par Jean-Luc Manise
L’humain d’abord! C’est la campagne 2024 de Lire et Ecrire. Le mouvement s’est très vite impliqué dans la question de l’articulation du numérique avec son métier de base, l’alphabétisation, en faisant remonter les retours de ses apprenants et instruisant un certain nombre de dossiers. En 2020, sa première camagne sur les oubliés du numérique s’appelle Rosa. Aujourd’hui, Lire & Ecrire porte une lettre ouverte pour geler la progression de la numérisation des services essentiels à l’échelle europénne. Sylvie Pinchart, directrice de Lire et Ecrire Communautaire, s’en explique lors de la matinée de réflexion « Le droit au hors-ligne et l’accès au numérique » organisée à Namur le 7 novembre dernier par les Equipes Populaires.
Partir du terrain
« Avec la crise Covid et l’accélération foudroyante de la numérisation qui est allé de paire, on a dû redéfinir nos invariants de l’éducation et de l’alphabétisation populaires. Notre première action publique, la campagne Rosa, dénonce et met en évidence toute une série de situations provoquées par la numérisation des services qui sont autant d’impasses pour les personnes mal à l’aise avec le numérique. Je pense qu’on a eu très rapidement une légitimité à porter une parole publique sur la question de la digitalisation des services essentiels, parce qu’on l’a construite à partir de notre terrain d’action. L’origine de tout notre travail, ce sont tous de les constats terrains qui sont remontés et dont on s’est emparé. Ce en veillant toujours à travailler avec les apprenants, sur des questions aussi complexes que le Comité européen des droits sociaux ou l’évolution de la loi antidiscrimination. C’est une exigence de l’éducation permanente. Cela prend du temps et de l’énergie mais c’est une question d’éthique. »
Réseau des EPN de Bruxelles: à peine 10 équivalents temps plein
« Au fur et à mesure de nos actions, de ce qu’on est et de ce qu’on défend, on a construit progressivement un positionnement politique qu’on a essayé de baliser. Le premier piège qu’on a évité, c’est de se laisser enfermer dans la question de l’inclusion numérique. On nous demandait notre avis: que faut-il faire pour qu’il y ait une inclusion numérique? On doit remettre des perspectives. D’un côté, on digitalise tout et puis après, on nous demande ce que l’on peut faire pour l’inclusion numérique! A Bruxelles, on a calculé que le réseau des EPN compte 10 équivalents temps plein stable. C’est une goutte d’eau par rapport au train de la digitalisation. La question du pour ou contre le numérique n’est pas celle que les gens se posent de prime à bord! »
Positionnement politique
« Alors notre positionnement politique à ce jour, il serait quoi ? On a deux impératifs en ce qui concernent les services économiques d’intérêt général qu’ils soient privés, publics, marchands ou non marchands. Il faut garantir un accès direct humain, sans pénalité, sans surcoût, les tarifs préférentiels et investir dans l’accessibilité du numérique et au numérique. Donc ce n’est pas juste les gens qui doivent s’adapter à des programmes plus ou moins traficotés parce que maintenant les tests de programmes, ce sont les utilisateurs qui les font. Pour nous la simplification des procédures administratives doit se faire au bénéfice des usagers, pas au bénéfice des administrations. Quand on communique avec l’État sous forme numérique, il faut que ce soit sous une base volontaire, explicite et réversible. Il faut fixer et soutenir, voire imposer, je pense, des normes d’accessibilité numérique et de langage. »
Interpellation du Comité européen des droits sociaux
« Par contre, c’est intéressant de discuter avec ceux qui réfléchissent à ces questions-là aussi. De ces échanges ont débouché, à l’interérieur de Lire et Ecrie, toute une série de débats qu’on a réussi plus à moins à instruire. C’est-à-dire se mettre autour d’une table et réfléchir, les analyser et se trouver, se reconcerter sur une ligne de conduite. A tous les niveaux, politique, pédagogique et méthodologique. Cela a également débouché sur de nombreux partenariats, dont celui conduit avec l’Unia et le centre interfédéral de lutte contre la pauvreté. : nous avons été associés en amont de cette initiative qui est maintenant dans les mains d Unia et du Service interfédéral de lutte contre pauvreté » Au départ d’une demande de l’asbl Lire et Ecrire, Unia a ainsi analysé les bouleversements en cours au regard de la législation anti-discrimination et publié un avis sur ce phénomène en collaboration avec le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale.
Un parcours du combattant
Pour les deux organisations, le cadre légal doit être amélioré. «Faire ses opérations bancaires ou prendre rendez-vous chez le médecin par internet, acheter un billet de train sur une borne digitale, demander un document à la commune, reconnaître un enfant, poser sa candidature en ligne, payer dans un magasin avec son téléphone, une application bancaire ou même avec une simple carte de banque… Pour beaucoup de personnes en situation de vulnérabilité, ces gestes de tous les jours qui peuvent paraitre anodins représentent souvent un véritable parcours du combattant ou sont impossibles car elles ne disposent pas d’un accès à internet ou du matériel numérique nécessaire.
Les publics fragilisés en plus grande difficulté
L’analyse faite par Unia et le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale révèle que les premières victimes de ces bouleversements sont les personnes défavorisées sur le plan socio-économique (niveau de revenus) et culturel (niveau du diplôme), notamment les personnes en difficulté avec la lecture et l’écriture, mais aussi les personnes âgées ou en situation de handicap. «Depuis 2019, Unia n’a reçu qu’une centaine de signalements en lien avec la « fracture numérique ». Les victimes n’identifient sans doute pas la situation comme discriminatoire car elles ne connaissent pas (ou peu) cette notion, ou ne savent peut-être pas qu’Unia peut les aider. «
Recommandations
Conscient de ces difficultés et du faible taux de rapportage, Unia a formulé plusieurs recommandations pour alerter sur la discrimination potentielle de certains groupes parmi les plus fragilisés. “A une époque où acteurs publics et privés semblent avancer librement dans la conception de leurs outils et procédures numériques, Unia plaide pour une amélioration du cadre légal en procédant à l’uniformisation des législations anti-discrimination belges. Nous demandons notamment l’insertion du critère de la « condition sociale » dans ces législations, afin de protéger des personnes particulièrement vulnérables. “ explique Patrick Charlier, directeur d’Unia. “ La digitalisation de notre société est un processus irrémédiable qui peut être bénéfique pour autant qu’il soit clairement balisé et que des correctifs soient prévus pour compenser ses éventuels effets négatifs sur certains publics moins armés”.
Aucune démarche exclusivement numérique
Unia et le Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale demandent notamment de garantir légalement, sans surcoût, les différentes modalités d’accès aux services publics et privés et, de manière plus large, à l’ensemble des services d’intérêt général pour qu’aucune démarche ne soit exclusivement numérique. Il est aussi important de faciliter la mise à disposition d’outils numériques, l’accès à internet et le soutien à l’acquisition des compétences digitales pour les publics les plus précaires. Au final, un dispositif qui conviendra aux groupes les plus vulnérables de notre société conviendra à l’ensemble de la société.
Pour les deux organisations, la précarité et l’exclusion sociale demandent notamment de garantir légalement, sans surcoût, les différentes modalités d’accès aux services publics et privés et, de manière plus large, à l’ensemble des services d’intérêt général pour qu’aucune démarche ne soit exclusivement numérique. Il est aussi important de faciliter la mise à disposition d’outils numériques, l’accès à internet et le soutien à l’acquisition des compétences digitales pour les publics les plus précaires. Au final, un dispositif qui conviendra aux groupes les plus vulnérables de notre société conviendra à l’ensemble de la société.
Un moratoire pour geler la progression de la numérisation des services essentiels à l’échelle europénne
Syvie Pinchart : « Nous portons également avec différentes associations et personnalités de la vie civile une lettre ouverte adressée à la Commission européenne, au Conseil de l’UE et au Parlement européen. Nous sommes conscients d’aller à contrecourant d’une tendance aujourd’hui considérée comme inéluctable, mais il nous semble urgent d’agir. Dans cet esprit, nous réclamons l’adoption d’un moratoire qui gèlerait la progression de la numérisation des services essentiels à l’échelle européenne. Nous réclamons l’adoption d’un moratoire pour rétablir l’accessibilité de tous les services essentiels et garantir le maintien de canaux non numériques d’interactions entre les citoyens et ces services. Ces canaux non numériques devraient être de qualité, disponibles en suffisance, et ne pas impliquer de surcoût pour les usagers. »