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Un chemin semé d’embûches

par Paul HERMANT

Pourquoi tant de haine ? C’est peu dire que la transposition de la proposition française des Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée (TZCLD) dans le paysage socio-politique belge n’a pas été un chemin semé de roses. Soit qu’elle ait été incomprise, soit qu’elle ait été interprétée, soit qu’elle ait été instrumentalisée, cette intuition socio-politique n’a pas, à ce jour, permis d’ouvrir le grand débat qu’elle annonçait pourtant : la reprise en main de la question du travail par ses surnuméraires mêmes.

La plus grande partie du monde syndical, des secteurs luttant contre l’exclusion sociale ou des associations oeuvrant à l’insertion socio-professionnelle a tiré à boulets rouges – dans un premier temps en tout cas – sur une perspective pourtant largement documentée dans ses effets positifs – nombreux – comme dans ses défaillances – qui ne sont pas non plus inexistantes. Rarement même un projet aura-t-il été ausculté à ce point et le soin méticuleux pris à le déconstruire a été à la mesure du temps passé à le bâtir. Les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée ont franchi la frontière de façon franche, non dissimulée, on dira même : exposée. Mais toute la littérature, tous les récits, tous les retours d’expériences, tous les chiffres même, n’ont pas suffi. Le premier accueil a été réfrigérant. Il est malheureusement fort probable que cette réception soupçonneuse a pesé pour beaucoup dans l’appropriation dénaturée qui en a été faite par la suite. Un recul social comme celui proposé par le ministre fédéral de l’Emploi (voir dans le dossier, pages …) n’aurait sans doute pas été pensable si un front uni, même constitué sous réserve d’inventaire, avait accueilli cette proposition avec l’attention que l’on devrait porter à ce que l’on n’attend pas mais qui pourtant se produit…

L’opposition à une telle perspective, son rejet même, est a priori étonnante. Sur le papier, on aurait pu penser que des arguments comme l’inconditionnalité de l’embauche, la conjonction des besoins territoriaux avec les désirs ou les possibilités des personnes privées d’emploi depuis longtemps, la signature d’un contrat à durée indéterminée ou l’évidente distance prise par cette initiative avec la culture néolibérale de la culpabilisation des individus les plus faibles auraient mené à une prise en considération plus positive.

Bien sûr, il est parfaitement compréhensible que devant une proposition aussi déstabilisante une grande partie du monde syndical, des secteurs luttant contre l’exclusion sociale ou des associations oeuvrant à l’insertion socio-professionnelle ait pensé d’abord défendre l’existant et ait même pu considérer que cette proposition, notamment parce qu’elle engage l’indemnisation du chômage dans le salaire, pouvait tirer vers le bas les législations protectrices des droits des allocataires. Et bien entendu, il est parfaitement audible aussi d’entendre ceux qui disent que l’emploi lui-même ne figure pas, en tant que tel, un horizon désirable et que créer des Entreprises à But d’Emploi (les EBE) ressemble donc, en la circonstance, à un contre-sens absolu. Cela peut expliquer bien des frilosités.

Ces critiques auraient cependant plus de poids si les objectifs et le sens du travail étaient également interrogés. A compter du moment où, pour ne prendre qu’un exemple, le monde socio-économique dans son ensemble persiste à considérer que n’importe quel emploi est un emploi, quelles que soient sa nature, ses impacts ou ses externalités, et que la démocratie continue de s’arrêter aux portes des entreprises, il est assez malvenu de venir disqualifier une proposition qui entend respecter le vivant et qui ouvre la délibération décisionnelle à ses employés.

Autrement dit : oui, les TZCLD ouvrent un débat sur ce que signifient l’emploi et le travail et personne aujourd’hui ne peut passer à côté de cette question, surtout lorsque l’on est supposé tracer les lignes d’une « transition juste ». La question est en effet essentielle et elle engage durablement. Pour les personnes qui sont sans emploi, certes, mais également pour les personnes qui en ont un. Dans les deux cas, on sait que quelque chose frotte : les burnouts répondent au déclassement social, le malaise est partout, le mangement total, la perte de sens énorme. On ne voudrait donc pas devoir penser que c’est ce débat là qui a été refusé. Ce rejet doit alors cacher autre chose.

Autre chose, c’est peut-être le moment historique dans lequel les TZCLD sont apparus : à la croisée des crises et des situations socio-climatiques, venant entre réchauffement, pandémie, pénuries, inflations ou guerres. C’est-à-dire dans un moment où tout devient plus incertain et où les prévisions sont beaucoup moins simples à échafauder. Cette situation d’impermanence oblige certes à repenser fonctionnements et méthodes mais surtout à rompre avec l’idée d’une linéarité sûre et confortable permettant de répéter à l’infini des comportements et des actes auxquels nous étions habitués. A leur manière, les TZCLD participent de cette rupture. Car, il faut bien reconnaître que si l’impermanence est partout, elle est sans doute beaucoup moins présente dans les rapports de domination et de soumission qui continuent de produire des effets délétères de renforcement des inégalités et de creusement des déséquilibres. Ces rapports de soumission et de domination sont précisément ceux qui sont à l’œuvre dans le monde de l’emploi. En regard de quoi, ce que les TZCLD viennent annoncer, c’est la possibilité d’un bouleversement du monde du travail qui ne serait pas condamné à être le support et l’instrument d’une vision néolibérale et productiviste du monde et que l’on pourrait dégager d’une vision hiérarchique et managériale où le travail mort l’emporte sur le travail vivant. Un travail qui favoriserait l’intérêt général si ces mots-là signifiaient vraiment quelque chose… Un travail qui signerait en tout cas le retour de la puissance publique dans un rôle qu’elle a délégué depuis belle lurette aux entreprises et singulièrement aux multinationales : la création d’emplois.

Qui plus est, il s’agit là d’un bouleversement porté par et avec les personnes les moins nanties et les plus éloignées non seulement de l’emploi mais aussi du regard. Que ces surnuméraires qui vivent physiquement, moralement et financièrement les impacts des situations sociales et climatiques au quotidien soient aussi celles et ceux par qui revient la question du lien social et de l’avenir commun est peut-être à ce point déroutant que l’on préfère, en dernière analyse, punir, contrôler et humilier. Parce que l’envers des TZCLD, c’est cela : c’est la mise au travail obligatoire, la réduction des allocations, la stigmatisation sociale. De tels simplismes fonctionnent malheureusement mieux dans une population rendue fragilisée et anxieuse que l’idée qu’il faudra de l’audace collective pour basculer le moins durement possible dans un monde incertain.

Car l’impermanence ne doit bien sûr pas amener à plus de détricotage comme le pensent la droite et l’extrême droite, mais à plus de maillages. Ces mailles doivent devenir de plus en plus fines et plus serrées et il va falloir en effet tenir son aiguille droite. C’est cela en définitive, les Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée : une interrogation capitale sur la validité du ticket démocratique.