Dans la mesure où elle se met au service d’une lecture critique de l’environnement et des capacités d’action que cela induit, la formation avec ses pratiques et ses méthodes, doit, si elle veut préserver sa pertinence (et son impertinence) sans cesse se renouveler.
Ce renouvellement se nourrit de la rencontre avec d’autres méthodes, d’autres pratiques, d’autres secteurs. En d’autres termes, la formation, pour être une dynamique adaptée aux spécificités des acteurs qu’elle côtoie, doit s’exposer, se comparer, s’interpeller, se réfléchir. Les études et analyses propres à cette rubrique ont pour objectif d’alimenter cette réflexion, de permettre la diffusion de méthodes nouvelles ou d’outils innovants, de questionner les modèles éprouvés, de soulever les tensions et les contradictions inter/intra sectorielles, de redire les missions et les valeurs essentielles.
Suzanne, au détour d’une conversation avec une amie, découvre l’existence de la formation « Holocauste, Police et Droits Humains » organisée et animée conjointement par l’Académie nationale de police, Unia et la Kazerne Dossin pour les membres de la police intégrée. Cette formation atypique s’articule autour d’une formation d’accompagnateurs ouverte à tous membres de la police qui, à leur tour, dispenseront une journée de sensibilisation à leurs pairs.
Plus de 10.000 participants ont suivi cette journée de sensibilisation : des membres du personnel désireux d’en connaître davantage sur le sujet, des agents contraints d’aller en formation suite à un comportement inadmissible dans leur chef ou dans le chef d’un de leurs collègues. Elle s’adresse autant au cadre opérationnel qu’au cadre administratif et logistique. Celle-ci est animée par des membres de la police intégrée formés comme accompagnateur.
Cette formation d’accompagnateurs, quant à elle, est d’une durée de 5 jours avec 2 journées de suivi 2 fois par an et vise, entre autres, à expliquer les mécanismes qui conduisent une personne ordinaire à commettre les actes les plus abominables tels que ceux pratiqués lors de génocides. Les policiers sont, ainsi, invités à réfléchir aux marges de manœuvre dont ils disposent pour résister face à la violence institutionnelle ou individuelle. Par ailleurs, ils explorent les manières de sortir des dilemmes éthiques provoqués par certaines situations.
Suzanne est surprise par ce que lui raconte son amie : former à l’interrogation éthique et au courage moral, s’interroger sur ses propres réactions face au comportement inapproprié d’un collègue ou à un ordre non conforme à ses valeurs, pourquoi une formation telle que celle-là aujourd’hui ? Elle a le sentiment qu’il y a des proximités dans l’intention et l’approche avec ses propres pratiques de formation. Que pourrait-elle en apprendre ? Elle décide de rencontrer l’équipe de formation.
En février 2020, à l’académie nationale de police, à Etterbeek, elle rencontre donc la coordinatrice du projet Ellen Van den Broeck , commissaire de police détachée de la zone de police de Mechelen-Willebroek à la Kazerne Dossin; Claire de Reuck, formatrice et accompagnatrice au sein d’Unia, et Alain Simon, policier, inspecteur principal, formateur depuis 30 ans à l’Académie nationale de police ; tous les trois sont par ailleurs membres du comité de pilotage de cette formation qui se déroule dans les bâtiment de la Kazerne Dossin.
Depuis fin 2012, ce lieu est à la fois un mémorial, un musée sur l’Holocauste et les Droits Humains et un centre de documentation. « C’est un musée inscrit fondamentalement dans un projet éducatif sociétal où la citoyenneté, la résistance démocratique et la défense des libertés fondamentales individuelles sont au centre… » a rappelé le conseil d’administration début mars 2020. La visite de ce lieu participe du travail de questionnement.
La formation, quant à elle, existe depuis 2014 sur base d’un constat : « Le rôle, les dilemmes éthiques, les stratégies des différentes polices communales ou de la gendarmerie pendant la seconde guerre mondiale peuvent nous aider à questionner les pratiques actuelles » diront-ils lors de cette rencontre. Ils inviteront Suzanne à suivre une journée de sensibilisation. Elle passera cette journée animée par Alain pour un groupe d’agents de sécurisation.
Cette fonction a été créée dans la foulée des attentats pour permettre aux militaires de reprendre leurs fonctions premières. Ce sont des policiers chargés en outre de sécuriser les sites nucléaires, les institutions nationales, internationales et européennes tels que l’OTAN ou d’assurer le transfert des détenus. Ces agents sont sélectionnés sur base des compétences, de l’implication, de l’engagement, de la persévérance, de l’autonomie, de la vigilance et de l’intégrité.
Marine Bugnot et l’équipe pédagogique du BAGIC au sein du CESEP
L’équipe pédagogique du BAGIC1 n’est généralement pas avare de réflexions et remises en question de ses pratiques. La crise sanitaire démarrée au mois de mars n’a pas ralenti cette dynamique, loin de là. Après le coup de massue de l’annonce du confinement et le temps nécessaire pour prendre conscience de la situation et de sa probable durabilité, l’équipe s’est saisie de l’occasion pour entamer une réflexion profonde sur sa conception de la formation d’adultes en éducation permanente. Puisque ce type de situation risque de se reproduire, l’anticipation est de mise pour maintenir la qualité de la proposition pédagogique faite à nos stagiaires. Dans une période d’incertitude qui chamboule nos pratiques, à quels principes essentiels ne voulons-nous pas renoncer ? Récit d’une expérience particulière, entre considérations pratiques et questionnements de formatrices sur leur métier.
Un temps de gestion de l’immédiat a d’abord été nécessaire et des questions pressantes ont du être tranchées : que faire de nos séances déjà prévues et des échéances annoncées de longue date aux stagiaires et intervenants extérieurs ? Comment accompagner les stagiaires dans leur projet de formation alors que leur situation individuelle devenait si différente ? Comment construire un modèle d’accompagnement équitable ? Comment garantir notre modèle collectif ? Devions-nous proposer un contenu à distance au risque de ne pas avoir tous les stagiaires disponibles ? Et où était l’urgence au fond ? Et si nous nous autorisions à modifier le calendrier ? Auquel cas, n’y avait-il pas un risque à ce que des stagiaires ne puissent pas poursuivre la formation au-delà de la date initialement prévue ?
Former à distance, c’est rencontrer des contextes de vie très (trop?) différents
Au gré des annonces officielles et après discussion collective, l’équipe a choisi de suspendre la formation, d’abord jusque mai, puis juin et enfin septembre, en misant sur un retour en présentiel à la rentrée. En parallèle, nous avons échangé au sein de la Plateforme BAGIC2 avec les autres opérateurs et avons constaté que nous ne rencontrions pas tous les mêmes difficultés, chaque formation ayant ses spécificités et ses propres réalités. Il a été décidé que chaque opérateur adapterait les moyens à mettre en œuvre pour maintenir les exigences communes quant aux objectifs que nous partageons. De notre côté, nous avons décidé de ne pas proposer de contenu à distance, pour ne léser aucun stagiaire. Nous avons pu constater à quel point nombre d’entre eux n’étaient plus dans les conditions minimales pour suivre la formation, même à distance et même sur un temps plus limité. Certains de nos stagiaires font partie des travailleurs qui ont dû gérer la crise sanitaire et ses conséquences. D’autres ont dû poursuivre leur travail de la maison tout en s’occupant de leur famille. Sans oublier ceux dont les conditions de vie matérielle ne permettent pas de suivre sereinement une formation au départ de leur maison. Très peu de stagiaires étaient en mesure de participer pleinement. Deux principes ont donc guidé nos choix : l’égalité d’accès et de participation de chacun à la formation, et la solidarité avec ceux qui se trouvaient dans l’incapacité de participer. Maintenir vaille que vaille la formation soulevait deux risques : perdre en qualité de contenu car les formatrices n’étaient pas outillées pour télé-former dans un laps de temps si court et perdre des stagiaires non disponibles. Nous avons dû également tenir compte de nos réalités de vie personnelles, n’ayant pas été épargnées par les contraintes nées du confinement : « Si je vis dans un appartement de 50 m² avec un enfant de sept ans dans la même pièce, comment je fais pour donner formation ? ». Nous avons donc décidé de reporter les échéances des attendus de la formation de quelques mois en espérant pouvoir maintenir le programme, quitte à anticiper des temps de formation à distance, ceux-là choisis, préparés et concertés avec les stagiaires en cas d’un retour du confinement.
Quand le collectif est au cœur du moteur de la formation…
Quand le lien fait sens
Nous avions également à cœur d’éviter l’écueil du suivi exclusivement individuel. Nous ne voulions pas prendre le risque de perdre la dimension collective de la formation, choix pédagogique fondamental qui postule que, ensemble, nous sommes plus capables de comprendre notre réalité que tout seul. Par la confrontation des idées et des savoirs de chacun, le groupe se fabrique au fil de la formation ses propres références, son propre cadre de compréhension et d’analyse de la société. Pendant deux ans, grâce au cadre pédagogique que nous leur proposons, les stagiaires expérimentent des processus collectifs propres à la méthodologie de l’éducation permanente et construisent une communauté de pratiques qui va les accompagner bien au-delà de la formation.
Ainsi, une formation en éducation permanente s’appuie nécessairement sur le collectif et particulièrement sur un collectif solidaire conscient de l’interdépendance du lien humain. Le lien social est une nécessité humaine, un besoin fondamental sans lequel nous ne saurions vivre. Evidence que de nombreuses personnes ont expérimentée durant ces mois de confinement, bien souvent aux dépens de leur équilibre psychique. Sans être seulement une nécessité pour la survie du genre humain, il y a aussi et surtout le plaisir d’être ensemble, de partager, de se relier à un autre ou un groupe, à un commun, résolument positif et joyeux. Se stimuler, s’encourager, se soutenir, se mettre au service du groupe, se confronter au regard critique mais bienveillant de l’autre. C’est aussi cela que nous vivons en formation. Dès lors, comment nourrir le sentiment de groupe quand celui-ci est dispersé, quand chacun est derrière son écran ? Cette période nous invite à revoir nos manières d’être ensemble, d’apprendre ensemble. La mise en présence ne suffit certes pas à elle seule à créer un sentiment de groupe, un collectif à proprement parler. Mais on peut se demander si elle n’est pas une des conditions nécessaires voire indispensables pour créer un commun. L’éducation permanente peut-elle se passer de la rencontre ? Bien sûr que non ! Et se pose alors la question : la rencontre virtuelle est-elle suffisante pour nourrir et construire un collectif qui s’inscrit dans la durée ?
Accompagner un groupe en formation sans le « sentir » en train d’apprendre
Former, c’est créer du lien avec un groupe. Comme le dit une collègue : « Mon principal outil de travail, c’est la relation ». C’est toute la subtilité d’un métier qui demande des compétences relationnelles et de gestion de groupe : l’empathie, la bienveillance, l’écoute mais aussi savoir maintenir un cadre sans rigidifier, savoir mettre en place les conditions pour que le groupe se construise un savoir-en-commun sans imposer ses opinions personnelles, savoir créer un espace dans lequel les stagiaires se sentent à l’aise pour exprimer, expérimenter et faire leur place dans le groupe, être attentif à la dynamique interne au groupe. Du côté du participant, ce processus demande à chacun la capacité d’accueillir « l’autre en soi »3 et donc, de la disponibilité et de la confiance. Pour mettre ces conditions en place, en cours de séance, le formateur s’appuie sur des « microtraces d’hospitalité »4, une multitude de gestes, d’attitudes verbales et non verbales qui contribuent à nourrir le lien avec le groupe. Le regard, les intonations de la voix, la façon de se mouvoir dans l’espace de la salle de formation, ces éléments qui relèvent du subtil disparaissent ou sont tout au moins considérablement modifiés dans une télé-formation. Comment « sentir » le groupe, comment l’accrocher par écrans interposés ? Dans la mesure où les savoirs à construire se basent sur nos expériences concrètes, et demandent donc une certaine authenticité dans la relation, la convivialité joue un rôle important dans cette dynamique. Comment créer de la convivialité à distance, quand on ne se voit qu’à travers un objet froid ? De plus, lorsque l’on suit une formation en présentiel, il est impossible de maintenir son attention intacte durant toute une journée. On a toujours besoin d’une respiration, que ce soit gribouiller sur un coin de feuille ou regarder par la fenêtre. Ces moments de respiration sont nécessaires et inévitables. En formant à distance, comment tenir compte de ces moments de respiration et favoriser une attention à plus long terme et un confort indispensable pour les stagiaires ?
Suspendre le temps, regarder loin devant
La formation BAGIC propose à celles et ceux qui la vivent un cadre de réflexion et des outils concrets pour (re)créer les conditions propices au développement de leur propre pouvoir d’agir. La question se pose également pour nous, en tant que professionnelles de la formation : comment remettre du choix, comment ranimer notre capacité à prendre des initiatives, dans un moment qui bouscule et oblige à réagir plus qu’à agir. Un début de réponse pourrait être dans la décision de prendre le temps, de stopper la machine pour se poser et tenter de voir à plus long terme. S’autoriser à se saisir de la contrainte du confinement et à en faire une opportunité pour expérimenter et créer autre chose. Pas dans la réaction à l’urgence mais bien dans une action qui s’inscrit dans un temps long, qui pose des jalons pour imaginer d’autres manières de faire, une action porteuse de sens pour nos stagiaires et pour nous. Il nous semble qu’être formateur en temps de crise, c’est sortir de l’immédiateté et créer les conditions d’un temps suspendu et pris, c’est-à-dire un temps que l’on a saisi, dont on est maître et non plus l’inverse. Un temps qu’on habite au lieu de le contrôler, un temps qu’on éprouve avant de le penser.
Comme bon nombre de personnes, nous avons intégré le fait que nous ne sommes pas, en période de crise, des travailleuses « essentielles ». Nous ne soignons pas, nous ne protégeons pas, nous ne nourrissons pas. Mais pour autant, nous ne devons pas laisser la crise nous priver de la certitude de l’utilité de notre travail. En donnant des clés de lecture de la société, en ouvrant un espace de réflexion politique, en outillant des porteurs de projet, nous permettons à des gens de se tenir debout, de (re)prendre confiance dans leurs capacités à être acteurs de changement. Ils peuvent réaliser leur propre légitimité dans un secteur trop peu reconnu. « Traiter le social par le social permet de subsister ; traiter le social par le culturel permet d’exister. »5
Et maintenant ?
Pour nous, il va s’agir d’adapter nos pratiques de formation et d’imaginer de nouvelles manières de faire qui préserveront l’essentiel : croire indéfectiblement en l’intelligence du groupe ; maintenir la dimension collective comme élément pédagogique incontournable ; veiller à la convivialité pour permettre des échanges authentiques ; faire valoir la nécessité du temps long, qu’il s’agisse de la formation mais plus généralement des projets en éducation permanente ; maintenir coûte que coûte l’usage d’outils qui favorisent une analyse critique de la société et la rencontre d’intervenants pertinents ; développer la dimension politique de la formation par et pour la confrontation des idées.
Nous sommes donc à un moment charnière où la nécessité d’inventer une société différente se fait cruellement ressentir, ce qui de notre sens, ne pourra venir que de pratiques et de manières différentes d’être ensemble. Apprendre ensemble est une des composantes de la vie qu’il va nous falloir également réinventer.
Par Véronique Cantineau et Sophie Acquisto, en complicité avec Myriam Claessens, Isabelle Hayez, Stéphane Moussiaux et l’équipe ISP.
Former en période de confinement ? Ce sont de multiples ajustements !
Par Véronique Cantineau et Sophie Acquisto, en complicité avec Myriam Claessens, Isabelle Hayez, Stéphane Moussiaux et l’équipe ISP.
Nous travaillons dans le secteur de l’insertion professionnelle wallonne. Notre équipe est composée de 18 formateurs, accompagnants et administratifs. 18 manières uniques de faire face au confinement avec des solutions cohérentes et variées afin que la majorité des personnes inscrites en formation puisse trouver chaussure à son pied. Cette situation exceptionnelle fut une source de défis pour tous, mais aussi de doutes et de craintes pour certains.
Le texte ci-dessous est issu de témoignages de terrain : des échanges de courriels, des rencontres, des conversations dans le couloir etc. Il reflète d’une façon « brute » tous les ajustements que notre équipe a réalisés durant le confinement.
Un ajustement institutionnel
Nous avons trouvé un accord avec le Forem pour que les stagiaires soient pris en compte dans leur réalité et sécurisés financièrement.
Le Forem et les organismes de paiement ont réagi très rapidement pour ajuster les procédures : envoi de documents numériques, assouplissement des délais, courriers spontanés d’information.
Néanmoins, plusieurs aspects contraignants sont apparus lors de cet ajustement, dont l’augmentation des démarches administratives : nouvelles procédures, attestation de cours à distance à signer, signature à scanner, tout envoyer par mail, des cases à remplir, des codes à encoder, des comptes à rendre, attester sur l’honneur…
C’est pourquoi nous nous offusquons quand quelqu’un nous demande comment s’organise la reprise parce qu’en réalité, nous n’avons pas arrêté !! Au côté de ces nouvelles contraintes administratives, les formateurs ont dû retravailler leurs cours… du temps important non pris en compte dans le comptage des heures.
Si les autorités subsidiantes ont immunisé de manière soutenante les heures de formation non réalisées pendant le confinement, il serait dommage de croire que c’est un cadeau que la Région wallonne offre aux centres ! Ces retours financiers assurent la viabilité des projets mais sont-elles des reconnaissances de ces tâches invisibles ?
Un ajustement de l’équilibre entre le soi et l’autre
L’équipe a dû s’adapter à cette crise sanitaire. Nous avons, par exemple, téléphoné à tous les participants, une soixantaine, pour prendre de leurs nouvelles alors que généralement ceux-ci viennent volontairement en entretien d’accompagnement. Nous avons également enregistré certains de nos modules en vidéo afin de tenter de les rendre plus réaliste et plus chaleureux que sur papier. A ce sujet, nous constaterons dans le paragraphe suivant que l’ajustement pédagogique n’a pas été simple à réaliser.
Ces adaptations ont été perçues positivement par la majorité des candidats. Nous avons reçu de la gratitude pour tout ce qui a été mis en place, ainsi que des suggestions pour l’avenir. Du côté de l’équipe, il était également agréable de constater la création de groupe d’échanges sur WhatsApp et se réjouir d’une belle solidarité entre les stagiaires.
Cependant tout n’a pas été si agréable. L’équipe a vécu des moments moins réjouissants parfois éprouvants voir même violents. Ces moments ont été ressentis de façon différente par chacun et chacune :
Ce confinement a mis en lumière un aspect important de notre métier de formateur : l’aspect psychosocial. En effet, pour bon nombre de participants, « se déplacer » en formation est une démarche salutaire pour retrouver un contact social ou parfois être juste en sécurité le temps d’une journée. De plus, se confronter au regard des autres, vérifier qu’on est capable d’appréhender de la nouvelle matière, (re)découvrir l’entraide, augmenter sa confiance en soi, etc. sont essentiels, et ceci nécessite un travail avec le groupe en présence et non virtuellement.
Des ajustements de conception pédagogique
Donner des formations à distance implique un changement en profondeur de la pédagogie et un questionnement sur les pratiques pédagogiques en général.
Nous avons individualisé le travail, en partant de là où le stagiaire se situe, et en s’adaptant à chacun… Individualiser les cours en les envoyant par mail selon les besoins des stagiaires, c’est intéressant. Mais on perd le principe collectif où chacun partage ce qu’il sait déjà. En groupe, le formateur suscite les échanges, met en place un processus de collaboration. En formation à distance individualisée, ce que le stagiaire sait déjà est utilisé comme fondation pour construire le contenu nouveau mais il n’est pas partagé avec les autres personnes du groupe. On change donc fondamentalement d’option pédagogique. Ceci demande une énergie beaucoup plus intense qu’en présentiel ! Oui ! En présentiel il faut parfois « porter le groupe » mais les participants interagissent, participent et ceci rend la formation plus dynamique. Nous nous sommes sentis impuissants car certains stagiaires ne savent pas travailler seuls et le disent explicitement. Quelques-uns ne donnent aucune suite à nos propositions sans que nous en connaissions la raison. D’autres ne sont pas prêts à « apprendre à apprendre ». En groupe, ils y seraient peut-être parvenus. Mais, à distance, nous n’avons pas de prise pour les aider. C’est en effet frustrant de ne pas pouvoir donner le petit coup de pouce qui « relance la machine » car nous ne voyons pas les réactions en direct, les sourires, le froncement des sourcils, les chuchotements, les langues qui dépassent, etc, tous ces indices qui font comprendre qu’ils rencontrent « un stuut ». Conclusion : Un fossé de plus en plus grand se creuse entre les stagiaires.
Une deuxième observation importante constatée durant ce confinement a été : la fracture numérique. Celle-ci est de plus en plus criante. Un ordinateur avec des logiciels récents représente un coût élevé pour les demandeurs d’emploi. Nous avons donc prêté des PC à plusieurs d’entre eux. Pour ce faire, nous avons installé et avons exploré des dizaines de solutions techniques : Google Classroom, Zoom, Skype, Jitsi, pour apprendre ensuite qu’ils ne se valent pas : libres ou « vendus », stable ou pas fiable, … Parvenir à trouver le moyen de se contacter en visioconférence avec toutes ces possibilités qui ne fonctionnent pas toujours correctement, appréhender ces nouvelles technologies en même temps que commencer un cours en ligne a mobilisé toutes nos ressources !
En plus d’apprendre à utiliser ces nouvelles technologies, nous avons effectué une révision importante des documents donnés en formation. Certains formateurs les ont restructurés, d’autres formateurs ont dû créer des notes de cours écrites, qu’ils ne partagent habituellement que de façon orale avec les stagiaires. Ce travail fut laborieux : rédiger des lignes et des lignes de consignes d’exercice plus détaillées, procéder par essai et erreur, répondre à chaque question par écrit, encourager par écrit, féliciter par écrit, donner un retour par écrit, soutenir par écrit. De plus, chaque membre de l’équipe a dû tenir des comptes d’apothicaire : qui a fait quel exercice ? cet exercice devait durer combien de temps ? pour ensuite les envoyer au Forem.
Lors des modules donnés en présentiel, nous nous axons sur les apprentissages. En confinement, notre métier a été de donner du temps à l’aspect psychosocial ! Cet aspect est, d’habitude, moins visible, il est non quantifiable, non reconnu et pourtant ce fut une nécessité sociale de le prendre en compte ! On peut affirmer que la distance a rendu visible l’invisible. En effet, la précarité de plusieurs stagiaires nous est apparue en pleine face et ceci a dû être géré par l’ensemble de l’équipe !
Des ajustements des conditions de travail et avec soi-même
Pour certains, réaliser le confinement seul et sans aide extérieure, a renforcé leur estime de soi. Travailler en équipe a du bon mais travailler seul est ressourçant aussi ! (Re)trouver son potentiel en organisant son temps de travail et en réalisant des tâches seul, leur a été bénéfique ! Pour d’autres, vivre ce confinement, dans la solitude, c’est aussi se sentir éloigné, avec un manque criant de conversations, de contacts. C’est perdre ses repères temporels et être très, trop, disponible pour les stagiaires. En effet, certains stagiaires travaillaient pour le Cesep le soir (seul moment sans les enfants, sans le conjoint qui doit lui aussi disposer de l’ordinateur en journée), de ce fait certains formateurs répondaient le soir, d’autres pas. Chacun a dû gérer à sa façon son temps de travail en prenant en compte toutes les contraintes du foyer. Certains ont dû aménager un poste de travail chez soi, travailler sur la table du salon, sur un siège non adapté, pas confortable pour le dos, s’occuper des enfants, superviser le travail scolaire des plus grands, gérer 1.000 choses de la vie courante, etc.
Cependant, à l’instar des stagiaires, l’équipe a aussi constaté un meilleur équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle : moins de trajets, moins de devoirs, moins de contraintes pour les enfants et pour les parents, …
Comment va évoluer notre fonction ? notre métier ? Une nouvelle ère arrive.
Dans les semaines (mois ?) à venir il nous faudra sans doute repenser la manière d’organiser nos formations, intégrer des médias, plus froids, dans nos procédures d’apprentissage, et installer néanmoins une chaleur humaine et une humanité toujours saluée par nos stagiaires dans nos formations. Paradoxalement, donner cours en étant masqué nous prive aussi d’une partie non négligeable de notre communication : le non verbal.
Alors qu’on mesure l’importance des liens avec les autres, on risque de devoir s’éloigner pour les apprentissages. Se serrer mieux les coudes en gardant la distanciation physique ! Ça c’est fameux !
Ce confinement a montré de manière flagrante : la nécessité d’évaluer la pertinence de nos formations autrement que par les heures. La dimension quantitative est prise en compte mais le confinement a rendu visible une partie non évaluable en chiffre, cette partie qui renvoie à l’humain, une nécessité liée à la dimension sociale de notre métier ! Celle-ci doit être prise en compte !
Par Claire Frédéric, Dominique Godet, Bruno Goosse et Marie-Catherine Vanderick
Chère Claire,
Voici ce qui nous fait nous lever le matin, nous à L’Atelier (ndr : l’atelier est un Centre d’Expression et de Créativité)
Pour une large part, la culture est un jeu de miroirs, de lente concertation humaine, d’histoires locales ou plus vastes, de mémoires individuelles et collectives, de rêves diversement nourris et racontés, de slogans et de non-dits, qui président plus ou moins consciemment à nos orientations sociétales. Participer à la culture est un droit, au même titre que l’éducation, c’est un grand débat diffus qui peut rendre vivantes, lucides et durables nos démocraties.
Que tous et toutes soient considéré-e-s dans les choix collectifs passe par l’expression de chacun, la visibilité, l’audace d’être, au lieu de l’injonction de plaire pour faire partie du monde. Donner l’occasion d’expérimenter des choix formels, d’exercer sa capacité à agir sur le monde, garantir l’expression libre et organiser l’écoute, est un travail de chaque instant, au cœur de la dignité humaine. Un travail qui parfois dérange, menace. Et pourtant, la démocratie, au-delà de ses représentants temporels, finance l’organisation de cette polyphonie, comme elle organise l’éducation. Faire grandir l’humain est un projet de société, pas la cerise sur le gâteau de la citoyenneté, ou une option futile seulement activée en temps de sérénité. Les travailleurs socio-culturels ne sont pas non plus des donneurs d’os à ronger ; le couvercle sur la casserole pour ne pas qu’elle déborde.
Justement, voici une crise, tout-à-coup des choix urgents à faire, et un gouvernement d’exception qui suspend le droit commun et compense par diverses mesures de soutien, en pointant ainsi ce qui lui paraît essentiel, prioritaire. L’image que cela donne est interpellante pour les associations qui se démènent auprès des personnes. Le travail socio-culturel qui donc en parle ? s’y réfère ? l’encourage dans ses missions ? Médecins, psychologues, experts et décideurs, journalistes, instituteurs, économistes, grands épiciers, artistes aussi, certes ! Mais les travailleurs socio-culturels, qui ne manqueront pas de questionner la pédagogie de cette crise, de documenter ses effets cachés, encourageants ou porteurs de désespérance, ce n’est pas le moment, sans doute ?
En temps de paix donc, mais pas seulement, ce que L’Atelier peut apporter au sein de la population, est un temps autre, au rythme de chacun, de chaque groupe. L’Atelier propose un décalage dans nos considérations, affranchi de tout discours puisque nous travaillons le visuel. Nous accompagnons diverses expressions de soi non-verbales, les traces de parcours et d’expériences humaines, les signes des temps, des âges, de nos géographies et personnalités uniques. Et nous les donnons à voir, nous les proposons à tous comme autant de fragments de notre humanité commune, comme une partie possible de ce que sera demain, comme une rencontre (voir le livret Mélangez-vous p31 à p34)
D’autres crises arrivent … qui passeront. Dans la violence du chacun pour soi ou dans la dignité, selon la somme de nos choix individuels, ou selon nos choix collectifs et éclairés ; ces expressions de soi, mises côte-à-côte sur pied d’égalité, relèvent de l’utopie la plus folle et la plus nécessaire.
Marie-Catherine
La lecture du courrier de Marie-Catherine nous a confortés dans la nécessité d’une part, de soutenir encore et encore les pratiques socioculturelles associatives et d’autre part, d’ouvrir les portes de notre laboratoire d’écritures politiques en images et en textes qu’est le Secouez-vous les idées.
Ce laboratoire est un collectif mouvant et ouvert de formateurs, animateurs, militants, artistes amateurs ou étudiants, infographistes, informaticiens, chef.èffes de projets, coordonnatrices d’équipes, directeurs d’associations. Ils et elles se retrouvent et réfléchissent avec d’autres, créent et inventent des processus d’écritures, résistent et militent ensemble, hors-cadre et hors-temps, en avançant dans l’incertitude tout en s’inscrivant dans la durée.
Pour en rendre compte, nous avons choisi de raconter la fabrication de ce numéro, de la coordination à l’architecture de la revue, en passant par l’accompagnement des textes et des images.
Le tout sur un fond particulier : celui du confinement.
Un mode d’organisation en rhizome
Lorsque nous parlons de notre manière de travailler, ce sont les mots horizontalité, interdépendance, complexité, complémentarité, responsabilités partagées, expérimentations, polyvalence, délégation, compagnonnage, pollinisation croisée qui caractérisent peutêtre le mieux ce que nous entendons par « faire œuvre commune ». Un mode d’organisation où chaque entité se définit dans ce « faire ensemble », où on ne comprend pas toujours comment « ça » fonctionne, où on peut parfois se sentir satellisé.e.s mais où au bout de 9 semaines sort, à chaque fois, une revue.
Les assemblées rédactionnelles
L’assemblée rédactionnelle du laboratoire rassemble une vingtaine de personnes toutes concernées par le Secouez-vous les idées, de l’écriture à l’expédition en passant par la conception et la réalisation.
Ainsi, en janvier 2019, nous avons eu deux assemblées rédactionnelles.
La première a porté sur les pratiques d’écritures expérimentées au sein du Secouez-vous les idées. Parmi les personnes présentes, certaines ont écrit ou participé à des écrits, en tout ou en partie ; d’autres se sont interrogées sur les pratiques d’écritures professionnelles « autres », en images et en textes ; d’autres enfin ont accompagné des imagiers ou des plumes.
Tous ensemble, lors de cette première assemblée rédactionnelle, nous avons analysé les différents types de langages (écrits, images) et leurs différentes natures (fiction, journalistique, images, récit, etc.). Nous avons ensuite exploré comment chacun et chacune avait procédé pour réussir à produire une écriture. Ces échanges sur le comment ont permis d’affiner le travail d’accompagnement des textes et des images.
La seconde assemblée rédactionnelle avait pour objectif de rendre le Secouez- vous les idées plus désirable encore en améliorant son architecture, sa mise en page, ses rubriques. Chaque participant et participante a été invité.e à réagir à deux propositions de maquettes. Merveilleuse occasion de s’initier collectivement à ce qu’est une revue : être attentif à la taille et la fonction du titre, la typographie, la couverture, la manchette, l’accroche, le chapeau en tête d’article, la ligne rédactionnelle et l’architecture, etc.
En avril 2019, cette même assemblée rédactionnelle a été en mesure de définir la programmation de la saison culturelle jusque fin 2020. Une programmation de cinq numéros a été présentée aux lecteurs dans le numéro 119 Exorde.
Le Club de tricoteuses et de tricoteurs
Ces assemblées rédactionnelles sont animées par un collectif de professionnels1 travaillant au CESEP et par des extérieur.e.s, réuni.e.s autour d’une pluralité de compétences et de points de vue. Leur job est d’aménager des conditions et des façons de faire pour permettre à chacun et chacune de s’emparer de l’écriture. À eux de raconter, témoigner de ce qu’ils voient, observent, vivent au quotidien ; de partager une lecture du social.
La volonté de ce collectif d’accompagnement est double. La première, rejoindre ces plumes dans leur quotidien et dans leur écriture. La seconde, explorer ensemble les chemins qui évitent la confiscation de la parole et résistent à la normalisation de l’écriture.
Pour être à la hauteur de nos ambitions, nous constituons des équipes de rédaction pour le dossier Articulations et de la Galerie d’images. Ces équipes de rédaction s’emparent d’une thématique de la programmation. Elles sont différentes à chaque numéro.
Pour développer cette thématique, l’accompagnement de ces équipes s’envisage de manière singulière, propre à chacune d’elles, adaptées aux différentes expériences et contextes d’écriture.
Le travail en atelier est privilégié. L’écriture à plusieurs aussi. Se retrouvent finalement côte à côte des productions écrites par les personnes elles-mêmes et des productions écrites en complicité avec des auteurs qui se mettent au service de collectifs.
Les petits accommodements en période de confinement
L’enjeu a été de tenir le fil d’une écriture à plusieurs, ancrée dans le quotidien de nos métiers et d’aller au plus loin de ce qui était dans les cartons avant le confinement, par respect des personnes interviewées et du travail déjà fourni. Nous avons rassemblé pour ce faire les textes et les images de deux numéros en préparation, « Faire Politique » et « Faire Culture » ; les deux facettes du travail socioculturel.
Les rencontres prévues ont été annulées. Le temps a pris une autre dimension. Distendu, concentré, incertain… Nous avions le sentiment de ne pas en avoir assez ou d’en avoir trop. Nous avons esquissé quatre plans de rédaction. Nous avons par ailleurs décidé d’abandonner la périodicité trimestrielle. Et enfin, au vu du contexte de confinement, pour notre travail d’accompagnement, nous avons privilégié la correspondance, l’écran, le relais et l’état de l’art.
La correspondance
De la mi-mars à la mi-mai, le courriel a pris la forme de longues lettres par lesquelles nous prenions des nouvelles du confinement, une manière de renouer les relations là où elles avaient été interrompues. Nous faisions aussi l’état des lieux des écrits pour esquisser le plan de ce numéro. Enfin, nous aménagions des modes d’organisation de l’écriture les plus confortables pour chacun et chacune, compte tenu des contextes personnels et professionnels.
Ensuite, que ce soit pour les images de la Galerie et du Livret ou certains articles du dossier Articulations, les propos ont été élaborés collectivement dans un échange soutenu de courriels au sein des équipes de rédaction et avec la coordinatrice de la revue.
L’écran
Le télétravail a été le mode d’organisation utilisé jusqu’à la mi-août. Les visio-rencontres régulières ne duraient pas plus de deux heures et portaient sur des points d’infos ou des points d’éclaircissements.
Le retour sur textes et images n’a pu se faire que très partiellement. Pour exemple, le travail d’atelier produit dans la galerie d’images, Habiter le monde, par un groupe d’étudiants de l’Académie royale des BeauxArts de Bruxelles devait nécessiter un développement.
En effet, le thème choisi était « Faire politique ». Ce thème renvoie à l’idée d’une construction beaucoup plus collective, d’être dans un débat contradictoire, d’être en confrontation avec d’autres.
Or, le propre de l’enseignement supérieur artistique est d’accompagner les étudiants dans la construction de leur pratique artistique, le plus souvent en privilégiant leur singularité.
La triangulation par le Secouez-vous les idées est un levier pour articuler singularité et dimension collective. La rencontre une nécessité. Ce travail de co-construction suppose d’écouter au-delà de l’écran, de percevoir ce qui se passe à la périphérie. Outre le débat d’idées, il y a aussi les mimiques, les attitudes, les regards partagés au sein d’un groupe. Nous ne pouvons pas dissocier l’apprentissage de la co-présence.
Le relais
Quant aux textes du dossier Articulations, ils sont issus du contexte inédit de pandémie du Covid19 et de la nécessité de parler des métiers de la formation. Une situation inédite certes mais surtout une exigence des équipes de formation de renouer la relation avec les participant.es et les partenaires, de soutenir des processus longs de formation, de poursuivre des recherchesactions menées depuis de nombreuses années.
Le plus souvent, les textes du dossier Articulations naissent de temps d’ateliers et de rencontres où se fait le travail de retours sur les productions. Pour ce numéro, le choix a été fait de donner le relais à une personne en lien avec le collectif qui écrit. Autant d’expériences différentes qu’il n’y eut de relais ; une proposition de texte martyr nourrie dans le texte par des compléments ou soumise à discussion et réécrite ; un interviewer au service d’une expérience.
L’état de l’art
Ces circonstances particulières ont fait que nous présentons ici un numéro en « l’état de l’art », imparfait, nécessitant pour certaines productions des interviews qui n’ont pas pu avoir lieu, pour d’autres un travail de maturation qui aurait nécessité des rencontres. Mais ces textes et images ont été produits dans des conditions de travail précaires, dans l’incertitude d’un déconfinement tardif, en luttant pour certains contre un sentiment d’inutilité sociale vécu par le silence politique sur ce travail socioculturel associatif.
Enfin, nous avons fait le choix de sortir ce numéro en version papier car ce sont les textes et les images réunis dans un même objet qui font sens. Nous sommes aussi sortis de la périodicité trimestrielle misant sur un déconfinement et le retour des « facteurs » après l’été. Le facteur étant pour nous la personne qui reçoit la revue et qui la fait circuler au sein de son organisation … et en dehors.
Par Eleonore DOCK et Annette REMY
Sale fin d’année pour Suzanne… Du boulot administratif par-dessus la tête ! Mais bon, c’est lundi matin… Et comme tous les lundis matins (oui oui, vraiment tous les lundis matins !), c’est réunion d’équipe.
À l’ordre du jour :
Comme tous les lundis matins, c’est looooong pour Suzanne. Elle ne prend aucun plaisir à participer à ces réunions mais celle-ci est particulièrement pénible… Plutôt que de demander ce qu’on rentrerait bien comme projets pour le prochain appel, et si on demandait aux gens du coin de quoi ont-ils besoin ? Aux entreprises locales, à la recherche de quels profils sont-elles ? S’inscrire sur le terrain, être congruent nous aussi travailleurs du non-marchand.
Du coup, Suzanne écoute à peine et se rappelle le slam improvisé d’une jeune femme lors d’une soirée à laquelle elle a participé quelques jours plus tôt à Liège. Le texte a été nommé à la va-vite « Bancal ». Elle a oublié la totalité du texte mais ces quelques mots lui résonnent encore dans la tête. Elle le griffonne dans son carnet. Son esprit vagabonde. Et si toutes ces réunions pratico-pratiques se transformaient en moment où on remet les bénéficiaires au centre ? Où on s’interroge sur ce qu’on fait ? Où on prend le temps ? Où on tente de ré-insuffler de la vie et du sens ?
Il est 9 heures pétantes
J’arrive au boulot pimpante
Je pousse la porte
L’estomac en pelote
Mon chef est pas là
Encore une fois
Je souris
Je veux pas devenir aigrie
On m’avait pas dit que travailler pouvait abîmer
On m’avait pas dit que travailler pouvait abîmer
Pourtant on m’avait dit que le secteur non-marchand était différent
Qu’il était valorisant
Et j’y ai cru longtemps
Travailler avec engagement
L’humain comme moteur permanent
Permettre à chacun de devenir congruent
Ne pas perdre mon temps
Changer la société lentement mais sûrement
On m’avait pas dit que travailler pouvait égratigner
On m’avait pas dit que travailler pouvait égratigner
Appels à projet, rapports d’activités, retours sur action
Vocabulaire qui tourne en rond
Dans ma tête
Je m’entête
Animatrice, formatrice, coordinatrice, facilitatrice, organisatrice, médiatrice
Postures destructrices
Mais toujours je souris
Je veux pas devenir aigrie
On m’avait pas dit que travailler pouvait blesser
On m’avait pas dit que travailler pouvait blesser
Les bénéficiaires
Amour-haine
Conscience professionnelle
Empathie naturelle
Comment leur dire non ?
Alors que je suis parfois leur seule option…
Détenus, femmes battues, chômeurs, « pauvres », jeunes en décrochage
Pas un public que j’ai pas tenté de remettre à l’ouvrage
On m’avait pas dit que travailler pouvait entailler
On m’avait pas dit que travailler pouvait entailler
Au final
Bancal
10 ans que je serre les dents
10 ans de mêmes dysfonctionnements
10 ans d’hiérarchie à l’avenant
10 ans de budgets toujours un peu plus rognés
10 ans de qualité pédagogique toujours un peu plus sacrifiée
10 ans que je suis fatiguée
Mon CV
Dans une case
Enfermé
Je suis naze
Au début simple éraflure
Devenue aujourd’hui, brûlure, usure
Usure du corps et de l’esprit
Mais toujours je souris
Je veux pas devenir aigrie
Suzanne ne veut pas vieillir aigrie. Elle se met à rêver d’un espace où elle pourrait penser son travail. Elle dresse la liste de ce dont elle aurait besoin pour en faire une analyse critique.
Un temps d’arrêt pour une analyse critique des pratiques professionnelles
De quel(s)espace(s) est-ce que je dispose pour penser mon travail. De quoi ai-je besoin pour cela ?
Suzanne prend le temps d’énumérer, très spontanément, ce qui permettrait une analyse critique de ses pratiques professionnelles :
– un collectif : j’ai besoin d’ accueillir, d’écouter, de me confronter à d’autres pratiques, d’autres manières de faire, d’autres éclairages sur la réalité de mon travail
– des repères éthiques : Pour quoi fait-on ce travail ? Dans quel but ? Et à quel moment, suis-je à côté de la plaque ? A quel moment, compte-tenu des moyens qu’on me donne, je ne peux plus le réaliser ? A quoi je dis stop pour mieux dire oui ?
– un espace-temps : un rendez-vous, un moment où je me mets en projet d’ouvrir ma pensée à l’autre, où je sors de la maîtrise, et où je cherche avec d’autres ce qui fait sens.
Il s’agirait donc d’un collectif qui échangerait sur des situations vécues sur le terrain et qui, par leur complexité, nécessitent un temps d’arrêt. Cet espace-temps vient en soutien à l’action. Il s’agit de ne pas rester seul.e face à un problème de terrain bien souvent complexe. Ce collectif mènerait collectivement une interrogation éthique afin de construire ensemble une ou des réponses individuelles et/ou collectives.
Se donner des balises éthiques permet d’ interroger la cohérence des pratiques, d’évaluer leur pertinence, de les faire évoluer voir d’interroger les conditions d’exercice des métiers de la formation.
L’ interrogation éthique
L’interrogation éthique est une démarche qui invite à remonter à la source et à chercher ce qui « anime » des pratiques professionnelles. Il s’agit de quitter le niveau opérationnel, les actions menées au quotidien ; de sortir du « je professionnel » délimité soigneusement par la fonction et les tâches et explorer le « je politique », les missions précisées et définies par l’organisation et les valeurs auxquelles chacun et chacune tient.
Plus fondamentalement, il s’agit de ré-interroger l’idéal d’émancipation individuelle et collective prôné par l’Éducation permanente en le remettant au cœur même des pratiques. Cette interrogation nécessite une double cohérence, la cohérence pédagogique et la cohérence d’équipe.
La cohérence pédagogique et d’équipe
Quelques repères …
Dans ma pratique d’animation, il me semble important de …
– Parler en formulant des « hypothèse » quand il s’agit de poser une analyse
– Mettre au cœur du processus le vécu expérientiel des gens
– Garantir une répartition équitable du temps de parole. Le formateur ou la formatrice est « au même niveau » que les participants. Le plus difficile est … d’apprendre à se taire….
– Convoquer le registre du sens, du pourquoi est-ce ainsi ? Et ne pas laisser le groupe aller uniquement vers du comment, des outils, des techniques …
Mais construire une pratique émancipatrice demande qu’on soit soi-même engagé dans cette dynamique avec mes pairs, ….
Sommes-nous capable et dans les conditions de partager humblement un vécu expérientiel, le poser sur la table en tout humilité pour le questionner et remettre en doute ce que l’on fait ?
Cette exigence de partager des vécus expérientiels suppose d’être vigilantes et vigilants à accueillir, non pas juste écouter, mais accueillir à l’intérieur de soi ce que l’autre m’amène.
Pour travailler cette cohérence, il ne s’agit pas de réaliser un consensus mou, sclérosant mais d’assumer nos contradictions internes et de les dépasser ensemble dans une vision d’un commun à défendre… Mais suis-je au clair avec ma relation au pouvoir et au savoir ? Pour reprendre les termes de Christian Maurel*, suis-je dans une laïcité d’abstinence (qui consiste à éviter les vraies questions au nom de la bonne entente et de la convivialité, voir même quelquefois au nom de la performance et de l’efficacité) ou dans une laïcité combattante (qui refuse dans l’espace public toute sensibilité jugée d’ordre privée et partisane dont l’anticléricalisme en est l’expression la plus spectaculaire) ou dans une laïcité confrontante (qui consiste précisement à organiser la confrontation des opinions, des regards et des pratiques sans peur du conflit).
Et aujourd’hui, confronté à l’exigence d’efficacité, peut-on malgré tout entrer dans une exigence éthique ?
Un premier pas…
Je reprends volontiers le texte écrit par ATD-Quart monde qui m’avait passionnée et je retrouve quelques éléments qui me font aller un peu plus loin…
Construire des savoirs émancipateurs disent-ils c’est se construire :
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Éthique de la dialectique
L’autoréflexion sur l’expérience est un travail.
C’est attribuer du sens à un évènement, le mettre en mots.
Il ne peut y avoir de prise de conscience de sa propre expérience
s’il n’y a pas de possibilité de recul, de moyen
d’expression, de sollicitation, ni de reconnaissance de l’intérêt
de l’expérience.
Un deuxième pas….
Je vais mettre cette question à l’ordre du jour de notre prochaine réunion, on verra si un espace peut enfin se construire….
[*] Christian Maurel – Education populaire et puissance d’agir – Editions L’Harmattan
Dans sa pratique professionnelle de formatrice en Éducation permanente, Suzanne est très souvent confrontée à des dilemmes. Ceux-ci sont de différentes natures. Les uns sont d’ordre méthodologique : deux démarches sont possibles, laquelle va-t-elle choisir ? D’autres sont d’ordre politique : en quoi cette formation soutient-elle un projet de société ? Est-ce que Suzanne sera en accord ou pas ? Ou encore, ils sont d’ordre déontologique : est-ce le métier qu’elle veut exercer ? Est-ce le rôle qu’elle a envie de jouer ?
Quels qu’ils soient, ces dilemmes sont avant tout d’ordre éthique en ce sens qu’ils interrogent sa responsabilité d’humain dans son interaction avec ses semblables. Ils sont très difficiles à vivre car passé le moment d’intuition ou de malaise, Suzanne éprouve des difficultés à les identifier clairement. Elle se retrouve sans repères pour décoder ce qui se passe. Et bien souvent fort seule avec elle-même.
Ce mercredi matin, dans le train Bruxelles-Charleroi, Suzanne parcourt distraitement un dossier sur l’éthique. Ce dossier est publié par le Cgé, le Changement pour l’Égalité, dans leur revue Traces de Changements.
Son attention est attirée par un titre L’éthique est dilemme.
Si la question de l’éthique se pose, c’est qu’il y a conflit sur les valeurs. Pas le genre de conflit sur lequel il suffirait de choisir A ou B, selon que nos valeurs valident A ou B, mais plutôt ce genre de conflit pour lequel une situation nous contraint à choisir entre A et B, alors que nos valeurs valident tout aussi bien A que B.
L’éthique implique le sujet en action qui relie un positionnement à ses conséquences. Il s’agit de prendre sa part de responsabilités, au nom de cette éthique, là où on est, dans ce qu’on fait.
Son esprit vagabonde. Elle prend quelques notes.
Donc :
– l’éthique suppose qu’on reconnaisse un lien causal entre un acte et sa conséquence.
– Ce n’est donc pas un questionnement à vide mais le questionnement d’un sujet en action.
– La personne se trouve dans une situation qui provoque un choc, la tire hors d’elle-même, la contraint à choisir entre deux options, A ou B. Mais A et B sont équivalentes.
Elle repense aux situations qu’elle a vécues. Pense aussi à celles qui ont été relatées par ses collègues. Elle en épingle une, l’histoire de la fiche administrative du Forem. Dans cette histoire, elle s’est trouvée confrontée à elle-même non pas pour une question d’ordre méthodologique, par manque d’information ou par incompétence mais pour un quelque chose qu’elle ressentait comme inadéquat, incohérent, insensé.
2013, Début de l’adressage au Forem1. Désaccord entre l’employé du Forem et moi par rapport à une fiche administrative. J’avais indiqué qu’une personne ne rentrait pas dans une formation mais je n’avais pas indiqué le pourquoi.
J’avais le choix entre différentes cases : Le candidat n’est pas/plus intéressé – Le candidat ne dispose pas des prérequis attendus – Le candidat ne rentre pas dans les conditions administratives – Le candidat ne remplit pas les conditions d’exercice du métier – Le candidat présente une ou des contre-indication(s) médicale(s) – Le délai d’attente pour l’entrée en action de formation/insertion est trop long – Autres (à préciser)
Au fond, pourquoi ai-je refusé d’en cocher une ?
– Ne pas cocher = défendre un principe de liberté. C’est aménager des zones d’ombre dans un parcours. C’est protéger tout simplement le droit de chacun à mener sa vie, à se tromper, à chercher ?
– Ne pas cocher = Être aux côtés des personnes qu’on estime être en situation d’asymétrie dans un système qui les fiche. Aujourd’hui pour les aider. Mais demain ?
Mais … être libre n’est-ce pas faire avec les contraintes que le monde social nous impose et faire des choix malgré tout. Oui, mais sommes-nous égaux devant ces choix ?
– Ne pas cocher = défendre une certaine vision de la formation d’adulte : celle basée sur le fait qu’apprendre part du désir de l’individu. Revendiquer le droit que, passé un certain âge, « se former » doit soutenir le projet de la personne.
J’avais l’intuition que si je cochais une case, je validais le fait qu’un adulte puisse choisir une formation juste pour éviter une sanction de l’Onem.
En me dégageant des logiques de prescription de formation voire de contrôle, je l’en protégeais également.
Suzanne cesse d’écrire. Elle regarde par la fenêtre. Son esprit vagabonde. Soudainement, elle reprend son bic.
Sa réflexion s’emballe.
Pourquoi parle-t-on si peu d’éthique en Éducation permanente ?
– Parce que l’éthique touche à l’individu, au Je ? Quelle est la place de l’individu, ses émotions, ses ressentis dans les démarches d’Éducation permanente ? Quelle était la nature des dilemmes des animateurs, des militants de l’EP des années 70 ? Était-ce des questions d’ordre éthique ou avant tout politique et stratégique ?
– Parce que parler d’éthique, c’est bien souvent retarder l’action. C’est prendre le temps de réfléchir à plusieurs or, notre secteur est soumis à un taux d’activités. Produire et réfléchir ?
– Parce que l’éthique touche à la capacité à questionner nos pratiques, nous invite à voir que pendant longtemps, les pourquoi et les comment de nos actions en Éducation permanente étaient clairs et fédérateurs. Les grandes orientations guidaient les actes de tous.
Qu’en est-il aujourd’hui ?Quelles sont les valeurs, les vertus clés de l’Éducation permanente ? Et dès lors, quelle est la posture professionnelle à adopter ? Quelles sont les pratiques de formation idéales ?
Quelles sont les conditions minimum à préserver, à défendre, à reconquérir ?
Parler d’éthique c’est renvoyer l’individu à sa propre conscience ?
La conscience de soi ???
Quels seraient alors les leviers individuels et collectifs qui soutiennent cette « conscience de soi »? Peut-on dissocier un questionnement personnel/individuel de ce questionnement professionnel/collectif ?
Suzanne remonte dans son carnet de notes et retrouve un schéma qu’elle avait fait lors d’un précédant voyage en train, à la lecture de La reconnaissance aujourd’hui – Alain Caillé et Christian Lazerre – CNRS in Magazine littéraire – octobre 2009.
Donc, j’ai quatre leviers :
– Premier levier, comment peut-on mener une analyse réflexive et collective sur des pratiques professionnelles ? Où ? Quels sont les lieux où je peux revenir sur mes interventions, partager mes doutes ? Avec qui ? Avec des pairs ? des collègues ?
– Deuxième levier, comment identifier et mesurer les actions dont je suis fière ? Qu’en est-il de l’auto évaluation dans les métiers de la formation ? Que mesure-t-on ?
– Troisième levier, quelles sont nos manières de travailler ensemble ? Existe-t-il un collectif de travail ?
Qu’est-ce qu’une relation de travail de qualité ? Qu’en est-il de la démocratie interne dans nos associations ?
– Quatrième levier, quels sont les cadres législatifs protecteurs ? Les connaît-on ? Y fait-on référence ?
Sont-il justes, pertinents ? Sont-ils suffisants ? Comment les faire respecter ?
Et si … Et si parler d’éthique était éminemment politique ?
– Un individu qui s’interroge sur le sens de son action , les cadres, les règles et les prescrits n’est-ce pas un premier signe de résistance ?
– Un individu qui réfléchit, qui affirme sa singularité, sa subjectivité, qui désire être reconnu comme un être responsable de ses choix et de ses actes et qui désire intervenir sur ce qui détermine ses actes,
n’est-il pas politique ?
– Un individu qui soumet sa pratique professionnelle au jugement critique des autres dans un espace où il y a prise en compte de points de vue différents, débat contradictoire et validation dans un sens commun, n’est-ce pas politique ?
– …
Alors, pourquoi ne parle-t-on pas d’éthique en Éducation permanente ?
Par Cécile PAUL
Quelle matinée ! « Aurais-tu quelques minutes demain pour réfléchir à l’organisation de notre événement ? » me demande hier, avec entrain, ma collègue. « Oui, bien sûr, on peut bloquer un petit moment dans la matinée »… Si j’avais su là où cela allait nous mener, j’aurais carrément proposé d’en faire le contenu d’une mise au vert !
L’idée de départ était pourtant simple : organiser une journée de rencontre à destination de stagiaires participant à une même formation, proposée par des opérateurs différents, qui n’ont jamais l’occasion de se croiser ; nourrir cette journée par des interventions extérieures et des échanges de pratiques; en rendre compte au travers d’écrits valorisant à la fois la formation en elle-même, les contenus abordés, les réflexions échangées… Comme souvent, et c’est assez rassurant d’ailleurs, rien que sur les intentions portées par cette journée, nous nous sommes vite emballés : Pourquoi ne pas en faire un événement « public », qui mette en valeur la formation, les secteurs concernés et leurs travailleurs ? Pourquoi ne pas en profiter pour tenter d’initier, entre les participants, un véritable réseau de pratiques, qui perdurerait au-delà de cette journée ? Pourquoi ne pas en faire un moment « politique » qui rende compte des interrogations du terrain et des enjeux quant à l’avenir ? Pourquoi pas, effectivement !
Répondre à la question du « qui », pour « qui », par « qui » nous permit déjà de revenir un temps au concret : Qui organise la journée (les opérateurs de formation, les stagiaires, le pouvoir subsidiant) ? Qui sera invité à participer à la journée (les stagiaires en cours de formation ? tous les stagiaires ayant suivi la formation ces dernières années, d’autres personnes internes et/ou externes à nos organisations…) Combien serons-nous ? Combien voulons-nous être ? Combien pouvons-nous être au maximum ? Quelle va être la place de chacun dans l’organisation concrète de la journée ? Qui choisit les thématiques ? Qui choisit et contacte les intervenants extérieurs ? Sur quels critères (leur expertise, leur appartenance à un secteur de travail en particulier, leur popularité, le caractère plus ou moins innovant de leurs pratiques, leur mixité intergénérationnelle, de genre…)? Quelle place laisser au protocole ?
Aborder la question du « quand » et du « où » fut également un véritable casse-tête s’agissant d’organiser un événement ralliant des participants principalement issus du monde professionnel et provenant de l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles : Quand ? Dans le cadre des heures de formation déjà fixées ou en dehors ? Dans le cadre professionnel ou à titre privé ? En semaine, en week-end ou en soirée ? En fonction prioritairement de la disponibilité des intervenants ? Où ? Dans un lieu central ? Dans un lieu accessible en transports en communs ? Dans un endroit insolite, qui permet de joindre l’utile à l’agréable ?
Nous en étions déjà là dans notre réflexion lorsqu’il fallut s’attaquer au cœur du sujet à savoir le « comment » ? De prime abord, je n’avais jamais imaginé qu’il était en réalité si compliqué de penser un événement pourtant apparemment si « simple ».
C’est une de mes collègues qui a lancé la première salve. Oui, mais, qu’est-ce que « faire rencontre », « faire réseau », « faire faire rencontre », « faire faire réseau » ? C’est juste mettre les gens ensemble dans un même lieu autour d’un contenu intéressant, leur faire confiance et parier sur le fait qu’ils auront certainement des choses à partager ? Ou c’est de manière pro-active, notamment via une animation particulière des séances plénières et des ateliers, « forcer » les rencontres, les échanges, les partages d’expériences ? Elle a juste repris son souffle et a poursuivi sur sa lancée. Et quelles sont les conditions nécessaires pour favoriser les rencontres et les partages ? Peut-être que l’on doit s’y prendre dès la rédaction de l’invitation, à l’inscription, le jour même dès l’accueil ? Peut-être qu’il va falloir gérer le temps de la journée de telle manière que les vrais échanges soient réellement possibles ? Peut-être qu’il va falloir organiser l’espace dans cette perspective également ? Et être attentif aux suites données à l’événement, si les participants veulent rester en contact ? Peut-être, oui.
Nous sommes revenus un instant sur l’animation des séances plénières et des ateliers…
Quel va être le statut, la posture prise, dans la journée, par les stagiaires en formation qui deviennent tout à coup participants d’un événement, leurs formateurs qui endosseront du coup le rôle d’animateurs, les responsables, les équipes plus larges ? Quel joyeux bazar cela va faire ! Dans les échanges, qui prend la parole (ou pas), à quel titre, au nom de qui… Qui régule les interventions et comment ? Donne-t-on au préalable des consignes à ce sujet ou faisons nous confiance en la sagesse de chacun ?
Faut-il construire ces moments avec les intervenants (auquel cas il serait important de les avoir contactés avant) ou juste s’appuyer sur leur intervention et rebondir ? Plus généralement, dans ce genre d’événement, il nous faut quand même aussi être en phase avec le moment présent, actuel, contemporain, voire exploratoire et créatif dans les contenus abordés, les approches proposées, au regard de ce qui se fait ou de ce qui ne se fait pas encore aujourd’hui sur le terrain, et ça, c’est particulièrement exigeant…
C’est à ce moment précis que j’ai vraiment commencé à paniquer…nous nous mettons peut-être un peu trop la pression pour…une journée ? Mais c’était trop tard, la machine était lancée…
Et c’est là que notre jeune stagiaire, avec sa fausse naïveté, a trouvé qu’il était temps de pousser le questionnement encore un peu plus loin: lorsque plusieurs objectifs occupent ce type de journée et sont en tension (faire se rencontrer les participants, favoriser les échanges, construire un futur réseau de stagiaires, consolider le réseau des opérateurs, valoriser la formation, valoriser le travail de terrain, interpeller le politique…), comment les gérer conjointement, faire en sorte de garder l’équilibre entre ceux-ci, maintenir l’organisation de la journée en tenant compte de chacun d’entre eux ? Au risque que beaucoup sortent déçus d’avoir un peu fait de tout, qui va avoir cette vigilance de maintenir jusqu’à la fin de la journée les visées principales de celle-ci, quitte à paraître un peu autoritaire parfois ? Là on s’est tous regardés, parce qu’aucun d’entre nous n’avait effectivement pensé qu’il faudrait aussi endosser ce rôle en particulier.
C’est alors que tout en douceur, une petite voix s’est intercalée : Et puis, dans ce type d’événement, comment, à un moment, entre l’accueil, les présentations des intervenants, les débats, le café, l’informel, faire « vraiment »
« politique » (ou pas) ? Comment et par qui amener, de manière juste et appropriée, les constats, les interpellations des acteurs des secteurs concernés sans avoir l’air « à côté », sans avoir l’air « convenus », sans avoir l’air
« opportunistes », en s’assurant de pouvoir être entendus et écoutés ? Ne faudrait-il pas aussi préparer ces contenus en amont de l’événement avec les participants et/ou d’autres acteurs de terrain, ce qui rallonge encore le temps de préparation ? Sommes-nous bien dans les délais alors ou faudrait-il postposer l’événement pour qu’il soit bien emmanché ?
Stop. Une petite pause, un bon bol d’air, deux grands cafés, il nous restait encore à traiter de la question des « traces » de la journée. Et c’est reparti…
Quels enjeux pour la production écrite demanda notre secrétaire, pas juste prendre note j’espère ! Disposer au final d’un « objet » joli, intelligent qui laisse entrevoir la palette large et la vitalité des échanges de la journée. Mais pas seulement transcrire de manière littérale, pas un compte-rendu ! Rendre lisible et visible, illustrer, colorer, analyser, se positionner, mettre en questionnement, transcender les contenus dans un débat plus large, rêver… ? Rendre compte de manière à la fois analytique et artistique. D’ailleurs, tant qu’on y est, profitons de l’occasion pour revoir complètement la fonction de « rédacteur » dans ce type d’événement ! Si on parlait de « contributeurs » plutôt ! Quel profil devraient-ils avoir ? Et quel statut ? Externe ? Interne ? Artiste, journaliste indépendant, participant, travailleur à l’interne identifié pour cette tâche, professionnel du secteur intéressé par les contenus abordés dans la journée ? Un peu de tout ?
Par ailleurs, les choix posés pour la récolte des traces et les démarches d’écriture qui s’en suivent doivent-ils être cohérents et représentatifs du reste de l’organisation de la journée, à la fois dans le ton utilisé, l’esprit qui s’en dégage ou encore les formes envisagées ? S’agit-il d’écrits rédigés seuls ou à plusieurs ? Peut-on être novice dans l’exercice ? Si c’est à plusieurs, comment faire co-écrire, co-rédiger, comment accompagner des expériences d’écriture partagées ?
Et puis, quel statut pour la production écrite finale ? Relève- t-elle d’une responsabilité individuelle, collective ? Et quelle diffusion de cette production écrite ? Intime, en cercle connu, dans les secteurs, hors secteurs ? Sous quelle forme ?
N’en jetez plus ! Il était midi ! Tant de chantiers à investir pour débuter ! Nous n’avions pas encore abordé la question de l’évaluation de notre événement, de son financement, de son organisation pratique mais ce n’était pas un souci… enthousiastes, nous avons remis « quelques minutes » pour envisager cette partie de la réflexion demain !
Par Marine BUGNOT et Valérie LOSSIGNOL
Définition encyclopédique
Être humain se reproduisant au fil des rencontres professionnelles, changements de parcours et autres réorientations.
Le bagicien, qu’il soit en quête de légitimité, fortement incité par son organisation, à la recherche d’outils ou d’expériences, est un perfectionniste du travail socioculturel souhaitant bien faire, TRÈS bien faire. Son habitat naturel est l’organisation socio-culturelle. Il s’adapte à tout type de milieux, particulièrement ceux où il y a des… gens. Il analyse son territoire et en identifie les enjeux.
Berger intelligent, meneur, gestionnaire de conflits, insuffleur d’énergie, il cherche à transformer ses intuitions en s’appuyant sur des méthodologies aguerries. Bourré de doutes, d’interrogations, d’inquiétudes face aux changements sociétaux qui s’opèrent, il se pose un tas de questions. Il analyse les paradoxes qui existent entre associations et pouvoirs subsidiants, associations et citoyens.
Il prend le risque de la coopération plutôt que du partenariat contraint. Vise la complémentarité et tente de dépasser la logique comptable de la gestion de projets. Préférant l’intérêt collectif à l’individuel, il se laisse aller à l’intelligence du groupe qu’il pilote ou se laisse piloter par le groupe en s’assurant que chacun soit soucieux de l’autre, qu’il trouve sa place et puisse FAIRE ensemble.
Le bagicien, il a ce tout petit supplément d’âme qui va le faire partir du désir des gens en les écoutant plutôt que de son désir à lui. Cette petite flamme, il va l’entretenir parce que la démarche est plus importante que le résultat.
Acteur politique, il essaie de changer le monde. S’engageant pour de nobles causes, il lutte pour le respect de la démocratie, lutte contre ses propres représentations du monde et celles des autres pour en trouver et en construire de plus
justes. Révolutionnaire, c’est parfois contre son entourage le plus proche qu’il doit se battre pour que son organisation continue à se questionner, se positionner et s’indigner.
La réalité de terrain
Le bagicien est formé pour transposer sur son terrain les exigences de la démarche d’éducation permanente : partir des aspirations des publics pour faire avec eux et non pas à leur place, utiliser des outils qui favorisent l’expression et la participation des citoyens, avoir une attention particulière aux plus précarisés, questionner les inégalités sociales dans une société qui se veut démocratique et solidaire. Mais il est bien souvent rattrapé par la réalité du monde du travail socio-culturel et plus généralement du secteur non-marchand.
La plupart doit s’arranger avec la contradiction d’être rémunéré et donc de devoir vendre sa force de travail contre un salaire pour en échange favoriser l’émancipation des publics. Dès lors, quelle émancipation pour le travailleur socio-culturel quand, de sa prestation, dépend sa survie financière ? De quelle marge de manœuvre dispose-t-il réellement lorsque son engagement militant est lié à un contrat ? Comment lutter contre le manque de cohérence des organisations qui, par manque de moyens et d’outils de gestion interne adéquats, en viennent à écarter les valeurs prônées auprès des publics et des partenaires ?
Une des conditions pour un travail d’émancipation de l’autre pourrait être une réflexion de chaque travailleur, chaque organisation et finalement tout le secteur social, culturel et socio-culturel sur les moyens à mettre en œuvre pour favoriser l’émancipation collective du travail. La co-construction et la participation aux processus démocratiques internes sont des démarches qui permettraient de faire vivre l’éducation permanente dans tous ses aspects, y compris dans l’organisation du travail.
Par ailleurs, comment favoriser le pouvoir d’agir des publics quand les acteurs du secteur eux-mêmes travaillent dans des conditions qui les empêchent d’exercer pleinement le leur ? En effet, les conditions de travail se précarisent de plus en plus avec un manque de moyens récurrent, des demandes plus nombreuses à traiter, des équipes en sous-effectifs, des contrats de travail de plus en plus incertains et une tendance au financement par projets spécifiques dans un temps court au détriment du financement pérenne des missions globales des organisations. Plus généralement, le secteur non-marchand est de plus en plus touché par des contraintes d’ordre économique qui mettent l’accent sur l’efficacité au détriment du rapport humain inhérent au travail socio-culturel. Cette évolution impose un rythme de plus en plus rapide et des réponses standardisées, ce qui peut être cause de souffrance pour les acteurs du secteur, sans parler de l’impact sur les personnes avec qui ils travaillent.
A cela s’ajoute l’idéologie dominante du projet, outil qui formate notre intervention au point que, s’il est mal utilisé, il s’inscrit dans une logique de réussite versus échec. Pour des personnes en situation de précarité, vivant l’échec de manière quotidienne et aigüe, il y a un vrai risque à nourrir un peu plus ce sentiment si le projet ne rencontre pas les objectifs fixés. Ainsi, le danger est grand d’instrumentaliser les personnes au nom du projet et de l’objectif de la participation.
Au départ née des mouvements d’émancipation du monde ouvrier, l’éducation permanente agit aujourd’hui dans un monde où les causes de lutte se sont multipliées. Ce qui explique la diversité et la richesse du secteur socioculturel : ouverture vers des publics plus larges, élargissement de la notion de précarité, multiplication des luttes, terrains et outils variés. L’éducation permanente est à la croisée des chemins : entre activation, intégration des publics, émancipation et pouvoir d’agir1, dans un contexte sociétal où nous subissons tous l’injonction à être actifs, c’est-à-dire être utiles, productifs et rentables.
Dans ce foisonnement des luttes, ce qui fait le commun entre les acteurs de politiques culturelles, c’est la démarche au cœur de l’éducation permanente, que les actions soient reconnues dans le cadre d’un décret ou pas. Et les difficultés que le travailleur socio-culturel rencontre parfois sur le terrain avec ses partenaires, ses collègues, sa hiérarchie ou ses pouvoirs subsidiants peuvent être autant de leviers qui permettent de revendiquer et d’assumer une philosophie de travail qui porte en elle-même une dimension profondément politique.
Et enfin, les revendications
Sans prétendre entrer dans l’exhaustivité, cette approche défend les éléments suivants :
– rendre acteur au lieu d’activer
– questionner les enjeux liés au partage du pouvoir
– développer l’esprit critique
– se réapproprier le débat public
– travailler sur un pied d’égalité avec les publics, faire avec eux et non pas pour eux
– partir des aspirations des gens, se laisser aller à leur faire confiance, au lieu d’imposer un projet déjà ficelé sur base de nos représentations
– se permettre de se laisser surprendre par l’inattendu, l’incertitude du processus et laisser la place à la créativité nécessaire pour y répondre (par exemple, laisser un budget « non attribué », pour créer un projet non prévu initialement dans le plan d’action)
– s’appuyer sur l’intelligence du collectif
– partir de vécus individuels, prendre conscience de leur dimension collective pour en avoir une lecture politique
– défendre des pratiques professionnelles qui valorisent la convivialité et des rapports où l’humain est au cœur de la démarche2
– inscrire son action dans le temps long, au contraire des injonctions actuelles à « faire vite », « être efficace »,« productif ».
Le chantier est vaste, on s’en rend compte, et il peut sembler naïf de vouloir changer le monde à ce point mais le jeu en vaut la chandelle…
1. L’éducation permanente : ses enjeux actuels et à venir, C. Delhaye, C. Dricot, CESEP, 2012.
2. Voir les « micro-traces d’hospitalité » dans Le travail social ou l’”art de l’ordinaire”, D. Puaud, yapaka.be, 2012.
* Phrases citées pendant la journée du 26 avril 2018
Par Adèle DUPONT et Myriam VAN DER BREMPT
La participation comme fondement de la démocratie
Les personnes qui se joignent à une activité, à une réunion, à un événement, les membres de n’importe quel groupe réuni sur base volontaire (ou même contrainte !) sont systématiquement désignés comme des… participants. Cela signifie-t-il qu’il suffit d’être là (voire d’être « inscrit ») pour participer ? Ou est-ce au contraire une injonction subliminale généralisée à participer… activement ? Les termes « participant », « participer », « participation » sont aujourd’hui tellement usés et utilisés que nous ne savons plus toujours ce qu’ils recouvrent. Une chose est sûre cependant : il incombe aux animateurs socioculturels et aux porteurs de projets de faire participer… Focus sur cette charge mentale, et aussi politique.
Mais tout d’abord, pourquoi faudrait-il donc toujours (faire) participer ? Fondamentalement, il ne s’agit pas d’une simple mode, mais d’une condition nécessaire au bon fonctionnement de notre démocratie. Certes, pour que les activités proposées puissent avoir lieu, il faut des participants ; pour que les animateurs justifient leur poste, il leur faut des inscrits, des groupes, des participants encore. Pour qu’un projet soit motivant, pertinent, il faut du monde ! Mais ces raisons pragmatiques sont elles-mêmes les conséquences d’une nécessité démocratique de la participation.
Suivant l’étymologie, en démocratie le pouvoir politique est exercé par le peuple. Et en effet, comme citoyens, nous votons ! Mais sortir de chez soi tous les quatre et six ans pour aller déléguer son pouvoir à quelques-uns, qui feront peut-être ensuite ce qu’ils veulent, est-ce encore perçu comme « exercer son pouvoir citoyen » ? De moins en moins, semble-t-il. D’ailleurs, si le pouvoir politique du peuple est réduit à cela, tout se passe comme si aller voter n’intéressait même plus les citoyens : dans les pays où le vote n’est pas obligatoire, le taux de participation (tiens, tiens) aux élections n’est-il pas un sujet d’inquiétude récurrent ?
Or, pour qu’une démocratie soit saine et vivante, il faut que les citoyens s’y impliquent réellement : qu’ils exercent leur citoyenneté de façon active, non seulement en élisant des représentants (si tel est le système en cours), mais aussi en exerçant continûment, dans l’espace public, un contre-pouvoir régulateur. Participer, comme citoyen, c’est cela. Et dès lors, même si aucun citoyen ne peut être obligé de participer, l’animateur socioculturel doit s’employer à stimuler la participation.
Les enjeux de l’éducation permanente
L’éducation permanente1 cherche principalement à promouvoir, en dehors des structures traditionnelles d’enseignement et des systèmes éducatifs institutionnels, une amélioration du système social. Elle traverse différents mouvements militant pour le développement individuel et social des personnes.
Elle se base sur la capacité, détenue par chacun, de progresser et de se développer, à tout âge et moment de la vie. Elle travaille au quotidien au développement des individus dans la société et soutient ainsi une participation citoyenne. Mais, bien au-delà d’une pratique/contenu transversal, l’éducation permanente pose un choix politique d’émancipation. En d’autres termes elle vise l’autonomie des personnes à agir en tant que citoyen.ne.s sur et dans leur société.
Aujourd’hui, cependant, notre société est marquée par une logique de compétition. En effet, ce sont ceux qui portent leur voix le plus haut, qui sont à l’aise dans le monde de la revendication et de la représentation qui se font entendre. La participation citoyenne est en vogue, certes, et plein d’initiatives voient le jour. Mais l’accès à la participation est inégal. Ce ne sont pas les publics précarisés (les « exclus ») ou minoritaires (les jeunes, les réfugiés, les femmes, les MENA, etc.) qui participent le plus à cette « nouvelle citoyenneté ». Une des raisons de cela est que les « capacités à participer » sont inégales. C’est pourquoi un enjeu primordial de l’éducation permanente pour rendre autonome l’individu dans la société, est de l’outiller à la participation. Voilà le pari : en développant leurs aptitudes à participer, les individus pourront élever leur voix, prendre une place dans la société et ainsi investir leur citoyenneté. Parmi les chargés de mission d’éducation permanente qui travaillent au quotidien pour rencontrer ces enjeux, les animateurs socio-culturels sont des acteurs fondamentaux.
Les missions de l’animateur socio-culturel
Les animateurs socio-culturels sont formateurs de citoyens actifs et engagés. Ainsi, ils endossent une grande responsabilité dans la vitalité, ou la sauvegarde même, de notre système démocratique.
Le rôle de l’animateur est de développer auprès des groupes et des individus la capacité à vivre et à agir ensemble, dans le respect mutuel, à participer, à se forger un point de vue personnel et à l’exprimer, à négocier, à coopérer, à assumer des responsabilités… Autant de compétences indissociables de la vie en société démocratique. Le secteur socioculturel est reconnu et subventionné pour ces raisons. Plus largement, Christian Maurel, dans son ouvrage « Éducation populaire et puissance d’agir »2 décrit les quatre missions principales de l’animateur socio-culturel :
– Une mission de « conscientisation » de sa propre situation dans le monde, des rapports sociaux dans les quels on se trouve et des leviers sur lesquels on peut potentiellement agir.
– Une mission « d’émancipation » permettant à chacun de sortir de la place qui lui a été assignée par la société et de poser des actes délibérément.
– Une mission « d’augmenter la puissance d’agir » pour permettre à chacun d’accéder au pouvoir « de » (de s’exprimer, de critiquer, de s’approprier, d’agir…), et non forcément d’avoir du pouvoir « sur » : c’est permettre à chacun de devenir acteur.
– Et enfin une mission « de faire œuvre de transformation sociale ». C’est-à-dire de se mettre en mouvement individuellement et collectivement pour transformer les choses, plutôt que de subir les transformations de société.
Sur le papier, dans les décrets3, dans les discours politiques, tout cela parait évident. Mais qu’en est-il de la réalisation de ces missions sur le terrain ? Quels sont les facilitateurs et les freins de leur mise en pratique ? Que représentent ces missions et pour qui ?
Les paradoxes de la participation, entre désir et injonction, entre théorie et réalité
Lors de la journée Interbagic du 26 Avril 2018, un groupe de réflexion s’est penché sur la question de la participation. Une série de constats a émergé de la discussion entre professionnels de l’animation socio-culturelle. Entre la prescription des missions par les décrets et leur réalisation, apparait un grand décalage. Dans la rencontre des objectifs de leurs missions, les animateurs sont tiraillés.
Pour commencer, l’injonction décrétale concernant la participation est déroutante. Il faut faire participer, mais aucune définition de la participation n’est proposée par la législation. Cela implique que chaque structure et équipe définisse pour elle-même ce qu’elle met derrière ce terme. Pour certains, la présence physique à une activité suffit. Pour d’autres, il faut co-construction, implication et responsabilité pour justifier une réelle participation. Le premier paradoxe est qu’il y a autant de participations que de personnes pour en parler.
Dans le même ordre d’idées, la participation dépend aussi du secteur, du public et, précisément, de sa puissance d’agir. Permettre à chacun d’accéder au « pouvoir de » dire et de faire, n’est-ce pas un premier temps indispensable ? Faut-il surtout pousser à participer ou veiller à former à la participation ? Les décrets sont imprécis sur la question et l’animateur est livré à ce flou.
Il rencontre en outre une autre zone d’incertitude encore : comment faire du participatif, amener à la participation sans dénaturer la participation ? Ceux qui réfléchissent à la cohérence de leur pratique se posent cette question… schizophrénique ! Dans l’élaboration d’un cadre, dans la poursuite d’un projet ou dans la formation en groupe, la limite entre participation et « fausse participation » est mince. L’injonction de faire participer le public « à tout prix » risque d’étouffer le fond même de la participation. Forcée et contrainte, la participation n’a plus de sens en éducation permanente, ni pour faire vivre notre démocratie.
En fin de compte, entre participation et fausse participation, l’animateur doit se questionner en permanence, gérer lui-même les paradoxes en présence et surtout remettre en question la congruence entre ses missions et sa manière d’agir. Fameuse exigence !
Quelles pistes pour participer à la participation
Au terme de l’atelier interprofessionnel de réflexion, nous faisons le constat que les animateurs socio-culturels sont coincés entre un idéal théorique de la participation et des publics différents avec des réalités socio-économiques spécifiques qui y prennent part différemment. Dans une telle réalité, les animateurs doivent travailler et réfléchir au quotidien pour ne pas tomber dans l’hypocrisie d’une « fausse participation ». La question qui nous intéresse tous est, alors, comment faire ? Comment faire pour être participant, pour participer, pour faire participer. Comment faire pour alléger cette charge mentale ou en tous cas mettre en œuvre cette politique de manière un peu plus confortable.
Nous n’avons pas de réponse définitive à ces questions. Mais cette réflexion partagée nous amène à quelques pistes d’aménagement de la relation à la participation.
D’abord, il est intéressant de questionner la réalité des publics avec lesquels on travaille. Il faut pouvoir faire notamment une différence entre ceux qui veulent participer mais qui ne peuvent pas, par manque de « pouvoir de » et ceux qu’on prie de participer et que cela n’intéresse pas. A partir de là, le travail avec et sur la participation sera différent. Il existe en effet des structures dans lesquelles on court après la participation et d’autres où les personnes courent pour avoir une chance de participer…
Ensuite, il serait profitable de questionner la participation comme elle existe. D’en analyser les pratiques, de les déconstruire avec le public pour les reconstruire, et de faire de cet exercice un outil de formation à la participation. Le fait d’utiliser la réalité comme occasion d’introspection et de reconstruction collective de la participation peut être une piste prometteuse pour travailler la participation sainement.
Pour terminer, le chemin à parcourir sera encore long vers une participation citoyenne optimale. Pourtant l’enjeu est de taille, puisque la survie de la démocratie en dépend. Retenons ici que la possibilité d’une démocratie saine et vivante, soutenue par une participation citoyenne engagée palpite au cœur des missions de l’animateur socio-culturel de conscientisation, d’émancipation, d’augmentation du pouvoir d’agir et de transformation sociale. Exigeant donc, mais passionnant. Quel métier !
1. L’éducation permanente, une approche incontournable dans la formation des animateurs, CEMEA 2012. Un pas plus loin : http://www.cemea.be/IMG/pdf/PDF_Education_Permanente_-_Approche.pdf
2. « Education permanente : Enjeux et perspectives, publication des actes de la journée Education permanente du 17 Juin 2011, Administration générale de la Culture, Collection Culture Education Permanente N°17-2012, pp 46-67.
Pour aller un pas plus loin : « L’animation socio-culturelle, c’est quoi ? » Julie Reynart. L’Antretoise 117, Sept 2015 FMJ asbl
3. L’éducation permanente est entre autres une référence dans les décrets MJ, OJ, Centres culturels, EP, etc.
Les conflits nous effraient, nous culpabilisent, nous mettent en colère : nous aurions donc toutes les raisons de chercher à y échapper… Cette apparente évidence nous empêche cependant de voir les conflits pour ce qu’ils sont et d’utiliser nos ressources pour les vivre. La conception du conflit que je propose va nous obliger à la remettre en question.
Tout formateur a déjà rencontré dans sa pratique des comportements de résistance de la part des participants. De quels conflits internes ou externes ces manifestations d’opposition sont-elles le symptôme ?
Comment prendre en considération ce que vit le participant en tant qu’individu, tout en envisageant les enjeux institutionnels dans lesquels l’organisme de formation et lui-même sont inscrits ?
Qu’est-ce qui, dans une formation fait changement pour quelqu’un ou pour un groupe social ? Que devrait-elle changer dans ses pratiques de formation pour qu’il y ait mouvement porteur de transformations ?
Suzanne a accepté d’ouvrir son carnet de notes professionnelles, de nous laisser lire ses préparations de formation et de rencontres qu’elle a eues sur ce thème. Nous avons choisi d’extraire certains passages. Elle fait souvent référence à des textes qu’elle a archivés. Ce sont des notes de réunion ou de formation, des extraits d’ouvrages, des rencontres avec des professionnels du secteur. Nous les avons précieusement conservées.
Par Marine BUGNOT et Valérie LOSSIGNOL
Définition encyclopédique
Être humain se reproduisant au fil des rencontres professionnelles, changements de parcours et autres réorientations.
Le bagicien, qu’il soit en quête de légitimité, fortement incité par son organisation, à la recherche d’outils ou d’expériences, est un perfectionniste du travail socioculturel souhaitant bien faire, TRÈS bien faire. Son habitat naturel est l’organisation socio-culturelle. Il s’adapte à tout type de milieux, particulièrement ceux où il y a des… gens. Il analyse son territoire et en identifie les enjeux.
Berger intelligent, meneur, gestionnaire de conflits, insuffleur d’énergie, il cherche à transformer ses intuitions en s’appuyant sur des méthodologies aguerries. Bourré de doutes, d’interrogations, d’inquiétudes face aux changements sociétaux qui s’opèrent, il se pose un tas de questions. Il analyse les paradoxes qui existent entre associations et pouvoirs subsidiants, associations et citoyens.
Il prend le risque de la coopération plutôt que du partenariat contraint. Vise la complémentarité et tente de dépasser la logique comptable de la gestion de projets. Préférant l’intérêt collectif à l’individuel, il se laisse aller à l’intelligence du groupe qu’il pilote ou se laisse piloter par le groupe en s’assurant que chacun soit soucieux de l’autre, qu’il trouve sa place et puisse FAIRE ensemble.
Le bagicien, il a ce tout petit supplément d’âme qui va le faire partir du désir des gens en les écoutant plutôt que de son désir à lui. Cette petite flamme, il va l’entretenir parce que la démarche est plus importante que le résultat.
Acteur politique, il essaie de changer le monde. S’engageant pour de nobles causes, il lutte pour le respect de la démocratie, lutte contre ses propres représentations du monde et celles des autres pour en trouver et en construire de plus
justes. Révolutionnaire, c’est parfois contre son entourage le plus proche qu’il doit se battre pour que son organisation continue à se questionner, se positionner et s’indigner.
La réalité de terrain
Le bagicien est formé pour transposer sur son terrain les exigences de la démarche d’éducation permanente : partir des aspirations des publics pour faire avec eux et non pas à leur place, utiliser des outils qui favorisent l’expression et la participation des citoyens, avoir une attention particulière aux plus précarisés, questionner les inégalités sociales dans une société qui se veut démocratique et solidaire. Mais il est bien souvent rattrapé par la réalité du monde du travail socio-culturel et plus généralement du secteur non-marchand.
La plupart doit s’arranger avec la contradiction d’être rémunéré et donc de devoir vendre sa force de travail contre un salaire pour en échange favoriser l’émancipation des publics. Dès lors, quelle émancipation pour le travailleur socio-culturel quand, de sa prestation, dépend sa survie financière ? De quelle marge de manœuvre dispose-t-il réellement lorsque son engagement militant est lié à un contrat ? Comment lutter contre le manque de cohérence des organisations qui, par manque de moyens et d’outils de gestion interne adéquats, en viennent à écarter les valeurs prônées auprès des publics et des partenaires ?
Une des conditions pour un travail d’émancipation de l’autre pourrait être une réflexion de chaque travailleur, chaque organisation et finalement tout le secteur social, culturel et socio-culturel sur les moyens à mettre en œuvre pour favoriser l’émancipation collective du travail. La co-construction et la participation aux processus démocratiques internes sont des démarches qui permettraient de faire vivre l’éducation permanente dans tous ses aspects, y compris dans l’organisation du travail.
Par ailleurs, comment favoriser le pouvoir d’agir des publics quand les acteurs du secteur eux-mêmes travaillent dans des conditions qui les empêchent d’exercer pleinement le leur ? En effet, les conditions de travail se précarisent de plus en plus avec un manque de moyens récurrent, des demandes plus nombreuses à traiter, des équipes en sous-effectifs, des contrats de travail de plus en plus incertains et une tendance au financement par projets spécifiques dans un temps court au détriment du financement pérenne des missions globales des organisations. Plus généralement, le secteur non-marchand est de plus en plus touché par des contraintes d’ordre économique qui mettent l’accent sur l’efficacité au détriment du rapport humain inhérent au travail socio-culturel. Cette évolution impose un rythme de plus en plus rapide et des réponses standardisées, ce qui peut être cause de souffrance pour les acteurs du secteur, sans parler de l’impact sur les personnes avec qui ils travaillent.
A cela s’ajoute l’idéologie dominante du projet, outil qui formate notre intervention au point que, s’il est mal utilisé, il s’inscrit dans une logique de réussite versus échec. Pour des personnes en situation de précarité, vivant l’échec de manière quotidienne et aigüe, il y a un vrai risque à nourrir un peu plus ce sentiment si le projet ne rencontre pas les objectifs fixés. Ainsi, le danger est grand d’instrumentaliser les personnes au nom du projet et de l’objectif de la participation.
Au départ née des mouvements d’émancipation du monde ouvrier, l’éducation permanente agit aujourd’hui dans un monde où les causes de lutte se sont multipliées. Ce qui explique la diversité et la richesse du secteur socioculturel : ouverture vers des publics plus larges, élargissement de la notion de précarité, multiplication des luttes, terrains et outils variés. L’éducation permanente est à la croisée des chemins : entre activation, intégration des publics, émancipation et pouvoir d’agir1, dans un contexte sociétal où nous subissons tous l’injonction à être actifs, c’est-à-dire être utiles, productifs et rentables.
Dans ce foisonnement des luttes, ce qui fait le commun entre les acteurs de politiques culturelles, c’est la démarche au cœur de l’éducation permanente, que les actions soient reconnues dans le cadre d’un décret ou pas. Et les difficultés que le travailleur socio-culturel rencontre parfois sur le terrain avec ses partenaires, ses collègues, sa hiérarchie ou ses pouvoirs subsidiants peuvent être autant de leviers qui permettent de revendiquer et d’assumer une philosophie de travail qui porte en elle-même une dimension profondément politique.
Et enfin, les revendications
Sans prétendre entrer dans l’exhaustivité, cette approche défend les éléments suivants :
– rendre acteur au lieu d’activer
– questionner les enjeux liés au partage du pouvoir
– développer l’esprit critique
– se réapproprier le débat public
– travailler sur un pied d’égalité avec les publics, faire avec eux et non pas pour eux
– partir des aspirations des gens, se laisser aller à leur faire confiance, au lieu d’imposer un projet déjà ficelé sur base de nos représentations
– se permettre de se laisser surprendre par l’inattendu, l’incertitude du processus et laisser la place à la créativité nécessaire pour y répondre (par exemple, laisser un budget « non attribué », pour créer un projet non prévu initialement dans le plan d’action)
– s’appuyer sur l’intelligence du collectif
– partir de vécus individuels, prendre conscience de leur dimension collective pour en avoir une lecture politique
– défendre des pratiques professionnelles qui valorisent la convivialité et des rapports où l’humain est au cœur de la démarche2
– inscrire son action dans le temps long, au contraire des injonctions actuelles à « faire vite », « être efficace »,« productif ».
Le chantier est vaste, on s’en rend compte, et il peut sembler naïf de vouloir changer le monde à ce point mais le jeu en vaut la chandelle…
1. L’éducation permanente : ses enjeux actuels et à venir, C. Delhaye, C. Dricot, CESEP, 2012.
2. Voir les « micro-traces d’hospitalité » dans Le travail social ou l’”art de l’ordinaire”, D. Puaud, yapaka.be, 2012.
* Phrases citées pendant la journée du 26 avril 2018
En décembre 2014, l’association Flora a pris l’initiative de réunir un échantillon assez hétéroclite de structures dans le but de susciter la constitution d’un réseau. L’association, qui se présente elle-même comme un réseau, avait identifié un besoin commun parmi ses membres : échanger sur ses pratiques participatives.
En décembre 2014, l’association Flora a pris l’initiative de réunir un échantillon assez hétéroclite de structures dans le but de susciter la constitution d’un réseau. L’association, qui se présente elle-même comme un réseau, avait identifié un besoin commun parmi ses membres : échanger sur ses pratiques participatives.
A l’origine du dossier Caterpillar, une question : face à l’annonce de la fermeture du site quelles positions, quelles réflexions, quelles actions, nous, les acteurs du secteur socio-culturel, pouvons-nous, devons-nous adopter, susciter, entreprendre ? Le dossier Articulations s’est construit sur base de ces interrogations. Il capte des points de vue. Il éclaire des logiques. Il s’attarde sur les personnes, sur ce qu’elles ont à craindre ou à vaincre. Pour prolonger cette démarche, nous avons rencontré Dany Adam, cheville ouvrière de la Compagnie Maritime. Parce que l’objectif du théâtre action, dans lequel il est impliqué depuis de nombreuses années, consiste précisément à susciter le mélange des genres et des points de vue pour nous permettre d’accéder à une autre réalité.
C’est devenu un TOD, un trouble obsessionnel déontologique, préserver l’intimité et la vie privée des personnes. J’y reviens régulièrement quitte à me répéter au risque de lasser mais tant pis, les situations de formation, l’actualité de certains secteurs sont autant d’occasions qu’on ne peut pas laisser passer.
Dans le numéro précédant du Secouez-vous les idées, nous avions consacré le dossier articulations à la question de l’insertion socioprofessionnelle en région wallonne1 en mettant entre autre le focus sur la question de la récolte des données personnelles comme outil d’évaluation.
Bref rappel
Les opérateurs subventionnés par le Fonds social européen sont obligés de récolter des données à caractère personnel telles que sujet à assuétudes, détenu ou ex-détenu, SDF, participants handicapés, autres personnes défavorisées, … On parle alors de données sensibles.
Qu’entend-on par données sensibles ? Certaines données sont si délicates qu’elles ne peuvent être traitées que dans des cas très spécifiques. Nom et adresse sont plutôt des données anodines, mais ce n’est pas le cas pour la race, la santé, les opinions politiques, les convictions philosophiques (cro-yant ou athée, etc.), les préférences sexuelles ou le passé judiciaire2.
Que ce soit au niveau européen, wallon ou bruxellois, les fédérations patronales en insertion professionnelle et dans les secteurs de l’Éducation permanente conjointement, ont interpellé le parlement européen, la commission de la vie privée, la commission de contrôle bruxellois3 sur la légalité de la disposition. En effet, cet attendu pourrait être non conforme à certaines législations fédérales, régionales ou communautaires.
Un cadre pour s’en sortir
Il est toujours bon de rappeler que la protection de la vie privée est instituée par les codes de déontologie, les textes légaux (le code pénal, la constitution belge ou la déclaration universelle des droits de l’homme) ou par l’existence de commissions (la commission de la vie privée, la commission de contrôle bruxellois, les commissions déontologiques sectorielles4).
Toutefois malgré cet arsenal légal et institutionnel, certaines situations comme celle rencontrée par les associations financées dans le cadre du Fonds social européen nous poussent dans nos retranchements. Toucher à l’intimité des personnes pour justifier de la bonne utilisation des deniers publics… Que faire avec ces dilemmes qu’on doit trancher, parfois seul, parce que les textes de lois ne suf-fisent pas ? Parce qu’il y a ou non une alternative ?
La piste éthique
« Lorsqu’une situation provoque un choc chez une personne, la tire hors d’elle-même, la contraint à réfléchir, à descendre en elle-même jusqu’à se confronter à ses propres interrogations, alors on peut reconnaître la présence d’une interrogation éthique » nous dit Anne-Marie DAVID.
Encore faut-il que cette situation nous touche. En effet, face à la récolte des informations sur la vie des gens, différentes positions sont possibles. On peut refuser de prendre ces informations. On peut les prendre et ne pas les communiquer. Mais on peut aussi les prendre et… les communiquer.
Ce choix nous renvoie à nous-mêmes individuellement comme travailleur et collectivement comme organisation, quelles sont les valeurs et les pratiques que nous sommes prêts à défendre, à préserver.
A ce stade-ci de la réflexion, nous avions déjà épinglé deux pistes : s’interroger sur les informations utiles et nécessaires pour l’évaluation de nos actions et préserver l’anonymat des personnes dans la tenue de leurs dossiers et documents administratifs, …
Sortir de ce mode d’évaluation ?
Et si nous allions plus loin ? Si nous sortions une bonne fois pour toute de ce mode d’évaluation ? Si nous nous débarrassions de ces critères d’évaluation de l’efficience des pratiques professionnelles mesurées au nombre de «prises en charge », de « dossiers traités », « d’heures de formation prestées » ? Si nous abandonnions ces instruments de mesure que sont les dossiers individuels admi-nistratifs ou de guidance sociale, la liste de signatures des présences ? Si nous revisitions nos pratiques d’évaluation ?
Mais finalement, comment en sommes-nous arrivés là ?
Un éclairage
Je reprendrai ici l’exemple du secteur de l’Education permanente. Début des années 2000, ce secteur est réorga-nisé dans le cadre d’un nouveau décret. Ce décret est particulier. En effet, l’État organise et soutient un pan du tissu associatif dont la mission est de travailler à l’émancipation individuelle et collective de groupes sociaux particuliers et des professionnels de la socioculture. Aux côtés de ce travail d’émancipation, on y retrouve aussi la critique et la remise en cause de l’organisation sociale.
D’entrée de jeu, au vu de cette spécificité, les acteurs du secteur ont défendu le principe de l’autonomie associative. Il n’était nullement question que les pouvoirs publics se mêlent des choix, des priorités ou du contenu des projets mis en œuvre par ces associations.
La question de l’évaluation s’est alors déclinée sur des critères de volume d’activités avec la nécessité de preuves dont par exemple, la liste de présences avec la signature des participants.
Dans les mêmes années, des travaux sont menés, tous secteurs confondus, pour clarifier les liens avec les pouvoirs publics. Il apparaîtra très vite la nécessité de reconnaître plus largement l’utilité et la pertinence de l’associatif et son autonomie par un geste politique fort. Ce dernier prendra du temps a être posé mais, il existe aujourd’hui une charte et sa traduction dans des dispositions légales5. Le principe de l’autonomie associative est donc balisé.
Un autre contexte
Nous entrons concrètement dans la mise en œuvre de la 6ème réforme de l’État. Nous observons les travers possibles d’une régionalisation des matières sociales et culturelles. Pierre Malaise et Serge Noël6 ont ainsi attiré l’attention sur certains effets de la régionalisation de l’insertion socioprofessionnelle, le risque éventuel de dénaturer des projets associatifs nés dans la tradition de l’éducation populaire, la transformation des rapports entre les autorités publiques et les organisations, des logiques d’inspection profondément différentes entre l’administration de la communauté française et celles des régions.
Aujourd’hui, les pratiques d’inspection restent res-pectueuses du droit à la vie privée. Par ailleurs, ces questions ne se posent pas aujourd’hui de manière cruciale pour les secteurs socioculturels.
Mais de récentes arrestations administratives de travailleurs sociaux pour obtenir des informations concernant certains de leurs « usagers » nous rappellent que nous ne sommes pas à l’abri de dérapages et là, ni le secteur de l’insertion professionnelle, ni le secteur de l’éducation permanente n’est à l’abri.
Un cadre éthiquement et démocratiquement acceptable
Depuis de nombreuses années, des analyses ont été produites sur la mise en place de mécanismes précis d’évaluation, les enjeux et les limites de l’évaluation quantitative, la pertinence et l’utilité de l’évaluation qua-litative, la distinction nécessaire entre évaluation et contrôle, la place des gens, des professionnels, des instances, les dérives possibles de l’évaluation externe… Nous pouvons aisément revisiter nos pratiques d’évaluation, envisager des formes et des modalités qui permettent de rendre lisible l’utilité sociale de l’action associative.
L’arsenal juridique et institutionnel définissent les contours de l’autonomie associative et le respect de l’intimi-té des personnes, le défi reste donc d’amarrer l’évaluation à ces deux principes.
C’est un gage démocratique !
1. Articulations n°65 Quel gâchis ! In Secouez-vous les idées n°106 p 13-25
2. https://www.privacycommission.be/fr/donnees-sensibles
3. La commission a été instituée par l’article 31 de l’ordonnance du 8 mai 2014 créant un intégrateur de service régional disposant d’un pouvoir de contrôle sur les traitements de données à caractère personnel gérés par les services publics qui dépendent de la Région de Bruxelles-Capitale (articles 35 à 37)
4. À titre d’exemple : la commission déontologie dans l’aide à la jeunesse
5. http://www.cbcs.be/Charte-associative
6. L’associatif craint de perdre son âme par Laurence Delperdange in Secouez-vous les idées n° 106 – p20-22
Pour ce numéro, nous avons rencontré Julie Reynaert, coordinatrice pédagogique du BAGIC1 de l’Interfédérale des Centres de Jeunes.
FD : Quel est votre parcours professionnel ?
JR : Il n’est pas encore très long ! Par rapport à d’autres personnes interrogées dans cette rubrique, je dois être la benjamine ! (Rire)
Après mes études en Histoire, j’ai travaillé pendant sept années au Centre Culturel de Marche-en-Famenne. J’y ai découvert le secteur Culturel. J’étais en charge de l’animation régionale, c’est à dire la façon dont on peut faire vivre un territoire composé d’une quinzaine de communes affi-liées. Je devais mettre en place des dynamiques de rencontre sur le territoire au travers de manifestations culturelles, c’était vraiment très riche.
Voulant me rapprocher de chez moi, j’ai été travailler brièvement au Centre Culturel de Liège. Depuis 2008, je travaille à la Fédération des Maisons de Jeunes. J’y ai assez rapidement repris la coordination du BAGIC.
Lorsque j’étais au Centre Culturel de Marche-en-Famenne, ma coordinatrice m’a proposé d’aller suivre le BAGIC au CESEP. C’est là que j’ai découvert ce qu’était mon métier ! Même s’il y avait un bon esprit d’équipe et que j’ai été très bien accompagnée dans les différents projets. Avant de faire le BAGIC, mon travail s’apparentait à de l’organisation d’événements. Le BAGIC m’a permis d’en comprendre la portée politique. J’ai pu faire différents liens, j’ai appris le cadre institutionnel, ce qu’est une ASBL, un CA et le décret. Le BAGIC m’a permis de comprendre à quoi servaient les différents événements que l’on organisait, j’y ai découvert les missions d’émancipation et de démocratie culturelle. Cette compréhension a changé ma façon de travailler ainsi que mes objectifs. Mon but n’était plus d’avoir un beau festival, mais de faire en sorte que des personnes s’emparent de l’organisation d’un événement sur leur commune.
FD : Pouvez-vous nous présenter le « BAGIC » de l’ICJ et pointer quelles sont les différences avec le BAGIC du CESEP ?
JR : Une particularité du BAGIC de l’ICJ c’est qu’il est porté par une interfédérale et non pas par un organisme de formation comme c’est le cas au CESEP. Cela lui donne une connotation particulière. L’ICJ est composée de sept fédérations de Centres de Jeunes réunies en association de fait avec comme mission la professionnalisation du secteur. Tout Centre de Jeunes est invité à s’affilier à une fédération et celle-ci le soutient ensuite dans ses actions. Le travail entre le coordinateur d’une Maison de Jeunes par exemple et sa fédération peut être très régulier. Ce qui fait que la formation BAGIC s’intègre dans ce suivi régulier. Au bout des deux ans de formations, on garde un contact avec les bagiciens, ils se retrouvent à de nombreuses reprises dans les AG, dans différents projets. Ce qui responsabilise le cursus au-delà des deux ans. Il y a une sorte de continuum.
Le BAGIC est un accompagnement parmi d’autres offert par les fédérations. Cette proximité permet d’être très proche des enjeux, mais peut aussi engendrer une difficulté de prise de recul.
En effet, les fédérations défendent les intérêts des Centres, qui peuvent parfois être en contradiction avec les intérêts des travailleurs qui y sont employés. Au Bagic, nous formons les travailleurs tout en étant au service de leurs employeurs. Lorsque l’on vise l’émancipation des personnes, cela exige de rester vigilant, notamment au niveau éthique. Il faut parfois jongler avec des situations délicates. C’est inévitable dans une formation qui outille les gens pour qu’ils puissent être acteurs là où ils sont.
Une autre différence avec les autres BAGIC, c’est la thématique sectorielle Jeunesse. Le dispositif est né dans les années 80 d’une réflexion sur la professio-nalisation au sein du secteur Centre de Jeunes. Il rassemble principalement des coordinateurs ou des futurs coordinateurs de Centre de Jeunes. Il y a donc une certaine homogénéité dans les groupes puisqu’ils ont tous les mêmes missions décrétales.
L’hétérogénéité vient surtout des parcours personnels très différents et des milieux d’implantation des associations. Les profils sont très variés. Au CESEP, les participants viennent pour l’aspect « Education Permanente » et c’est ça qu’ils veulent travailler. Ici quand les participants arrivent, ils n’en n’ont parfois jamais entendu parler ! Ils sont surtout en attente d’outillage de gestion d’asbl ou de gestion d’équipe. Nous sommes donc sur les deux niveaux : on travaille à la fois des aspects techniques ou de gestion et des aspects de fond, plus politiques, pour mettre en lien le projet associatif et les valeurs portées par le secteur.
De plus, dans notre secteur, il y a une exigence de qualification. Les coordinateurs doivent prouver qu’ils sont aptes à coordonner un Centre de Jeunes. Une série de compétences sont vérifiées par la sous-commission de qualification sur base d’un profil spécifique. Notre programme pédagogique a été construit en croisant à la fois le « cahier des charges » BAGIC et ce profil de qualification. Cela explique également les spécificités du BAGIC ICJ.
La dernière différence majeure que je voudrais pointer est que nous articulons deux types de dispositifs de formation. Celui que nous appelons « hors-terrain » où le groupe se rencontre avec des intervenants extérieurs et celui « sur terrain » où chaque bagicien est accompagné par un superviseur personnalisé qui va l’accompagner dans son centre et son projet.
FD : Que veut dire coordonner une formation politique ? Quelle est l’importance de ce type de formation aujourd’hui ? Et dans le secteur Jeunesse ?
JR : Coordonner une formation politique, c’est amener d’autres personnes à pouvoir agir comme acteur politique là où elles sont. J’utilise le terme politique dans son sens : agir dans la cité. Quel avenir pour les Jeunes dans ce quartier ? Quelle place pour eux dans cette commune ? Comment je me mets en mouvement pour faire évoluer la situation des Jeunes avec eux ? Il faut d’abord être conscient du projet politique qui est porté par le décret Centres de Jeunes, ses finalités de participation culturelle et d’émancipation.
Il s’agit de reconnecter les participants à la tradition portée par l’ensemble du secteur socio-culturel. Sans cette conne-xion, le risque est de ne voir leur métier qu’au travers des injonctions du décret, dans un registre très pragmatique. Plutôt qu’une finalité, je vois le décret comme un outil qui nous soutient et qui nous arme pour pouvoir agir à la transformation sociale.
Mon but est d’amener des participants à pouvoir porter les politiques culturelles en sachant pourquoi mais aussi comment ! Pour cela, ils doivent être outillés de méthodes concrètes. Ils doivent pouvoir anticiper, nouer des partenariats, animer, mener un projet et l’évaluer… Il s’agit de comprendre dans quel jeu on joue et du coup être attentif aux évolutions politiques globales de la société. Il faut être vigilant aussi bien à l’évolution sociale, économique des groupes avec lesquels on travaille. Le BAGIC permet aussi cette sensibilisation au travers de l’expérience vécue avec les autres et qui peut faire naître la fibre politique.
C’est particulièrement important dans le secteur jeunesse. Si on veut que les jeunes aient une meilleure compréhension de leur environnement pour pouvoir y agir et le transformer, il faut que les coordinateurs sachent que c’est ça leur mission et qu’ils soient capables de le transmettre à l’ensemble de leur équipe. Notre société a besoin d’une jeunesse porteuse d’alternative et non d’individus perdus prêts à s’embrigader dans le premier groupuscule venu. Le secteur Jeunesse a là une responsabilité à assumer !
Heureusement, la plupart des travailleurs du secteur Jeunesse sont très engagés. Le BAGIC est un des lieux qui peut éveiller à cette conscience politique. En cela, il contribue aussi à maintenir vivant un monde associatif engagé et alternatif. Je ne voudrais pas que l’offre des Maison de Jeunes devienne uniquement du loisir occupationnel où l’enjeu est d’apprendre le vivre ensemble, même si c’est un socle important. Le BAGIC sert aussi de soutien aux projets qui vont plus loin que cette étape fondamentale de la socialisation. Il n’y a que de cette manière que l’on va favoriser l’éclosion d’alternatives et poursuivre la lutte pour une société plus démocratique et plus juste.
FD : Dans un article paru dans l’Antre’Toise, vous parlez des enjeux du métier d’animateur et vous citez la formation et le fait de ne pas rester seul. Pouvez-vous nous en dire plus ?
JR : C’est venu d’un groupe BAGIC où l’une des conclusions des diagnostics était que les coordinateurs se trouvaient seuls. Même si c’est le propre du rôle de la direction d’être seul, la solitude représentait un vécu difficile qui était partagé.
Un enjeu du groupe a donc été de redécouvrir dans quel maillage on agit et de s’outiller pour être moins seul, pour travailler plus collectivement. Cette solitude est en lien avec d’autres difficultés du métier comme la précarité du travail dans le secteur par exemple. Les coordinateurs doivent se battre pour conserver leur financement afin de pouvoir garder leur équipe. Les animateurs sont souvent renouvelés. Le coordinateur doit constamment recommencer le travail de mise en place d’une équipe en interne, mais aussi dans ses rapports aux jeunes.
Une autre difficulté que rencontrent les Centre de Jeunes c’est de devoir, par ses missions, mettre le Jeune dans une situation de responsabilité et développer son sens critique alors que la tendance générale de la société pousse les
Jeunes à être des consommateurs passifs. Là aussi, les CJ se sentent parfois un peu seuls !
FD : Qu’aimez-vous dans la formation, que vous apporte-t-elle ?
JR : Ce qui me plaît en formation c’est quand je travaille avec un groupe selon une méthodologie d’action et qu’ensuite les participant se sentent capables de mener ce type de dynamique chez eux. J’aime que les participants soient capables, non seulement de « penser le projet », mais aussi d’ « agir le projet ». Et c’est en regardant ce qui a été vécu qu’on prend conscience de sa capacité à agir.
J’aime particulièrement les aspects politiques, tout ce qui touche à l’histoire du secteur et aux finalités de notre métier. Ça met un coup de projecteurs sur la partie noble du métier… Quand on rappelle à un groupe que « Nous sommes là pour que des Jeunes puissent agir dans leur quartier. Nous avons du pouvoir et grâce à nous ça va bouger », Les participants sortent boostés. Ils se disent remobilisés, cela donne une noblesse à leur travail. Je suis satisfaite quand un participant se dit « ça, c’est mon rôle et je me sens capable de le jouer ».
Je suis quelqu’un de passionné et ma passion est communicative. J’aime en formation apporter une bouffée d’air qui permet de se décaler par rapport aux tracas quotidiens. J’aime réactiver les consciences et redonner confiance aux gens.
FD : Le mot de la fin ?
JR : Que vive longtemps un secteur Jeunesse alternatif et engagé ! L’engagement est quelque chose qui me tient à cœur. Je suis persuadée que les formations longues sont le meilleur moyen pour travailler l’ancrage, l’engagement et l’outillage des professionnels dans un projet politique. J’ai peur que la formation non formelle organisée par le secteur Culturel soit de moins en moins subventionnée au profit de la formation professionnelle ou de l’enseignement formel (promotion sociale, haute école,…). Le risque serait alors de perdre l’ancrage politique du secteur. Des formations organisées dans le secteur socioculturel alimentent et soutiennent le côté vivant et engagé du secteur Jeunesse. Il est important que cet aspect puisse continuer d’exister, notament grâce aux dispositifs de formations longues. Le BAGIC doit rester un lieu qui permet l’engagement et la participation. Il peut l’être notamment parce qu’il a encore les moyens d’avoir un fonctionnement cohérent par rapport aux valeurs proposées. C’est un lieu de relation horizontale et d’autonomie où chaque personne peut prendre sa place et être sujet de ses apprentissages.
1. BAGIC: Brevet d’Aptitude à la Gestion d’Institutions Culturelles octroyé par la Direction générale de la Culture de la Fédération Wallonie Bruxelles
En 2015, le Cesep abordait ces questions dans une étude1. A partir d’une dizaine d’entretiens, nous tentions d’appréhender l’espace de recouvrement entre Education permanente et sciences sociales critiques, leurs solidarités et leurs luttes communes, mais aussi les conditions d’un dialogue fructueux entre elles. Julien Charles a mené cette étude pour le Cesep. Quelques mois plus tard, lors d’un entretien, nous revenons avec lui sur les intuitions et les questionnements qui ont suscité cette réflexion et sur les conclusions auxquelles elle conduit.
Peu de différences et quelques rencontres
Au départ, il y a un a priori qui consiste à penser qu’il y a peu de différences entre les sciences sociales critiques et l’Education permanente. Bien sûr, des écarts existent dans les manières de faire, dans la façon de s’institutionnaliser, de s’organiser ou de se financer. L’étude ne portait pas sur ces dimensions-là mais plutôt sur le travail de fond, commun à ces ensembles d’acteurs.
En tant que travailleur « cesepien », éprouver l’espace de rencontre entre les deux était cohérent puisque que l’organisation pour laquelle je travaille entend explorer les zones de convergences et intensifier, dans le cadre de ses missions, les dynamiques communes. C’est une exploration que le Cesep n’est pas seul à mener : d’autres organisations, qu’elles relèvent du domaine académique ou associatif, se situent également dans cet espace. Plus encore : les personnes rencontrées pour l’étude, qu’elles soient payées par une université, le FNRS ou bien par l’une ou l’autre association reconnue par le décret Education permanente, essaient toutes, à certains moments, de travailler ensemble.
Un horizon commun malgré des points de départs distincts
Au-delà des différences de forme, on retrouve un horizon commun : le travail de recherche est considéré comme un bon moyen de contribuer au débat public. De part et d’autre, la recherche se construit non pas avec la seule intention de faire naître des idées nouvelles mais bien avec la conviction que ces idées, nouvelles ou autrement agencées, sont porteuses de changements pratiques. Maintenant, c’est vrai que les façons d’y parvenir sont parfois un peu éloignées et que toutes les préoccupations ne sont pas identiques. Grosso modo, on peut considérer que les sciences sociales partent de problèmes conceptuels ou cherchent à améliorer des systèmes théoriques en se confrontant à des situations pratiques, en allant sur le terrain. Les recherches en éducation permanente ont quant à elles pour intention de prendre à bras le corps des problèmes pratiques et, pour examiner ceux-ci, elles trouvent dans les sciences sociales critiques des ressources utiles. Plus particulièrement, au CESEP, en formation, on fait face à des personnes confrontées à des publics et à des tensions professionnelles et c’est ça notre matière à traiter, c’est de là que naissent les interrogations soulevées dans les études et les analyses. Mais il n’est pas pour autant question de défendre ici une espèce de division du travail : aux académiques le monde des idées, aux associatifs celui des faits. La démarche idéale consiste non pas dire à l’autre ce qui est mais à dire ensemble ce qui est.
Les sciences sociales, sont-elles toutes critiques ?
Je dirais qu’elles le sont probablement mais toutes ne l’assument pas, parce que leur horizon politique n’est parfois pas très réjouissant et qu’elles préfèrent alors le passer sous silence… Mais ce que je voudrais préciser ici, sans jouer le jeu de la lutte entre écoles de pensée, c’est qu’il ne faut pas réduire les sciences sociales critiques à la sociologie de la domination que Bourdieu a magistralement contribué à consolider. Avec lui, c’était clair : il y a la réalité qu’on perçoit et puis, par dessous, il y a les vrais modes de fonctionnement auxquels seul le sociologue a accès. Là, le geste critique est évident : il consiste à dévoiler une réalité différente de celle qu’on nous montre ou de celle qu’on perçoit. Aujourd’hui, d’autres sciences sociales critiques s’engagent dans des gestes critiques quelque peu différents. Globalement, pour elles, la rupture n’est plus aussi franche car elles fondent leur travail sur les critiques formulées par les acteurs eux-mêmes et ne s’empressent pas de réduire celles-ci à une illusion, à un jeu perdu d’avance. Cela signifie aussi que le chercheur doit prendre en compte sa propre position. Il a ses convictions, il parle depuis un endroit particulier, il a été formé à telle ou telle discipline et il est financé par telle ou telle institution. Autrement dit, son discours est situé autant que celui des personnes qu’il observe, il fait partie du paysage qu’il analyse et il doit le prendre en compte dans son travail. Je dis cela en précisant aussitôt qu’il ne faut pas symétriser toutes les positions. Les acteurs en présence se reconnaissent ou disposent de ressources et de légiti-mités différentes pour produire tel ou tel discours.
Dérives et promesses
Ce dialogue requiert non seulement des académiques disposés à dialoguer avec les acteurs associatifs organisés, mais il nécessite aussi que ces derniers consacrent du temps et du travail à la réflexion sur leurs pratiques. De part et d’autre, cela suppose de veiller à un équilibre entre théorie et pratique, entre connaissance et action. Pour nous, comme le disait une interviewée, le risque de l’ « activisme » existe bel et bien : n’être que dans l’action et ne plus passer par la case réflexion. Les tensions qui apparaissent dans la pratique sont alors négligées pour continuer à agir efficacement, ne pas perdre son temps et se rendre le plus utile possible à ceux que l’on considère comme les bénéficiaires de nos services. Mais en s’engageant dans cette spirale, l’horizon politique de nos actions est subverti par l’adage des jeux olympiques modernes (citius, atlius, fortus) sans plus se demander ce que l’on cherche en allant toujours plus vite, plus haut, plus fort.
L’enquête pour réviser les pratiques
Prendre en considération les troubles et inquiétudes qui naissent dans l’action est l’un des moyens dont nous disposons pour résister à cette frénésie activiste, pour retrouver et repenser le sens de nos actions. Mieux encore, ce trouble, on peut le comparer à d’autres choses, le mettre en regard de situations vécues ailleurs et par d’autres, le confronter à des formulations et des concepts élaborés dans des espaces connexes. A partir de là, le trouble devient un problème qui me dépasse, qui prend progressivement une dimension publique, et donc politique. Ce passage constitue un changement qui se répercute dans nos façons de mener nos actions, la pratique en est révisée. Et, attention, il faut donc bien en passer par cette mise en œuvre pour ne pas tomber dans le travers inverse à l’activisme, celui de la tour d’ivoire, de la réflexion qui tourne sur elle-même. En évitant ces deux ornières, on peut voir se dessiner un cycle vertueux qui permet d’améliorer les activités en cours. Il consiste à suspendre son action, à certains moments, pour retourner à son bureau ou en formation, prendre le temps d’écrire et de réfléchir sur ce qui vient de se passer, entendre ce que d’autres en disent ou lire ce que d’autres en pensent, revenir sur ses propres notes et les relier à d’autres choses…
En conclusion
En fait, il n’y a pas de conclusion possible à ce stade vu que cette étude ne trouve son sens ou son éventuelle qualité non pas de ce qu’elle est mais de ce qui en sera fait. Dans ce sens, le Cesep prolonge le geste en proposant une formation2 à destination de gens qui ne sont pas des chercheurs professionnels. Elle aura pour objectif de sensibiliser à cette démarche d’enquête, la sensibilisation étant à entendre dans le sens d’éprouver les possibiltés et limites de ce geste et des pratiques qui s’en réclament, au service des actions et des acteurs divers.
1. Recherche en Education permanente et en sciences sociales. Quelles analyses critiques de la société ? Réalisée par Julien CHARLES, pour le Cesep en 2015. Consultable en ligne à l’adresse suivante :https://cesep.be/PDF/ETUDES/ENJEUX/educ_permanente_sciences_sociales.pdf
2. La formation « L’enquête au service de l’action » est programmée sur 4 jours en octobre et novembre 2016. Pour info et inscriptions : https://cesep.be/index.php/67-formations/travailleurs-associatifs/formations-programmees/674-l-enquete-au-service-de-l-action
Journaliste de formation, Michel Steyaert a successivement travaillé pour la chaîne régionale Télé Bruxelles comme journaliste culturel, au Théâtre des Tanneurs comme responsable de communication et programmateur artistique et enfin au Centre Vidéo de Bruxelles comme directeur.
Claire Verhaeren travaille depuis quatorze ans à « La Rue»» dans le cadre du Projet de Cohésion Sociale « Quartiers Ransfort », en partenariat avec Le Logement Molenbeekois et l’asbl « Les », soutenu par la SLRB et la Ministre bruxelloise du Logement. « La Rue » est une association d’éducation permanente située à Molenbeek dans un quartier populaire au passé industriel fortement précarisé aujourd’hui.
Mustapha Abatane est animateur d’atelier vidéo depuis une dizaine d’années. Il travaille au Centre Vidéo de Bruxelles depuis fin août 2014, plus précisément aux ateliers urbains. Les Ateliers urbains sont des ateliers qui s’inscrivent dans des quartiers de Bruxelles vivant des mutations. Il s’agit d’espaces qui interpellent, des espaces où on a envie de s’installer car on a le sentiment qu’il y a quelque chose de particulier à raconter.
Et c’est bien le cas.
Aux alentours de 2003, « La Rue » a des contacts avec les locataires du 65 rue Brunfaut1, une tour de logements sociaux. Cette tour cumulait une série d’handicaps, une construction avec une structure métallique, un noyau central en béton, une isolation thermique et acoustique totalement défaillante, des ascenseurs très souvent en panne, les normes de sécurité incendie non respectées. Les locataires avaient déjà revendiqué, à maintes reprises, un logement… plus digne.
« La Rue » les a rencontrés par un projet ponctuel d’Observatoire de l’habitabilité, dans le cadre d’une recherche-action impliquant les habitants pour établir un « relevé des cadres de vie ». Dans ce cadre, Claire et ses collègues décident d’aller mettre un pied dans la porte du 65. Parallèlement, la société des logements sociaux avait un projet pour travailler la question de la propreté des communs de la tour et de ses abords. Elles y ont vu un second prétexte pour aller à la rencontre des habitants. Très vite, nous dit Claire, nous avons compris que la question de la propreté était un symptôme d’un mal plus profond : vivre dans cette tour où se mêlaient les problèmes techniques et sociaux ! La tour était prévue pour 97 ménages répartis sur 16 étages, mais il y avait une surpopulation de 30 %. Le manque d’espace était source de méfiance et d’insécurité. Ce qui était compliqué pour les habitants était de faire valoir collectivement ces difficultés auprès de la société de logement social qui n’avait pas de solution. La Société a mis très longtemps avant d’inscrire cette tour dans un plan de rénovation.
Tout au long de ces premières années, Claire et ses collègues ont soutenu la rencontre des locataires avec la société de logement social. Cela a permis à certains locataires de rencontrer enfin les responsables de l’époque. Il y a eu une reconnaissance officielle des difficultés des habitants de la tour ; ce n’était pas une question de propreté des lieux mais de décence d’un logement.
Vers 2010, de nouveaux locataires s’engagent à leur tour. A cela s’est jointe une étude de faisabilité pour la rénovation du 65 dans le cadre d’un contrat de quartier. Accompagné par « La Rue », le collectif des locataires s’est redynamisé autour d’une volonté de concertation sur une rénovation réfléchie avec les habitants. La discontinuité dans la transmission des informations, les va-et-vient de la société de logement ont été très pesante. Les gens passaient sans cesse de la joie à la colère ; l’épuisement était réel.
Cette expérience a généré une expertise2 que « La Rue » a compilé comme étant ce que devrait être la concertation des locataires dans certaines opérations de rénovation/construction.
Pourquoi avoir fait le choix de la vidéo ? Qu’est-ce que la vidéo a de plus qu’une autre forme artistique ? Quels ont été les freins ? En quoi cela a été un levier ?
Mustapha : La vidéo est un outil grand public. C’est quelque chose qui se démocratise, tout le monde peut y avoir accès. C’est la meilleure manière de faire passer un message. La vidéo réunit à elle seule toutes les autres formes d’expressions. Il y a de l’écriture, du théâtre. Il y a un côté pictural, musical, tout peut être contenu dans la vidéo. Un autre avantage est sa facilité de diffusion, de la consultation libre sur internet à la diffusion en salle. Elle peut être démultipliée et envoyée partout. En plus, ce format est attrayant pour le grand public, ça ne fait pas peur.
Claire : Pourquoi l’atelier vidéo ? Même si au moment où nous y avons pensé les solutions semblaient être là, les gens étaient toujours dans l’attente de quitter cette tour. Le choix de la vidéo a été assez évident car il y avait une volonté de montrer en son et en images les choses comme elles étaient. Et puis, c’est un atelier vidéo et donc il y a un processus qui, ici, a permis de sortir de l’urgence, d’avoir un temps de réflexion. La première chose qu’on a faite, ça a été de faire du porte à porte avec Mustapha pour établir un contact autant par rapport aux habitants qu’entre nous deux. Ce premier pas a mis les gens à l’aise. Ils étaient pour la grande majorité convaincus que le film était une bonne idée et que cela rencontrait leurs attentes. Mais ce « oui » il a fallu le travailler car le rapport à l’image ce n’est pas rien, cela soulève beaucoup de questions sur ce qui sera fait de leurs propos.
… Une autre limite… [Silence…] On avait des contraintes matérielles. Les ateliers ont eu lieu tous les mercredis de septembre à décembre de 17h à 19h. Mustapha a été très disponible. Cela nous a permis d’élargir ces plages horaires afin de faire des rencontres et du travail de préparation. La limite pour certains, était déjà de venir à un rendez-vous. L’atelier était aussi l’endroit où on avait des infos sur l’actualité de l’immeuble ou pour venir me faire part de leurs problèmes. Parfois on était 4 et parfois 15.
Mustapha : D’une certaine façon on peut dire qu’ils m’ont utilisé. Ils ont utilisé mes compétences techniques. Pour eux, j’étais la personne qui amenait la caméra. C’était l’occasion de faire quelque chose. L’essentiel pour eux était de s’exprimer et peu importe quel était le chemin et les savoirs à acquérir. Ils voulaient sortir avec quelque chose qui permettait d’interpeller.
Et pour toi, Mustapha, quelles sont les limites de l’atelier vidéo ?
Mustapha : Un atelier vidéo entraîne des contraintes techniques : il y a la caméra et le micro. Ces outils demandent un temps d’adaptation, il faut se familiariser. Un autre élément important lié à ce type d’atelier, comme l’a dit Claire, c’est le rapport à l’image qu’a chaque participant. Certains ont des facilités et d’autres sont moins à l’aise.
En tant qu’animateur-cinéaste, j’ai dû beaucoup m’adapter. En règle générale, dans mes ateliers, j’ai une formule qui marche, que je dois adapter mais qui marche.
Mais à Brunfaut, il y avait une urgence. Les participants n’étaient pas particulièrement demandeurs d’apprendre à utiliser l’outil. Il fallait faire un film. Il a fallu jongler ! Je suis arrivé avec un cadre préétabli et j’ai très vite compris que j’allais devoir être réactif et réadapter ma méthode. Une grande partie du groupe s’est approprié l’atelier vidéo comme un lieu de réunions collectives, de mobilisation pour défendre leurs droits. L’atelier s’est vite transformé en un outil de revendication plus large que la vidéo.
Tu parlais d’une formule qui marche. Existe-il un processus… classique ?
Mustapha : Il s’agit bien souvent de passer par les étapes classiques de l’apprentissage, l’utilisation de la caméra d’un point de vue technique : la balance des blancs, la vitesse d’obturation, … ensuite on aborde le langage cinématographique : le gros plan, le plan moyen, … Le son off, le son in… C’est donner des informations purement techniques avant de passer à la pratique même si parfois, on mixe les deux au travers d’exercices pour mieux comprendre. Ici tout était centré sur le discours. Les gens auraient préféré faire autre chose de leur temps libre. S’ils étaient là, c’était par nécessité et moi… je me suis laissé porter par eux aussi.
Pourquoi as-tu accepté de rejoindre ce projet ?
Mustapha : D’abord et avant tout c’est un sujet qui me touche. Je suis bruxellois, je connais des gens qui vivent la même situation, qui sont dans des logements sociaux.
Ensuite, il y avait une dimension tout à fait parti-culière dans ce travail, on était chez les gens. Ils nous ouvraient leur porte. C’est fou une telle proximité. Ils m’invitaient à boire un café et me montraient ce qui n’allait pas. D’habitude, les ateliers se passent dans les locaux de l’association partenaire, pas chez les gens. J’ai fait autant connaissance avec eux qu’avec la tour. Claire m’a beaucoup facilité les choses, elle connaissait les gens et les lieux. Elle m’a présenté à tout le monde. À un moment donné, je n’étais plus un étranger dans cet univers. J’étais presque comme un locataire. Les gens n’étaient pas surpris de me voir. Je faisais partie du décor.
Claire : Si vous donnez aux gens le temps de « la rencontre », si vous les écoutez, ils vous feront assez vite confiance. Ils ont très vite accepté d’ouvrir la porte de chez eux, de témoigner. Consigner le tout dans une vidéo a été plus compliqué en raison des freins dont on a déjà parlé. Il a fallu y travailler mais par contre le lien interpersonnel s’est très vite établi.
Quand Mustapha dit qu’il a été utilisé, je trouve qu’il était bien dans son rôle. Les gens utilisaient l’outil audiovisuel que Mustapha mettait à leur disposition. Les gens passaient commande du type « Il faut montrer les escaliers à la montée et à la descente, je vais te montrer ».
Le prémontage a été une étape très forte. A ce moment-là, le film est une pièce à casser. Et ici, elle a été cassée dans tous les sens ! Les gens étaient super clairs, ils étaient ensemble autour d’un projet qui avait débuté trois mois plus tôt. Ils n’étaient pas d’accord avec le montage proposé. Ils voulaient un film beaucoup plus concret, plus démonstratif et plus fort. Ils étaient très précis, ça a été un choc. Ils assumaient le message qu’ils avaient construit et qui allait sortir sur la place publique. Ils sont devenus porteurs d’un message commun !
Mustapha : Le prémontage ne correspondait pas au film qu’ils voulaient montrer et ils l’ont dit très fermement. Pour moi, il ne s’agit pas réellement d’un désaccord car on était encore
dans la phase de création. C’était même très chouette à entendre car on a eu une confirmation de leur implication et que ce film était bien le leur.
Vous dites que c’est leur film ? Pour vous, ce n’est plus votre film ?
Mustapha : J’essaye au maximum que ce soit leur film et qu’ils se l’approprient. Je suis là comme un cadre. J’essaye de leur permettre que le film puisse avoir une forme valable, plus ou moins intéressante pour qu’il puisse être vu.
Au niveau du contenu, je fais tout pour que ce soit eux qui fassent les choix. Je suis là pour faciliter la parole collective. Je veille à ce que chacun puisse s’exprimer. Je fais attention à ce qu’il n’y ait pas que celui qui parle le plus dans un souci… un équilibre… pour être dans une parole collective…
[Silence…] Évidement je suis attaché au film. J’étais censé le monter et… je n’ai pas pu le faire car j’étais trop impliqué.
Claire : Ce n’est pas que ce n’est plus notre film. On se met en position d’être les garants… que les conditions soient réunies pour que les personnes puissent se saisir de l’outil, qu’ils y trouvent leur compte. Mais bien sûr c’est une aventure commune et on en fait partie. Il y a de la sensibilité. Il ne faut pas se leurrer non plus, c’est parce qu’on a créé ces rendez-vous que les gens étaient là et donc que le film existe.
Cette aventure a modifié ou conforté vos pratiques à l’un et à l’autre ?
Mustapha : Forcément, cette expérience m’a transformé. J’ai toujours eu tendance à aimer être en accord avec le groupe qui est en face de moi. J’aime l’idée qu’un atelier ne ressemble jamais à un autre même s’il existe un carcan. Pour l’instant, je mène deux ateliers en parallèle, ils n’ont absolument rien avoir l’un avec l’autre. Brunfaut a confirmé mon envie de ne pas être trop rigide dans la façon de procéder.
Claire : Moi aussi, je dirais qu’il n’y pas de formules toutes faites. Il y a une chose qui est indispensable : prendre le temps d’écouter les personnes individuellement, c’est incontournable, c’est une manière pour eux d’entrer dans l’action. On papote avec quelqu’un dans le quartier, il n’y a pas forcement un résultat immédiat. Mais c’est énorme ! C’est en semant des petites choses comme ça que les gens se rencontrent plus facilement, que cela deviendra possible de les rassembler. C’est là que se construit la façon dont les personnes vont pouvoir ou pas s’inscrire dans un collectif. C’est à ce moment-là que cela va faire sens pour eux. C’est un travail qui s’inscrit dans le temps.
[… Silence…]
Mustapha : Le film parle d’un bâtiment. Tous les gens qu’on y a rencontré sont présents même s’ils n’y ont pas pris part, qu’on ne les voit ni ne les entend pas. Ils ont eu un impact sur le résultat final par ces « rencontres de paliers ». Les gens qui n’ont pas participé au film ont tenu à être présents lors de la projection du film. Ils savaient que quelque chose se faisait. Ils ont voulu voir le résultat et ils s’y sont reconnus.
Claire : Il y a eu une émulation au moment de la projection-débat grâce au travail du CVB et à son travail de promotion et diffusion. Télé-Bruxelles a voulu faire un interview et des habitantes y ont été. L’envie de faire exister le film les a boostées. Ce film a existé. Il a été diffusé plusieurs fois, il est parti en festival, il a même gagné un prix, ce qui a été super valorisant pour les personnes ! C’est important d’avoir ça à l’esprit dans ce type de projet.
Mustapha : Pour certains, le film a eu une fonction émancipatrice. Il y a une habitante qui n’est qu’en voix off dans le film mais c’est elle qui a été sur les plateaux, les podiums… Au départ ce n’était qu’une voix, c’est devenu un visage devant les caméras.
Historiquement pour qui le film était-il fait ? Le film a eu un gros retentissement, mais quand vous avez démarré le projet, vous pensiez à qui ?
Claire : On a ressenti que les locataires avaient besoin d’exprimer ce qu’ils vivaient sur la place publique, à la société. Dans l’année qui a précédé l’atelier vidéo, ils étaient demandeurs d’organiser une conférence de presse, d’alerter les médias. Ils étaient plus dans une démarche de l’urgence ponctuelle. Nous avons présenté le film comme étant un moyen qui pouvait à la fois refléter l’état d’urgence mais qui pouvait également relater leur histoire et celle du combat mené. Pour « la Rue », l’idée était également d’en faire un outil de témoignage, un outil d’interpellation. Ce qui fut le cas. Les habitants ont rencontré les responsables politiques, ont animé des débats lors de la projection dans d’autres logements sociaux, incité d’autres groupes à se mobiliser afin que ceux-ci puissent défendre leurs intérêts.
Le film a positivé les actions des dix dernières années. Ils étaient rassemblés autour d’une problématique commune… [Silence…] le film leur a permis de se créer une identité commune, une identité qui leur permette de se positionner par rapport à la société.
Mustapha : De simples personnes qui subissent, ils sont passés à un autre statut en prenant les armes audio-visuelles pour s’exprimer. J’ai envie de croire que cela leur a fait du bien dans l’image qu’ils peuvent avoir d’eux-mêmes. Cela faisait plus de dix ans pour certains, qu’ils vivaient là. Ils ne croyaient plus que cela pourrait changer. Leur objectif était d’interpeller pour que cela ne se reproduise plus ailleurs. Que cette tour serve de contre exemple ! Le fait d’avoir été acteur et non plus uniquement des gens passifs ou bien sans récepteurs pour leur message a été très positif. Ça les a reboostés !
Claire : Toute leur histoire dans la tour a creusé des sillons très profonds dans leur vécu. Ici, ils reprennent la main sur leur destin. Le fait que le film ait été diffusé et qu’il ait créé du débat, ça a clairement donné de la fierté
et de la reconnaissance. L’après-film a été tout aussi important dans le processus. Cela a aussi créé des liens dans la tour, ils ne se connaissaient pas et même s’ils ne se verront plus car aujourd’hui la tour est vide, cela a montré que c’était possible ailleurs. Ils peuvent générer eux-mêmes de telles démarches.
Quel a été l’impact du film sur la société des logements sociaux, sur les élus locaux ?
Claire : Pour la société de logement, je pense que ce qui a eu le plus d’impact a été le débat qui a suivi la projection du film. Cela n’a pas dû être très agréable pour eux car ils ont été invectivés sur le pourquoi avoir laissé une situation dégénérer à ce point. Alors que je pense que la société de logement ne pouvait pas à elle seule apporter une réponse à ce problème.
Mustapha : Les débats ont été assez mémorables car les habitants étaient presque tous là, les responsables de la société du logement molenbeekois, l’échevin du logement, le RBDH3. Les gens se sont exprimés, il y a eu des échanges bien virulents mais salvateurs. Cela a permis de réaliser que des situations de ce type existaient à Bruxelles.
Claire : L’action a eu un impact sur la résolution du problème, j’en suis persuadée. Le cabinet de la Ministre du logement nous a demandé d’écrire une note sur ce qui devrait être nécessaire en cas de concertation des gens. Le film est clairement un outil de sensibilisation autant pour d’autres locataires que pour les fonctionnaires de la Société du logement de la Région de Bruxelles-Capitale. Le film a créé une onde de choc. Ensuite il faut pouvoir effectuer un travail d’accompagnement avec les locataires. Tout le monde souligne l’importance du travail accompli et ses effets. Toutefois, la société de logement social, notre partenaire, ne souhaite plus que nous poursui-vions l’atelier vidéo dans le cadre du Projet de Cohésion Sociale. On cherche donc une formule afin de pouvoir aménager la poursuite de cette action. Car les gens ont clairement manifesté l’envie de poursuivre avec d’autres groupements citoyens afin de donner les clefs aux gens qui subissent des injustices pour qu’ils puissent eux aussi se faire entendre. Ils sont dans un objectif de solidarité et il faut qu’on puisse le permettre.
Quand nous vous écoutons, nous sommes surprises, touchées par une telle complicité. Comment avez-vous mis en place votre collaboration ? Quels sont les ingrédients de la réussite d’une alliance entre une animatrice socioculturelle et un animateur-cinéaste ?
Mustapha et Claire épingleront des éléments transférables ailleurs : l’implication de l’animatrice socioculturelle au quotidien avec les habitants et une très bonne connaissance du contexte local, la confiance réciproque qui s’est construite entre eux, la capacité d’ un animateur-cinéaste à « tisser » l’atelier, la nécessité d’être vraiment à l’écoute des gens. Nous étions concernés par ce qui se passait là, on s’est impliqué avec la même intensité tout en partageant nos craintes. On avait des échéances et on était encadré à la fois par «la Rue » et par le CVB. C’étaient des moments importants qui nous ont permis de nous recentrer. Ce cadre nous a soutenu.
La question manquante ? Sur quoi aimeriez-vous insister ?
Claire : La souplesse du processus. La force de l’atelier a été d’avoir un cadre clair mais entre ces échéances, l’autonomie du projet a été indispensable.
Quand on travaille avec l’humain, il faut être souple, être capable de changer son point de vue. Il faut faire des évaluations intermédiaires avec les participants et… leur laisser de la latitude.
Mustapha : C’est un mélange de méthodologie et de liberté. Le cadre peut être utile mais il faut pouvoir s’en libérer autant sur la forme que sur le contenu. Même quand on est dans un projet politique, on reste dans un processus créatif. J’aime bien avoir un espace de freestyle. Les participants et les événements qui surgissent modifient le projet en cours de route. On ne sait pas toujours vers quoi on va aller. Ce n’est pas toujours très confortable mais j’aime ça !
Claire : C’est super facile d’y aller, il suffit de lâcher prise et d’avoir l’autonomie. Il faut créer de l’espace temps où les gens peuvent se poser. Une fois que le lien est établi les gens se confient et s’ouvrent très vite. Il faut multiplier ces espaces, c’est ce qui crée du lien. On ne peut créer du collectif qu’en connaissant l’autre.
1.Présentation du projet : http://www.larueasbl.be/developpement-local/projet-de-cohesion-sociale/65-rue-brunfaut-ca-ira-mieux-demain
2. « La participation des locataires dans les processus de rénovation et d’aménagement du parc social »,juin 2015, http://www.larueasbl.be/wp-content/uploads/2015/09/ParticipationLocataires_LogementSocial.pdf
3. RBDH :Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat
Voir le film : Voir le film sur Vimeo
Tour à tour, coordinatrice-animatrice de « Coup2pouce », chargée de diffusion en cohésion sociale et d’un projet de « recherche-action » européen sur le développement de publics culturels, monteuse, animatrice d’ateliers vidéo et radio, animateur-cinéaste, chargée de production, … ils ont en commun d’avoir alterné les différentes facettes de l’atelier audiovisuel.