installées ». Elles viennent réparer des objets qui ont une valeur plus affective comme un rideau ou un brûleur à encens par exemple.

Que faites-vous des besoins exprimés par les personnes qui ne concernent pas des réparations techniques ?

Louise Brosset : Dans la réparation comme dans l’orientation, une de nos règles est de ne jamais faire semblant si on ne sait pas. Pour la recherche d’informations en vue d’orienter les personnes, on travaille avec des outils de veille sociale qui listent toutes les associations présentes dans une ville. Par exemple, Watizat [1] est un guide d’information à destination des personnes exilées disponible dans plusieurs langues et mis à jour tous les mois. Des formations de base sont également dispensées aux bénévoles de la Croix-Rouge française pour répondre aux besoins des personnes en termes d’orientation en fonction de leurs demandes. Pour certains besoins on prend également le temps avec les personnes d’appeler les centres d’hébergement d’urgence pour connaître les places disponibles ou de dessiner des plans pour que la personne puisse se rendre au bon horaire au lieu souhaité.

Avez-vous des éléments à ajouter sur cette question des impacts psychosociaux de la réparation ?

Jérémie Grojnowski : Le bénéfice qui m’a paru le plus fort et le plus spécifique au dispositif Repair Lab humanitaire est celui, déjà mentionné, de la reconstruction d’un rapport au travail à travers l’activité de réparation, sachant que le travail est un élément extrêmement structurant du point de vue de la subjectivité et des rapports sociaux.

Le dispositif est aussi un espace d’écoute. Je me suis beaucoup intéressé, lors de mon travail d’observation et notamment d’observation filmique, aux conversations. Qu’est-ce qui se dit lorsqu’on se met à réparer ? On constate que certaines personnes viennent se raconter, raconter leurs problèmes parfois d’ordre psychologique. Il me semble que les gens se livrent ainsi parce que l’espace du Repair Lab humanitaire n’est pas seulement dédié à la technique mais est aussi un espace où un vrai lien social se construit, même de façon très temporaire, contribuant à créer un soutien au quotidien.

Le Repair Lab humanitaire itinérant va à la rencontre de publics qui sont souvent dans une situation d’angoisse et d’attente du fait, en particulier, de la durée des démarches administratives (demandes d’asile ou de recours pour les mineur.es non accompagné.es). Dans le cadre du dispositif, les usager·ère·s peuvent se plonger dans une occupation qui mobilise des facultés manuelles, intellectuelles et attentionnelles. Je pense que c’est un point important parce qu’un des symptômes de la souffrance psychologique est la perte d’attention et de concentration. L’activité de réparation, qui passe par un travail d’analyse et de diagnostic, stimule à l’inverse des facultés attentionnelles. Il y a enfin cet optimisme de la réparation dont on a déjà parlé, qui favorise un état d’esprit bien différent de celui qui domine au quotidien lorsqu’on est dans ces situations d’attente, d’angoisse, voire d’envahissement par les traumatismes liés au parcours d’exil.