Vers un projet culturel qui rende désirable la sobriété déconnectée
Lors de cet entretien, Pierre Hemptinne est encore, pour quelques semaines, le directeur de la médiation culturelle de PointCulture dont le projet – qui a été recalé – consistait à créer un puissant opérateur d’appui pour soutenir un chantier de politiques culturelles qui affronte crise climatique et le (tout) numérique en fédérant les opérateurs culturels. Pour le coordinateur du collectif PUNCH qui conduit depuis 7 ans maintenant une dynamique d’enpowerment du socio-culturel sur les problématiques liées à l’environnement numérique, l’enjeu reste de mettre sur la table «un vrai projet culturel séduisant et attractif de rupture avec le capitalisme et l’ode à la vie connectée». On est loin du compte.
Pierre Hemptinne: «On nous inscrit toujours, sans aucune consultation démocratique à ce sujet, dans une politique technophile qui dit que l’humain va trouver une solution à tous nos problèmes, à la vie en société, à la crise économique, à la crise environnementale grâce à un éco-système numérique qu’on nous a vendu comme complètement dématérialisé. Depuis les premières alertes, dans les années 70, la rengaine est la même: la technologie trouvera la solution. Cette voie n’a fait qu’aggraver la situation climatique. La seule accalmie se marque durant le confinement de 2020. Du coup, c’est intéressant de partager quelques éléments chiffrés de l’impact environnemental et de l’empreinte carbone du numérique.
« Je ne suis pas un spécialiste de l’écologie, je m’informe, je lis, j’écoute. En l’occurrence, je me base sur les données publiées par Guillaume Pitron dans son enquête «L’enfer du numérique» et sur l’article de Charles de Laubier «Pourquoi le numérique contribue de plus en plus au réchauffement climatique» publié dans le journal Le Monde début de cette année. Notons que lorsque ces informations sont divulguées dans ce genre de quotidien, cela signifie que, dans les milieux avertis, professionnels ou «responsables», elles sont déjà bien diffusées. Difficile de prétendre encore «on ne savait pas». Mais tout le monde ne lit pas Le Monde, il est utile de partager ces données… Au niveau mondial, tout ce qui est éco-système numérique représente 2 à 4% d’émissions de gaz à effet de serre, soit 2 fois plus que le transport aérien. Pour la France cela représente 15 millions de tonnes de dioxyde de carbone, c’est-à-dire 2% du total. L’origine de la pollution est à trois quarts du chef de la fabrication des terminaux (en ordre décroissant en importance: les ordinateurs, les smartphones, les box internet, les écrans et consoles de jeu) »
«Un smartphone pèse 150 grammes dans la main mais avec tous les matériaux qui ont été nécessaires pour le faire, écologiquement on arrive à un poids de 150 kilos. C’est à dire qu’il faut 150 kg de matières pour la production d’un smartphone! Il y a aussi les usages. Un courriel lesté d’une pièce lourde représente 20 grammes de CO2 émis, autant que 150 mètres parcourus par une voiture. Alors cela a l’air un peu dérisoire sauf qu’il y a 10 milliards de messages électroniques envoyés par heure dans le monde. Le streaming est lui aussi gourmand en énergie. En estimation émission carbone, en gramme par heure et par personne, YouTube et Netflix représentent respectivement 1005 grammes et 440 grammes. Et l’on assiste à une explosion du trafic internet mondial (le confinement COVID a dopé les usages numériques). On prévoit pour 2040 une part de 10% d’émissions de gaz à effet de serre produite par l’industrie du numérique. Si l’on prend le Métavers, cet univers virtuel qu’on cherche à rendre accessible et consommé par des milliards d’êtres humains, on estime qu’il nécessitera une puissance informatique 1000 fois supérieure à celle qu’on connaît aujourd’hui. D’ici 20 à 30 ans, en suivant cette augmentation, le poids du numérique+ dans les émissions totales de carbone aura atteint 10%, soit l’équivalent du secteur le plus gourmand à ce niveau: la sidérurgie.»
«Bon, on l’a compris, la situation est alarmante. Et face à elle, la puissance publique ne propose que des mesurettes, des ajustements non pour changer de parcours, mais pour conforter le système. On voit çà et là des campagnes qui veulent responsabiliser le citoyen. L’inciter à moins utiliser la 4G/5G, à éteindre son modem lorsqu’il quitte son domicile. La rhétorique du «petit geste» prédomine. C’est une manière de dire: le changement est de la responsabilité de tous et toutes. Pourtant, nous ne sommes pas égaux-égales face à la catastrophe qui vient: les dix % les plus riches ont une empreinte carbone supérieure à celle du reste de la population. Mais à l’évidence, la stratégie de force et le plan de com visent l’utilisation du numérique en permanence. La lame de fond, c’est de faire en sorte qu’on soit connecté 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 en allant jusqu’à se barder la nuit de capteurs et d’objets connectés. La puissance publique ne propose pas d’alternatives au projet culturel de l’industrie du numérique. Tout cela est à replacer dans les logiques du marketing néolibéral qui, depuis des décennies, imposent des schémas individualistes qui font porter la responsabilité sur le citoyen: si tu es en mauvaise santé, c’est de ta faute. Si tu as un mauvais boulot, c’est de ta faute. Si tu es au chômage, c’est de ta faute. Si le numérique est polluant, c’est de ta faute. Le but est de masquer la responsabilité originelle des dominants.»
«Mais s’il y a autant de personnes engluées dans un numérique permanent, c’est qu’il y a une force, un projet culturel qui entretient des aspirations en ce sens, qui vend un mode de vie attrayant. L’injonction d’être connecté en permanence, ce n’est pas pour notre bien, c’est pour capter des données et les rentabiliser. L’extractivisme des ressources naturelles a conduit à leur épuisement. Ce qui limite la croissance capitaliste. L’extractivisme est alors réorienté au niveau du mental, au niveau de ce que l’on a dans notre tête. C’est d’un cynisme incroyable. Et si massivement il y a une adhésion et un effet d’entraînement dans ce projet culturel-là, c’est qu’il n’y a pas d’alternative culturelle, non-marchande et attractive. Dès lors pas de possibilité d’associer «culture» et «démocratie». » Si vous voyez le Président français en appeler à la sobriété, vous comprenez qu’il envisage cela comme une épreuve, une étape difficile à affronter ensemble, sous-entendu, pour permettre au système de rester tel qu’il est. Outre que c’est oublier que nous ne sommes pas égaux non plusface à la sobriété,cela relève d’un discours prônant le changement pour que rien ne change.
Pierre Hemptinne: « Toutes les données de la catastrophe imminente sont connues. Pourquoi cela ne change-t-il pas? Parce que cela dépend de l’imaginaire dominant dans la société. Celui qui prévaut actuellement est toujours celui qui a engendré le pire. On est bien conscient dans le secteur culturel de la nécessité d’un vrai projet culturel de rupture avec le capitalisme et de sobriété numérique. Un projet culturel qui montre qu’on peut vivre bien en renonçant à certaines choses. Le bonheur est ailleurs que dans la croissance et la consommation. Or j’ai l’impression qu’on est en panne d’imagination. Dans leur livre «Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité»», David Graeber (anthropologue) et David Wengrow (ethnologue) démontent la fable de l’irréversible émergence des hiérarchies sociales. Ils décortiquent la façon dont on construit et inculque l’histoire de l’humanité comme justifiant le stade TINA («There is no alternative») dans lequel on se trouve actuellement, et qui serait le must en termes d’organisation sociale. Cela veut dire qu’on réinterprète toujours toute l’histoire de l’humanité à partir d’un seul schéma évolutif ayant abouti au meilleur. C’est s’interdire d’imaginer et rogner la créativité interprétative. L’histoire de l’humanité est loin d’avoir été linéaire, contrairement à ce que l’on nous transmet. Il y a eu beaucoup d’allers-retours. Des sociétés sont passées à l’agriculture, puis démocratiquement, par débat, sont retournées en arrière, à la chasse et la cueillette. Parce que c’était une vie très agréable, où l’on ne travaillait pas beaucoup et où on avait beaucoup de temps. Des sociétés changeaient d’organisation sociale en cours d’année, à certains moments elles pouvaient vivre en mode nomade, à certains autres en mode sédentaire.L’humain a fait preuve d’une grande plasticité quant à l’invention de ses organisations sociales. Et là, face au mur, soudain, la panne!
«Nous, on trempe depuis plus d’un siècle dans une idéologie néolibérale qui nous assène qu’il n’y a pas d’alternatives au capitalisme. Or si l’on veut d’autres possibles, si on veut sortir de la surconsommation, mieux vaut libérer l’imagination pour rendre désirables d’autres manières de vivre, de «passer notre temps» pour le dire plus crûment. Si en période de confinement, une part massive de la population n’a pas d’autres choix, pour «passer le temps», qu’investir leur temps de cerveau disponible au profit des GAFA, c’est que la puissance publique n’a pas développé une politique culturelle permettant des habitudes, des agirs autonomes qui rendent capables et désireux de s’occuper la tête avec autre chose. Et donc de produire de l’imaginaire qui ne soit pas d’emblée tel que voulu par la GAFA. Ce serait bien d’élaborer une politique culturelle qui soit capable de se dresser face à l’addiction au numérique. La fracture numérique reste un problème tant que les services publics foncent vers le tout numérique. Mais elle ne devrait plus être d’actualité. Vu le poids du numérique dans la crise climatique, nous devrions demander aux «fracturés numériques» de l’aide pour en sortir, pour élaborer une «écologie déconnexionniste s’adressant à tous les peuples pris dans les ligaments de la Technosphère» (D. Landivar, «Héritage et fermeture, une écologie du démantèlement»). Nous avons besoin d’une éducation permanente et populaire aussi bien financée que le marketing qui gouverne le monde qui mette en place des espaces et des pratiques où expérimenter, individuellement et collectivement, l’imaginaire d’une vie déconnectée et qui permettent de passer son temps de façon culturellement intéressante et gratifiante sans être tout le temps connecté. L’imaginaire dont nous avons besoin, il est là, il existe. Dans les ZAD, dans les livres, dans les manifestations, dans de multiples créations artistiques. Il a besoin d’un écosystème favorable pour faire tache d’huile, séduire le corps social à plus grande échelle et favoriser la bascule, la bifurcation attendue. «La volonté de transformer le monde en transformant les mots pour le nommer, en produisant de nouvelles catégories de perception et d’appréciation et en imposant une nouvelle vision des divisions et des distributions, n’a de chance de réussir que si les prophéties, évocations créatices, sont aussi, au moins pour une part, des prévisions bien fondées, des descriptions anticipées: elles ne font advenir ce qu’elles annoncent, nouvelles pratiques, nouvelles mœurs et surtout nouveaux groupes, que parce qu’elles annoncent ce qui est en voie d’advenir, ce qui s’annonce…» (P. Bourdieu, Microscosmes. Théorie des champs).
C’est à cela que devrait pouvoir s’employer l’éducation permanente, «faire prendre ce nouvel imaginaire». Quelle forme cela prendrait-il? Dans un premier temps, cela revient à traiter des phénomènes d’addiction. Ecouter, parler, échanger, proposer des premiers exercices de distanciation. Puis, collégialement, ouvrir le champ des possibles culturels, réactiver la capacité de donner du sens à sa vie, «autrement», c’est le rôle de la médiation culturelle. C’est dans cet esprit qu’il est nécessaire d’envisager le démantèlement du rouleau compresseur des GAFA et sa politique toujours plus oppressante du tout numérique haut débit, nuisible pour les communs, pour la vie en société, pour nos lieux de vie.»
Pourquoi le numérique contribue de plus en plus au réchauffement climatique
Par Charles de Laubier Publié le 09 janvier 2022 à 17h30 – Mis à jour le 12 janvier 2022 à 18h32
Graeber David et Wengrow David. Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. Les liens qui libèrent, 2021.
Bonnet Emmanuel, Landivar Diego, Monnin Alexandre. Héritage et fermeture: une écologie du démantèlement. Editions divergences, 2021.
Collectif PUNCH
Le groupe de travail appelé “PUNCH” – Pour Un Numérique Critique et Humain, composé par La Concertation – Action Culturelle Bruxelloise, Action Médias Jeunes, le Centre Librex, le CESEP, le CFS-ep, Culture & Démocratie, le Gsara, la Maison du Livre, et PointCulture Bruxelles, a initié en 2015 une série de conférences, d’ateliers et de formations sur le numérique. L’objectif de ce cycle est de mettre en place une dynamique pour que tout le secteur puisse s’approprier de manière créative les problématiques liées à l’environnement numérique.
Le cycle s’adresse aux travailleurs du secteur culturel au sens large mais est bien entendu également ouvert à tout public intéressé par ces questions. L’ensemble des conférences enregistrées