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Suzanne est tabou

Sale fin d’année pour Suzanne… Du boulot administratif par-dessus la tête ! Mais bon, c’est lundi matin… Et comme tous les lundis matins (oui oui, vraiment tous les lundis matins !), c’est réunion d’équipe.

À l’ordre du jour :

  • Un contrat article 60 qui ne sera pas renouvelé
  • Un formateur indépendant à remplacer pour la rentrée de septembre
  • Trouver une date pour une matinée « rangement » des locaux
  • Rappel : ne pas oublier les retours sur action pour le Forem (où est-ce que chacun-e en est dans ces retours ?)
  • AP10 : de quoi chacun·e a envie ? Quel-s projet-s on rentrerait bien ?

Comme tous les lundis matins, c’est looooong pour Suzanne. Elle ne prend aucun plaisir à participer à ces réunions mais celle-ci est particulièrement pénible… Plutôt que de demander ce qu’on rentrerait bien comme projets pour le prochain appel, et si on demandait aux gens du coin de quoi ont-ils besoin ? Aux entreprises locales, à la recherche de quels profils sont-elles ? S’inscrire sur le terrain, être congruent nous aussi travailleurs du non-marchand.

Du coup, Suzanne écoute à peine et se rappelle le slam improvisé d’une jeune femme lors d’une soirée à laquelle elle a participé quelques jours plus tôt à Liège. Le texte a été nommé à la va-vite « Bancal ». Elle a oublié la totalité du texte mais ces quelques mots lui résonnent encore dans la tête. Elle le griffonne dans son carnet. Son esprit vagabonde. Et si toutes ces réunions pratico-pratiques se transformaient en moment où on remet les bénéficiaires au centre ? Où on s’interroge sur ce qu’on fait ? Où on prend le temps ? Où on tente de ré-insuffler de la vie et du sens ?

Bancal

Il est 9 heures pétantes

J’arrive au boulot pimpante

Je pousse la porte

L’estomac en pelote

Mon chef est pas là

Encore une fois

Je souris

Je veux pas devenir aigrie

On m’avait pas dit que travailler pouvait abîmer

On m’avait pas dit que travailler pouvait abîmer

Pourtant on m’avait dit que le secteur non-marchand était différent

Qu’il était valorisant

Et j’y ai cru longtemps

Travailler avec engagement

L’humain comme moteur permanent

Permettre à chacun de devenir congruent

Ne pas perdre mon temps

Changer la société lentement mais sûrement

On m’avait pas dit que travailler pouvait égratigner

On m’avait pas dit que travailler pouvait égratigner

Appels à projet, rapports d’activités, retours sur action

Vocabulaire qui tourne en rond

Dans ma tête

Je m’entête

Animatrice, formatrice, coordinatrice, facilitatrice, organisatrice, médiatrice

Postures destructrices

Mais toujours je souris

Je veux pas devenir aigrie

On m’avait pas dit que travailler pouvait blesser

On m’avait pas dit que travailler pouvait blesser

Les bénéficiaires

Amour-haine

Conscience professionnelle

Empathie naturelle

Comment leur dire non ?

Alors que je suis parfois leur seule option…

Détenus, femmes battues, chômeurs, « pauvres », jeunes en décrochage

Pas un public que j’ai pas tenté de remettre à l’ouvrage

On m’avait pas dit que travailler pouvait entailler

On m’avait pas dit que travailler pouvait entailler

Au final

Bancal

10 ans que je serre les dents

10 ans de mêmes dysfonctionnements

10 ans d’hiérarchie à l’avenant

10 ans de budgets toujours un peu plus rognés

10 ans de qualité pédagogique toujours un peu plus sacrifiée

10 ans que je suis fatiguée

Mon CV

Dans une case

Enfermé

Je suis naze

Au début simple éraflure

Devenue aujourd’hui, brûlure, usure

Usure du corps et de l’esprit

Mais toujours je souris

Je veux pas devenir aigrie

Suzanne ne veut pas vieillir aigrie. Elle se met à rêver d’un espace où elle pourrait penser son travail. Elle dresse la liste de ce dont elle aurait besoin pour en faire une analyse critique.

Un temps d’arrêt pour une analyse critique des pratiques professionnelles

De quel(s)espace(s) est-ce que je dispose pour penser mon travail. De quoi ai-je besoin pour cela ?

Suzanne prend le temps d’énumérer, très spontanément, ce qui permettrait une analyse critique de ses pratiques professionnelles :

  • un collectif : j’ai besoin d’ accueillir, d’écouter, de me confronter à d’autres pratiques, d’autres manières de faire, d’autres éclairages sur la réalité de mon travail
  • des repères éthiques : Pour quoi fait-on ce travail ? Dans quel but ? Et à quel moment, suis-je à côté de la plaque ? A quel moment, compte-tenu des moyens qu’on me donne, je ne peux plus le réaliser ? A quoi je dis stop pour mieux dire oui ?
  • un espace-temps : un rendez-vous, un moment où je me mets en projet d’ouvrir ma pensée à l’autre, où je sors de la maîtrise, et où je cherche avec d’autres ce qui fait sens.

Il s’agirait donc d’un collectif qui échangerait sur des situations vécues sur le terrain et qui, par leur complexité, nécessitent un temps d’arrêt. Cet espace-temps vient en soutien à l’action. Il s’agit de ne pas rester seul.e face à un problème de terrain bien souvent complexe. Ce collectif mènerait collectivement une interrogation éthique afin de construire ensemble une ou des réponses individuelles et/ou collectives.

Se donner des balises éthiques permet d’ interroger la cohérence des pratiques, d’évaluer leur pertinence, de les faire évoluer voir d’interroger les conditions d’exercice des métiers de la formation.

L’ interrogation éthique

L’interrogation éthique est une démarche qui invite à remonter à la source et à chercher ce qui « anime » des pratiques professionnelles. Il s’agit de quitter le niveau opérationnel, les actions menées au quotidien ; de sortir du « je professionnel » délimité soigneusement par la fonction et les tâches et explorer le « je politique », les missions précisées et définies par l’organisation et les valeurs auxquelles chacun et chacune tient.

Plus fondamentalement, il s’agit de ré-interroger l’idéal d’émancipation individuelle et collective prôné par l’Éducation permanente en le remettant au cœur même des pratiques. Cette interrogation nécessite une double cohérence, la cohérence pédagogique et la cohérence d’équipe.

La cohérence pédagogique et d’équipe

Quelques repères …

Dans ma pratique d’animation, il me semble important de …

  • Parler en formulant des « hypothèse » quand il s’agit de poser une analyse
  • Mettre au cœur du processus le vécu expérientiel des gens
  • Garantir une répartition équitable du temps de parole. Le formateur ou la formatrice est « au même niveau » que les participants. Le plus difficile est … d’apprendre à se taire….
  • Convoquer le registre du sens, du pourquoi est-ce ainsi ? Et ne pas laisser le groupe aller uniquement vers du comment, des outils, des techniques …

Mais construire une pratique émancipatrice demande qu’on soit soi-même engagé dans cette dynamique avec mes pairs, ….

Sommes-nous capable et dans les conditions de partager humblement un vécu expérientiel, le poser sur la table en tout humilité pour le questionner et remettre en doute ce que l’on fait ?

Cette exigence de partager des vécus expérientiels suppose d’être vigilantes et vigilants à accueillir, non pas juste écouter, mais accueillir à l’intérieur de soi ce que l’autre m’amène.

Pour travailler cette cohérence, il ne s’agit pas de réaliser un consensus mou, sclérosant mais d’assumer nos contradictions internes et de les dépasser ensemble dans une vision d’un commun à défendre… Mais suis-je au clair avec ma relation au pouvoir et au savoir ? Pour reprendre les termes de Christian Maurel1Christian Maurel – Education populaire et puissance d’agir – Editions L’Harmattan, suis-je dans une laïcité d’abstinence (qui consiste à éviter les vraies questions au nom de la bonne entente et de la convivialité, voir même quelquefois au nom de la performance et de l’efficacité) ou dans une laïcité combattante (qui refuse dans l’espace public toute sensibilité jugée d’ordre privée et partisane dont l’anticléricalisme en est l’expression la plus spectaculaire) ou dans une laïcité confrontante (qui consiste précisement à organiser la confrontation des opinions, des regards et des pratiques sans peur du conflit).

Et aujourd’hui, confronté à l’exigence d’efficacité, peut-on malgré tout entrer dans une exigence éthique ?

Un premier pas…

Je reprends volontiers le texte écrit par ATD-Quart monde qui m’avait passionnée et je retrouve quelques éléments qui me font aller un peu plus loin…

Construire des savoirs émancipateurs disent-ils c’est se construire :

  • une éthique de la rencontre
  • une éthique de la reconnaissance
  • une éthique dialectique
    
  Ethique de la rencontre…La rencontre dans le but de pallier un manque, dans le but d’éduquer ou de rééduquer, n’est pas une rencontre qui s’ouvre à l’existence….Aller à la rencontre nécessite de s’identifier au combat contre la misère….Aller à la rencontre nécessite de mettre en jeu sa personne, ses émotions, de s’exposer à la sensibilité de l’autre ….
 
 Ethique de la reconnaissanceLa reconnaissance est produite par la coexistence. L’égalité est nécessaire pour la réciprocité dans l’échange qui est souvent une expérience inédite pour les personnes qui ont connu la pauvreté. Le respect et l’absence de jugement font partie de cette éthique de la reconnaissance

Éthique de la dialectique

L’autoréflexion sur l’expérience est un travail.

C’est attribuer du sens à un évènement, le mettre en mots.

Il ne peut y avoir de prise de conscience de sa propre expérience

s’il n’y a pas de possibilité de recul, de moyen

d’expression, de sollicitation, ni de reconnaissance de l’intérêt

de l’expérience.

Un deuxième pas….

Je vais mettre cette question à l’ordre du jour de notre prochaine réunion, on verra si un espace peut enfin se construire….

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    Christian Maurel – Education populaire et puissance d’agir – Editions L’Harmattan