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Les utopies numériques

Par Jean-Luc MANISE

Changer le monde, un octet à la fois
Après la campagne Degooglisons Internet, Framasoft confirme son virage politique. Il ne s’agit plus seulement de promouvoir le logiciel libre, mais d’utiliser le numérique au bénéfice de projets engagés et militants. Il s’agit de fédérer les communautés du libre avec les mouvements d’éducation populaire, le secteur associatif et la société civile organisée. Avec Conbributopia, Framasoft veut favoriser les alliances pour une «transition citoyenne et écologique». Bienvenue dans le monde des utopies numériques, celui où des alternatives à YouTube et Facebook sont possibles et où l’on ne pense pas le monde comme les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon).

L’association d’Éducation populaire française Framasoft a bientôt 15 ans. Durant ses 10 premières années d’existence, elle a mis en place un annuaire francophone de référence des logiciels libres et ouvert une maison d’édition ne publiant que des ouvrages sous licences libres. En 2014, Framasoft s’attaquait avec la campagne Degooglisons Internet aux monopoles des plates-formes propriétaires exploitant les données de ses utilisateurs en échange de services «gratuits». Sur base d’une feuille de route de 3 ans, elle décidait de développer des alternatives libres à ceux-ci.

Contributopia
Voici un an, elle lançait Contributopia, une nouvelle campagne qui, tout en s’axant sur les utopies numériques, s’articule à nouveau, c’est la ligne de force de l’association, à des actions et projets concrets. Le premier résultat tangible est PeerTube, une alternative éthique à YouTube. Derrière chaque nouveau service et produit des GAFA, explique l’équipe Framasoft, il y a une vision de la société qui fait de nous des objets de consommation. En déconstruisant les types de dominations qu’ils exercent sur leur public -dominations technique, économique, mais aussi politique et culturelle-, nous avons pendant plusieurs années donné à voir en quoi l’hyperpuissance de ces acteurs mettait en place une forme de féodalité.

Plus de 30 services alternatifs
Et comme montrer du doigt n’a jamais mené très loin, il a bien fallu initier un chemin en prouvant que le logiciel libre était une réponse crédible pour s’émanciper des chaînes de Google, Facebook & co. En 3 ans, Framasoft a agencé plus de 30 services alternatifs, libres, éthiques, décentralisables et solidaires. Aujourd’hui, ceux-ci accueillent plus de 400.000 personnes chaque mois. Sans espionnage, sans revente de données des utilisateurs. Sans publicité et sans modèle d’affaire de croissance perpétuelle.

Mettre l’humain au centre
Plus que des outils, il s’agit de défendre des valeurs et de fédérer des communautés qui défendent des alternatives au système défendu par les GAFA, NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) et autres BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi). Que ce soient dans les associations, des entreprises de l’économie sociale et solidaire, des regroupements, des collectifs, chacun contribue, à sa manière, à proposer des alternatives qui mettent au centre de leurs préoccupations l’humain et les libertés. Ce n’est donc pas une surprise si c’est auprès de ces personnes que les discours du logiciel libre et de sa culture font mouche : nous partageons ensemble des notions d’éthique, de solidarité et de contribution.

Travailler de concert avec le secteur associatif
C’est donc avec cette communauté que Framasoft veut continuer l’aventure avec Contributopia. Tout l’enjeu est de trouver comment concevoir et proposer des outils qui sont pensés hors des sentiers battus et rebattus par ces entreprises silos dont le seul but est de moissonner nos données. Nous voulons travailler de concert avec nos alter-égo du monde des communs et approfondir nos relations avec les réseaux de l’éducation populaire et le secteur associatif. A nos yeux, c’est en contribuant pour et avec ces personnes là que les travaux des communautés du logiciel libre peuvent trouver la résonance qu’ils méritent dans la société civile. Contributopia veut ainsi tisser des liens de plus en plus privilégiés entre les communautés des libertés numériques et le secteur des associations et de la société civile. Ce sur base d’une feuille de route à trois temps. Il s’agit de créer et proposer des outils (2017-2018), de transmettre les savoir-faire (2018-2019) et d’inspirer les possibles (2019-2020).

Alternative à YouTube
PeerTube est donc le dernier né d’une grande famille de produits : Framadrive pour stocker ses documents, Framanews pour suivre l’actualité, Framadate pour organiser des réunions. Avec PeerTube, l’association monte d’un cran. C’est la première fois que nous publions un logiciel d’une telle ambition et d’une telle complexité. Pour cela, nous avons fait le pari l’an passé d’embaucher à temps plein un développeur (son pseudo est Chocobozz) afin d’accompagner PeerTube de sa version Alpha (octobre 2017) à sa version bêta (mars 2018), puis à sa version 1.0 (octobre 2018). La plate-forme propose à ses utilisateurs de diffuser gratuitement leurs vidéos sur le web. Dans la même logique de décentralisation des ressources et de services (Framasoft l’a dit et redit, il ne veut pas devenir le Google du libre), PeerTube a été conçu comme un service qu’on installe en créant des instances. Celles-ci hébergeront les vidéos sans les stocker sur des centres de données comme le fait la filiale de Google. Pour la consultation, c’est bien sûr le principe du «peer to peer» (traduisez pair à pair) qui a été retenu.

Chaîne YouTube maison
Pouhiou, alias Chocobozz, le «papa» de PeerTube : PeerTube est un logiciel que les hébergeurs alternatifs ou les associations peuvent installer sur leur serveur afin de créer un site web d’hébergement et de diffusion de vidéos. En gros vous créez votre propre «YouTube maison». Il existe déjà des logiciels libres qui vous permettent de faire cela. L’avantage, ici, c’est que vous pouvez choisir de relier votre instance PeerTube (votre site Web de vidéos), à l’instance PeerTube de Zaïd (où se trouvent les vidéos des conférences de son université populaire), à celle de Catherine (qui héberge les vidéos de son Webmédia), ou encore à l’instance PeerTube de Solar (qui gère le serveur de son collectif de vidéastes). Du coup, sur votre site Web PeerTube, le public pourra voir vos vidéos, mais aussi celles hébergées par Zaïd, Catherine ou Solar… sans que votre site web n’ait à héberger les vidéos des autres ! Cette diversité dans le catalogue de vidéos devient très attractive. C’est ce qui a fait le succès des plateformes centralisatrices à la YouTube : le choix et la variété des vidéos.

Instance FramaTube
Chaque hébergeur reste indépendant, et définit ses propres conditions d’utilisation, ce qui permettra à l’utilisateur de choisir le site d’hébergement qui lui convient le mieux. Surtout, PeerTube vous considère comme une personne, et non pas comme un produit qu’il faut pister, profiler, et enfermer dans des boucles vidéos pour mieux vendre votre temps de cerveau disponible. Ainsi, le code source (la recette de cuisine) du logiciel PeerTube est ouvert, ce qui fait que son fonctionnement est transparent. Sans surprise, c’est l’instance de Framasoft, FramaTube, qui est pour l’instant la plus populaire avec celle proposée par l’association française de défense des libertés numériques. La Quadrature du Net. Début de l’été, quelque 150 instances étaient disponibles, pour 4000 utilisateurs et 11.000 vidéos.

Mobilizon
D’ici la fin de cette année, l’association espère proposer un service de pétitions pour remplacer les «aspirateurs à données» que sont change.org et Avaaz. On devrait donc voir apparaître pour les fêtes de l’année un « Framapétitions ». En 2019, la feuille de route se précise. L’année prochaine, nous allons nous consacrer à un autre service d’importance : Mobilizon. Au départ, l’idée était de proposer une alternative à Meetup.com ou aux événements Facebook. Mais les fonctionnalités se précisent, et ce sera bien plus que cela. Nous espérons en faire un outil de mobilisation, bien sûr décentralisé. Car Framasoft l’a dit et redit, elle ne souhaite pas être le Google du libre. D’où la mise en place d’un programme d’essaimage, les CHATONS (Collectifs des Hébergeurs Alternatifs Transparents, Ouverts, Neutres et Solidaires). En Belgique, deux structures font partie du réseau des Chatons. Clomut à Liège et la toute nouvelle coopérative Nubo à Bruxelles, co-fondée par les associations Abelli (l’Association Belge de Défense du Logiciel Libre), Cassiopéa, Domaine Public et Nestor.

La route est longue mais la voie est libre
S’allier pour se renforcer sans s’étendre, c’est le choix que Framasoft a fait. Cela passe par des alliances, en France avec le secteur de l’éducation populaire, dont les CEMEA avec lesquels une convention va être signée, et en Belgique avec celui de l’Education permanente. «Framasoft a affirmé sa volonté de ne pas faire du logiciel libre une fin en soi, mais bien un moyen au service d’un monde plus juste et plus durable. Vu la taille de notre association (27 bénévoles, 8 salarié.es) et ses ressources basées uniquement sur le don, cet objectif ne pourra être atteint qu’en nouant des alliances et en construisant des ponts avec des structures partageant les mêmes buts et valeurs que Framasoft, même si leurs thématiques centrales peuvent être éloignées du logiciel libre. La route est longue, mais la voie est libre»

Le libre, condition fondamentale de l’exercice de la citoyenneté
De passage à Bruxelles, début septembre, à l’occasion du salon Educode, Richard Stallman, le père du logiciel libre, insiste sur l’importance de tenir le cap, notamment dans le secteur de l’enseignement et de la formation : « Il faudrait refuser tout équipement ne fonctionnant pas en logiciel libre pour uniquement utiliser des applications qui sont contrôlées par une communauté d’utilisateurs. Ce sont eux qui doivent avoir le pouvoir, pas les développeurs. J’ai lancé le système d’exploitation GNU en 1984 dans ce but : pour qu’on puisse utiliser un ordinateur en toute liberté. En 91, le système était presque complet. Seul manquait le noyau. C’est à ce moment que quelqu’un d’autre, Linus Torvalds, en a publié un : Linux. Mais il n’était pas libre. En 92, il l’a rendu libre et la combinaison GNU/Linux a été le premier système d’exploitation libre à pouvoir fonctionner dans un PC. Cette liberté est fondamentale pour l’exercice de la citoyenneté. C’est pour cela que les écoles, et plus globalement tout le secteur de la formation et de l’enseignement, devraient uniquement enseigner du logiciel libre pour transmettre ces valeurs démocratiques de solidarité et de partage. Cela permettrait en outre à une nouvelle génération de programmeurs de maîtriser leur art. Enseigner l’utilisation d’un programme non libre, c’est implanter la dépendance à l’égard de son propriétaire, en contradiction avec la mission sociétale de la formation et de l’Éducation permanente ».

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