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Suzanne et ses dilemnes

Dans sa pratique professionnelle de formatrice en Éducation permanente, Suzanne est très souvent confrontée à des dilemmes. Ceux-ci sont de différentes natures. Les uns sont d’ordre méthodologique : deux démarches sont possibles, laquelle va-t-elle choisir ? D’autres sont d’ordre politique : en quoi cette formation soutient-elle un projet de société ? Est-ce que Suzanne sera en accord ou pas ? Ou encore, ils sont d’ordre déontologique : est-ce le métier qu’elle veut exercer ? Est-ce le rôle qu’elle a envie de jouer ?

Quels qu’ils soient, ces dilemmes sont avant tout d’ordre éthique en ce sens qu’ils interrogent sa responsabilité d’humain dans son interaction avec ses semblables. Ils sont très difficiles à vivre car passé le moment d’intuition ou de malaise, Suzanne éprouve des difficultés à les identifier clairement. Elle se retrouve sans repères pour décoder ce qui se passe. Et bien souvent fort seule avec elle-même.

Ce mercredi matin, dans le train Bruxelles-Charleroi, Suzanne parcourt distraitement un dossier sur l’éthique. Ce dossier est publié par le Cgé, le Changement pour l’Égalité, dans leur revue Traces de Changements.

Son attention est attirée par un titre L’éthique est dilemme.

Si la question de l’éthique se pose, c’est qu’il y a conflit sur les valeurs. Pas le genre de conflit sur lequel il suffirait de choisir A ou B, selon que nos valeurs valident A ou B, mais plutôt ce genre de conflit pour lequel une situation nous contraint à choisir entre A et B, alors que nos valeurs valident tout aussi bien A que B.

L’éthique implique le sujet en action qui relie un positionnement à ses conséquences. Il s’agit de prendre sa part de responsabilités, au nom de cette éthique, là où on est, dans ce qu’on fait.

Son esprit vagabonde. Elle prend quelques notes.

Donc :

  • l’éthique suppose qu’on reconnaisse un lien causal entre un acte et sa conséquence.
  • Ce n’est donc pas un questionnement à vide mais le questionnement d’un sujet en action.
  • La personne se trouve dans une situation qui provoque un choc, la tire hors d’elle-même, la contraint à choisir entre deux options, A ou B. Mais A et B sont équivalentes.

Elle repense aux situations qu’elle a vécues. Pense aussi à celles qui ont été relatées par ses collègues. Elle en épingle une, l’histoire de la fiche administrative du Forem. Dans cette histoire, elle s’est trouvée confrontée à elle-même non pas pour une question d’ordre méthodologique, par manque d’information ou par incompétence mais pour un quelque chose qu’elle ressentait comme inadéquat, incohérent, insensé.

2013, Début de l’adressage au Forem1. Désaccord entre l’employé du Forem et moi par rapport à une fiche administrative. J’avais indiqué qu’une personne ne rentrait pas dans une formation mais je n’avais pas indiqué le pourquoi.

J’avais le choix entre différentes cases : Le candidat n’est pas/plus intéressé – Le candidat ne dispose pas des prérequis attendus – Le candidat ne rentre pas dans les conditions administratives – Le candidat ne remplit pas les conditions d’exercice du métier – Le candidat présente une ou des contre-indication(s) médicale(s) – Le délai d’attente pour l’entrée en action de formation/insertion est trop long – Autres (à préciser)

Au fond, pourquoi ai-je refusé d’en cocher une ?

  • Ne pas cocher = défendre un principe de liberté. C’est aménager des zones d’ombre dans un parcours. C’est protéger tout simplement le droit de chacun à mener sa vie, à se tromper, à chercher ?
  • Ne pas cocher = Être aux côtés des personnes qu’on estime être en situation d’asymétrie dans un système qui les fiche. Aujourd’hui pour les aider. Mais demain ?
  • Mais … être libre n’est-ce pas faire avec les contraintes que le monde social nous impose et faire des choix malgré tout. Oui, mais sommes-nous égaux devant ces choix ?
  • Ne pas cocher = défendre une certaine vision de la formation d’adulte : celle basée sur le fait qu’apprendre part du désir de l’individu. Revendiquer le droit que, passé un certain âge, « se former » doit soutenir le projet de la personne.
  • J’avais l’intuition que si je cochais une case, je validais le fait qu’un adulte puisse choisir une formation juste pour éviter une sanction de l’Onem.
  • En me dégageant des logiques de prescription de formation voire de contrôle, je l’en protégeais également.

Suzanne cesse d’écrire. Elle regarde par la fenêtre. Son esprit vagabonde. Soudainement, elle reprend son bic.

Sa réflexion s’emballe.

Pourquoi parle-t-on si peu d’éthique en Éducation permanente ?

  • Parce que l’éthique touche à l’individu, au Je ? Quelle est la place de l’individu, ses émotions, ses ressentis dans les démarches d’Éducation permanente ? Quelle était la nature des dilemmes des animateurs, des militants de l’EP des années 70 ? Était-ce des questions d’ordre éthique ou avant tout politique et stratégique ?
  • Parce que parler d’éthique, c’est bien souvent retarder l’action. C’est prendre le temps de réfléchir à plusieurs or, notre secteur est soumis à un taux d’activités. Produire et réfléchir ?
  • Parce que l’éthique touche à la capacité à questionner nos pratiques, nous invite à voir que pendant longtemps, les pourquoi et les comment de nos actions en Éducation permanente étaient clairs et fédérateurs. Les grandes orientations guidaient les actes de tous.

Qu’en est-il aujourd’hui ?Quelles sont les valeurs, les vertus clés de l’Éducation permanente ? Et dès lors, quelle est la posture professionnelle à adopter ? Quelles sont les pratiques de formation idéales ?
Quelles sont les conditions minimum à préserver, à défendre, à reconquérir ?

Parler d’éthique c’est renvoyer l’individu à sa propre conscience ?
La conscience de soi ???

Quels seraient alors les leviers individuels et collectifs qui soutiennent cette « conscience de soi »? Peut-on dissocier un questionnement personnel/individuel de ce questionnement professionnel/collectif ?

Suzanne remonte dans son carnet de notes et retrouve un schéma qu’elle avait fait lors d’un précédant voyage en train, à la lecture de La reconnaissance aujourd’hui – Alain Caillé et Christian Lazerre – CNRS in Magazine littéraire – octobre 2009.

Donc, j’ai quatre leviers :

  • Premier levier, comment peut-on mener une analyse réflexive et collective sur des pratiques professionnelles ? Où ? Quels sont les lieux où je peux revenir sur mes interventions, partager mes doutes ? Avec qui ? Avec des pairs ? des collègues ?
  • Deuxième levier, comment identifier et mesurer les actions dont je suis fière ? Qu’en est-il de l’auto évaluation dans les métiers de la formation ? Que mesure-t-on ?
  • Troisième levier, quelles sont nos manières de travailler ensemble ? Existe-t-il un collectif de travail ?

Qu’est-ce qu’une relation de travail de qualité ? Qu’en est-il de la démocratie interne dans nos associations ?

  • Quatrième levier, quels sont les cadres législatifs protecteurs ? Les connaît-on ? Y fait-on référence ?

Sont-il justes, pertinents ? Sont-ils suffisants ? Comment les faire respecter ?

Et si … Et si parler d’éthique était éminemment politique ?

  • Un individu qui s’interroge sur le sens de son action , les cadres, les règles et les prescrits n’est-ce pas un premier signe de résistance ?
  • Un individu qui réfléchit, qui affirme sa singularité, sa subjectivité, qui désire être reconnu comme un être responsable de ses choix et de ses actes et qui désire intervenir sur ce qui détermine ses actes, n’est-il pas politique ?
  • Un individu qui soumet sa pratique professionnelle au jugement critique des autres dans un espace où il y a prise en compte de points de vue différents, débat contradictoire et validation dans un sens commun, n’est-ce pas politique ?

Alors, pourquoi ne parle-t-on pas d’éthique en Éducation permanente ?