C’est devenu un TOD, un trouble obsessionnel déontologique, préserver l’intimité et la vie privée des personnes. J’y reviens régulièrement quitte à me répéter au risque de lasser mais tant pis, les situations de formation, l’actualité de certains secteurs sont autant d’occasions qu’on ne peut pas laisser passer.
Dans le numéro précédant du Secouez-vous les idées, nous avions consacré le dossier articulations à la question de l’insertion socioprofessionnelle en région wallonne1 en mettant entre autre le focus sur la question de la récolte des données personnelles comme outil d’évaluation.
Bref rappel
Les opérateurs subventionnés par le Fonds social européen sont obligés de récolter des données à caractère personnel telles que sujet à assuétudes, détenu ou ex-détenu, SDF, participants handicapés, autres personnes défavorisées, … On parle alors de données sensibles.
Qu’entend-on par données sensibles ? Certaines données sont si délicates qu’elles ne peuvent être traitées que dans des cas très spécifiques. Nom et adresse sont plutôt des données anodines, mais ce n’est pas le cas pour la race, la santé, les opinions politiques, les convictions philosophiques (cro-yant ou athée, etc.), les préférences sexuelles ou le passé judiciaire2.
Que ce soit au niveau européen, wallon ou bruxellois, les fédérations patronales en insertion professionnelle et dans les secteurs de l’Éducation permanente conjointement, ont interpellé le parlement européen, la commission de la vie privée, la commission de contrôle bruxellois3 sur la légalité de la disposition. En effet, cet attendu pourrait être non conforme à certaines législations fédérales, régionales ou communautaires.
Un cadre pour s’en sortir
Il est toujours bon de rappeler que la protection de la vie privée est instituée par les codes de déontologie, les textes légaux (le code pénal, la constitution belge ou la déclaration universelle des droits de l’homme) ou par l’existence de commissions (la commission de la vie privée, la commission de contrôle bruxellois, les commissions déontologiques sectorielles4).
Toutefois malgré cet arsenal légal et institutionnel, certaines situations comme celle rencontrée par les associations financées dans le cadre du Fonds social européen nous poussent dans nos retranchements. Toucher à l’intimité des personnes pour justifier de la bonne utilisation des deniers publics… Que faire avec ces dilemmes qu’on doit trancher, parfois seul, parce que les textes de lois ne suf-fisent pas ? Parce qu’il y a ou non une alternative ?
La piste éthique
« Lorsqu’une situation provoque un choc chez une personne, la tire hors d’elle-même, la contraint à réfléchir, à descendre en elle-même jusqu’à se confronter à ses propres interrogations, alors on peut reconnaître la présence d’une interrogation éthique » nous dit Anne-Marie DAVID.
Encore faut-il que cette situation nous touche. En effet, face à la récolte des informations sur la vie des gens, différentes positions sont possibles. On peut refuser de prendre ces informations. On peut les prendre et ne pas les communiquer. Mais on peut aussi les prendre et… les communiquer.
Ce choix nous renvoie à nous-mêmes individuellement comme travailleur et collectivement comme organisation, quelles sont les valeurs et les pratiques que nous sommes prêts à défendre, à préserver.
A ce stade-ci de la réflexion, nous avions déjà épinglé deux pistes : s’interroger sur les informations utiles et nécessaires pour l’évaluation de nos actions et préserver l’anonymat des personnes dans la tenue de leurs dossiers et documents administratifs, …
Sortir de ce mode d’évaluation ?
Et si nous allions plus loin ? Si nous sortions une bonne fois pour toute de ce mode d’évaluation ? Si nous nous débarrassions de ces critères d’évaluation de l’efficience des pratiques professionnelles mesurées au nombre de «prises en charge », de « dossiers traités », « d’heures de formation prestées » ? Si nous abandonnions ces instruments de mesure que sont les dossiers individuels admi-nistratifs ou de guidance sociale, la liste de signatures des présences ? Si nous revisitions nos pratiques d’évaluation ?
Mais finalement, comment en sommes-nous arrivés là ?
Un éclairage
Je reprendrai ici l’exemple du secteur de l’Education permanente. Début des années 2000, ce secteur est réorga-nisé dans le cadre d’un nouveau décret. Ce décret est particulier. En effet, l’État organise et soutient un pan du tissu associatif dont la mission est de travailler à l’émancipation individuelle et collective de groupes sociaux particuliers et des professionnels de la socioculture. Aux côtés de ce travail d’émancipation, on y retrouve aussi la critique et la remise en cause de l’organisation sociale.
D’entrée de jeu, au vu de cette spécificité, les acteurs du secteur ont défendu le principe de l’autonomie associative. Il n’était nullement question que les pouvoirs publics se mêlent des choix, des priorités ou du contenu des projets mis en œuvre par ces associations.
La question de l’évaluation s’est alors déclinée sur des critères de volume d’activités avec la nécessité de preuves dont par exemple, la liste de présences avec la signature des participants.
Dans les mêmes années, des travaux sont menés, tous secteurs confondus, pour clarifier les liens avec les pouvoirs publics. Il apparaîtra très vite la nécessité de reconnaître plus largement l’utilité et la pertinence de l’associatif et son autonomie par un geste politique fort. Ce dernier prendra du temps a être posé mais, il existe aujourd’hui une charte et sa traduction dans des dispositions légales5. Le principe de l’autonomie associative est donc balisé.
Un autre contexte
Nous entrons concrètement dans la mise en œuvre de la 6ème réforme de l’État. Nous observons les travers possibles d’une régionalisation des matières sociales et culturelles. Pierre Malaise et Serge Noël6 ont ainsi attiré l’attention sur certains effets de la régionalisation de l’insertion socioprofessionnelle, le risque éventuel de dénaturer des projets associatifs nés dans la tradition de l’éducation populaire, la transformation des rapports entre les autorités publiques et les organisations, des logiques d’inspection profondément différentes entre l’administration de la communauté française et celles des régions.
Aujourd’hui, les pratiques d’inspection restent res-pectueuses du droit à la vie privée. Par ailleurs, ces questions ne se posent pas aujourd’hui de manière cruciale pour les secteurs socioculturels.
Mais de récentes arrestations administratives de travailleurs sociaux pour obtenir des informations concernant certains de leurs « usagers » nous rappellent que nous ne sommes pas à l’abri de dérapages et là, ni le secteur de l’insertion professionnelle, ni le secteur de l’éducation permanente n’est à l’abri.
Un cadre éthiquement et démocratiquement acceptable
Depuis de nombreuses années, des analyses ont été produites sur la mise en place de mécanismes précis d’évaluation, les enjeux et les limites de l’évaluation quantitative, la pertinence et l’utilité de l’évaluation qua-litative, la distinction nécessaire entre évaluation et contrôle, la place des gens, des professionnels, des instances, les dérives possibles de l’évaluation externe… Nous pouvons aisément revisiter nos pratiques d’évaluation, envisager des formes et des modalités qui permettent de rendre lisible l’utilité sociale de l’action associative.
L’arsenal juridique et institutionnel définissent les contours de l’autonomie associative et le respect de l’intimi-té des personnes, le défi reste donc d’amarrer l’évaluation à ces deux principes.
C’est un gage démocratique !
1. Articulations n°65 Quel gâchis ! In Secouez-vous les idées n°106 p 13-25
2. https://www.privacycommission.be/fr/donnees-sensibles
3. La commission a été instituée par l’article 31 de l’ordonnance du 8 mai 2014 créant un intégrateur de service régional disposant d’un pouvoir de contrôle sur les traitements de données à caractère personnel gérés par les services publics qui dépendent de la Région de Bruxelles-Capitale (articles 35 à 37)
4. À titre d’exemple : la commission déontologie dans l’aide à la jeunesse
5. http://www.cbcs.be/Charte-associative
6. L’associatif craint de perdre son âme par Laurence Delperdange in Secouez-vous les idées n° 106 – p20-22