La réduction (collective) du temps de travail comme monstre du Loch Ness des avancées sociales… Dans une société occupée à construire sa propre ubérisation, on se demande si on en verra jamais la couleur. Pourtant, ici et là – parcourez la revue de presse «Le Monde du travail» dans ce numéro – des initiatives se prennent et des tentatives voient le jour. Mais rien encore qui soit globalement en mesure de répondre, par exemple, aux trois principes du Manifeste Travail. Bernard Conter, docteur en sciences politiques (Université de Bordeaux) et chargé de recherches à l’IWEPS (Institut Wallon des Etudes Prospectives et Statistiques) rappelle ici combien cet impératif reste non seulement actuel mais pourquoi il sera nécessaire également pour des raisons écologiques.
En plein essor de la pandémie Covid, le Manifeste Travail, signé par plusieurs milliers de chercheurs et enseignants dans le monde, rejoint de nombreux appels et discours invitant à convenir que le travail est bien davantage qu’une ressource marchande. A l’heure où la société se confinait, le rôle de travailleurs des secteurs de la santé, de la production de biens, de la distribution, de la propreté, des transports, de la sécurité (et bien d’autres) redevenait essentiel aux yeux de tous ; leur travail est bien autre chose qu’une simple ressource mobilisée dans une fonction productive. Et c’est parfois au prix de leur santé ou de leur vie que ces travailleurs nous ont adressé ce rappel.
Le Manifeste travail nous invite à penser un monde d’après plus respectueux du travail et plus émancipateur. Il nous exhorte aussi à ne pas reproduire le « choix naïf de 2008 » : à la suite de la crise financière, les banques avaient été recapitalisées de façon inconditionnelle par les États. Le monde d’après s’annonçait identique au monde d’avant, si ce n’est pire.
Le triptyque salvateur du Manifeste Travail (« Démocratiser, Démarchandiser et Dépolluer ») propose d’organiser l’après-crise à travers une préoccupation démocratique dans l’entreprise, une exigence égalitaire par la stimulation d’emplois d’utilité publique et une réponse à l’urgence climatique et environnementale par la mobilisation du travail sur l’objectif de dépollution.
Les crises financières de 2008 puis sanitaire de 2020 ont constitué une opportunité pour certains acteurs politiques, syndicaux, associatifs, de réaffirmer une autre revendication, traditionnelle du mouvement ouvrier : la réduction collective du temps de travail. Les destructions d’emplois, l’intensification du travail, le partage de plus en plus inégalitaire des richesses constituent les principaux arguments mobilisés en faveur d’une redistribution du travail disponible.
La réduction collective du temps de travail n’est cependant pas mentionnée dans le Manifeste Travail. Nul doute que pour les initiatrices1 de ce manifeste, la réduction du temps de travail relève d’une finalité de second ordre, au sens chronologique du terme. La Démocratisation du travail dans l’entreprise, qui passe par un pouvoir de codécision des investisseurs en travail, peut conduire à la revitalisation de cette revendication historique.
Réduire le temps de travail pour le partager peut constituer une ambition cohérente avec celles du Manifeste Travail. Elle mérite d’être explorée en ce sens.
Temps de travail et capacité d’expression des travailleurs
Si l’on porte un regard rétrospectif de long terme sur le siècle passé, on peut observer une amélioration extraordinaire de la situation des travailleurs au fil du temps. Même si des situations d’insécurité et de pauvreté persistent, la condition des salariés à la fin du vingtième siècle n’est pas comparable à celle du prolétariat de la révolution industrielle. Cette évolution n’a rien de spontané et résulte du développement conjugué de la démocratie politique et de la démocratie sociale. La première a résulté du suffrage universel et de la représentation du monde ouvrier, la seconde opère à travers le développement d’institutions de la concertation sociale entre les employeurs et les travailleurs (commissions paritaires entre les deux guerres, et l’institutionnalisation d’institutions de concertation aux niveaux des entreprises, des secteurs et interprofessionnelle après la seconde guerre mondiale).
L’amélioration du bien-être des travailleurs a été réalisée, comme l’indique Robert Castel2 , à travers, d’une part, l’attachement de protections au travail (le droit du travail et les conventions collectives) et, d’autre part, le développement d’une propriété sociale permettant d’échapper tant que faire se peut à l’insécurité sociale (la sécurité sociale). Mais l’État social, qui connaît son apogée au cours des 30 années, dites glorieuses, qui suivent la guerre, ne peut se limiter à ces dimensions régulatrices et assurancielles. Il repose sur deux autres piliers essentiels que sont les politiques économiques et les services publics3
Dans nos États sociaux, issus des compromis d’après-guerre, le développement d’un cercle vertueux du partage des fruits de la croissance, par l’augmentation des salaires et la diminution du temps de travail, a permis, jusqu’à la moitié des années 1970, de contenir le chômage et d’instaurer un rapport de force favorable aux travailleurs. La situation de plein-emploi, connue jusqu’à cette époque, donne en effet un pouvoir de négociation aux travailleurs. Dans un contexte de croissance et de rareté de la main-d’œuvre disponible, les travailleurs peuvent plus facilement revendiquer des améliorations de leurs conditions de travail ou de salaire et, dans le même temps, faire barrage aux ambitions de régression sociale.
C’est ainsi qu’en Belgique, la durée individuelle annuelle moyenne du travail a été diminuée de 500 heures entre 1953 et 19734
Toutefois, à partir du milieu des années 1970, le paradigme des politiques économiques et sociales se transforme radicalement. D’une logique de mieux-être social reposant sur un partage des fruits de la croissance, la priorité de nombreux gouvernements européens devient la compétitivité des entreprises, qui implique une contention de la masse salariale et obère les possibilités de réduction du temps de travail. Et de fait, c’est un quart de siècle après la fixation légale de la semaine des 40 heures que le législateur instaure, en 2003, la semaine des 38 heures. Au-delà de cette norme légale (du temps plein), le temps de travail moyen continue de connaître une baisse légère. C’est alors l’emploi à temps partiel et l’emploi précaire qui tirent à la baisse la durée moyenne du travail5
Un examen attentif des données sur une période longue6 montre que depuis les années 1990, le nombre d’heures œuvrées par travailleur n’évolue presque plus. Dans le même temps, le monde du travail a eu à subir l’accroissement de la flexibilité et de la précarité du travail, ainsi que le développement du chômage de masse.
Le passage d’une société de plein-emploi, où l’emploi est la norme de toute chose, à une société de plein-chômage, où la précarité de l’emploi bride les revendications du monde du travail, s’est opéré sans modification majeure des instances de concertation.
La démocratisation du travail a toujours résulté d’un rapport de forces favorable aux salariés. Aujourd’hui, le chômage massif et le dogme de la compétitivité brident les capacités d’expression des travailleurs. La réduction du temps de travail, drastique et avec embauche compensatoire, peut contribuer à corriger le déséquilibre du rapport de force entre travail et capital, sans bien sûr être une formule miracle et exclusive.
Temps de travail et marchandisation
La crise sanitaire nous invite aussi à repenser l’insertion des humains dans un « marché du travail ». Si l’économie de marché a permis la création d’un niveau de richesse inégalé, le niveau d’inégalité n’a pu être contenu que par la redistribution publique. Le marché seul ne constitue pas une réponse efficace à la pauvreté ou au chômage.
Le principe de démarchandisation renvoie à la capacité des individus à conserver, dans des circonstances déterminées, des moyens d’existence indépendamment de
leur participation au marché du travail7 . Historiquement, c’est à travers la sécurité sociale que les revenus de remplacement ont été conçus et attribués, permettant ainsi, par exemple, à des travailleurs âgés ou malades de ne plus devoir dépendre de la vente de leur travail pour survivre.
Dans une conception étendue de cette notion de démarchandisation, les auteures du Manifeste travail proposent la création d’une « job guarantee » imposant aux collectivités locales d’offrir un emploi à tous. La proposition reste bien sûr à concrétiser et il conviendra d’éviter les travers de l’activation par le biais de « petits boulots ».
Le rôle des pouvoirs publics est déterminant en matière de création d’emplois. Plusieurs leviers sont à considérer : le levier macro-économique keynésien de la commande publique d’abord, la création directe d’emplois ensuite (emplois publics ou emplois tremplins du type « emplois jeunes ») et enfin, les initiatives de partage du travail (job rotation, congés thématiques, réduction collective du temps de travail).
La réduction du temps de travail peut être partiellement financée par une réduction des cotisations de sécurité sociale et un réinvestissement des dépenses de chômage. Le temps libéré (dans le cadre de la semaine de 4 jours ou d’autres formules8 est ainsi à la fois démarchandisé et créateur d’emplois. Mais d’autres formules de congé thématiques, comme le crédit-temps, participent de la même démarche. Nous y reviendrons.
Travail et sobriété écologique
Les finalités de la réduction du temps de travail ont évolué au fil du temps. A l’origine, la préoccupation première était celle du repos et de la reconstitution de la force de travail. Puis, l’aspiration aux loisirs s’est conjuguée avec l’idée de partage du travail. Aujourd’hui, nombre de porteurs de la revendication insistent notamment sur l’idée de disposer de temps pour soi et de temps collectif9 . D’autres voix, certes plus rares, y joignent une préoccupation d’ordre environnemental : la nécessité de réduire l’impact de nos sociétés sur la planète 10 .
Nous le savons, nous épuisons désormais plus de ressources que notre environnement n’est capable d’en produire. Les conséquences de l’activité humaine (en termes de production et de consommation) sont désastreuses du point de vue de la pollution, des changements climatiques et de la perte de la biodiversité notamment.
Le modèle productiviste des sociétés régies par un impératif de croissance économique continue, en bref un modèle de croissance infinie dans un environnement fini, n’est définitivement plus tenable. Et les espoirs fondés dans une croissance verte et l’éco-efficacité seront vite anéantis si production et consommation poursuivent leur croissance sans fin.
Des travaux semblent montrer qu’un temps de travail élevé induit une structure de consommation plus polluante. L’épuisement au travail et le manque de temps peuvent conduire au choix de produits et à des choix de loisirs à plus forte empreinte écologique (plats préparés, city trips en avion11…) .
A côté de la création d’emplois nouveaux liés à la dépollution ou à la reconversion écologique, la réduction du temps de travail peut participer à la réduction de notre empreinte écologique. Il faut pour ce faire qu’elle s’inscrive dans un véritable changement de paradigme. Réduire le temps de travail pour stimuler une société de loisirs marchands aurait peu de sens. A quoi bon, en effet, quitter l’écran du boulot pour celui du salon ? Ou quitter les embouteillages du ring pour ceux des shoppings ?
Il s’agirait au contraire de « dégager du temps pour une série d’activités autonomes librement choisies en dehors du cycle travail-dépenses : plus de temps pour les amis et la famille, investissement dans la vie de la collectivité, participation politique, apprentissage ou encore projets personnels12
Se libérer (un peu) de l’impératif de « travailler pour consommer » et investir son temps dans des activités socialement et écologiquement utiles pourrait aussi être encouragé par les pouvoirs publics par le biais de congés thématiques. A côté des formes de crédits-temps familiaux existantes, pourquoi ne pas développer un congé social ou un congé environnemental (avec embauche compensatoire) ?
Réduire le temps de travail pour mieux le répartir, augmenter la participation dans l’emploi tout en augmentant le temps démarchandisé, investir le temps dégagé au service de la collectivité et de l’environnement : penser les questions du temps sera une nécessaire et ambitieuse façon d’opérationnaliser le Manifeste travail.
1 Dominique Méda, une des trois co-autrices du Manifeste Travail, est en effet l’une des autrices majeures sur l’enjeu de la réduction du temps de travail dans le monde francophone
2 Castel Robert, 2003, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? Seuil, Paris.
3 Ramaux Christophe, 2012, L’État social. Pour sortir du chaos néolibéral, Ed Mille et une nuits, Paris.
4 Savage Réginald, 2005, Économie belge 1953-2000. Ruptures et mutations. . Presses universitaires de Louvain, Louvain-la-Neuve. .
5 Defeyt, Philippe, 2016, « Temps de travail : évolutions historiques et enjeux de court et moyen termes », Note de l’Institut pour un développement durable, janvier.
6 Conter Bernard, 2021, « Actualité de la réduction collective du temps de travail », Dynamiques régionales n°10, p. 5-17.
7 Esping Andersen Gøsta, 2007, Les trois mondes de l’État providence. Essai sur le capitalisme moderne, PUF, Paris. ) 8 Méda Dominique, Larrouturou Pierre, 2016, Einstein avait raison. Il faut réduire le temps de travail, Ed. de l’Atelier, Paris.
9 Valenduc Gérard, 2017, «Réduction collective du temps de travail : vers la semaine des quatre jours ? », Démocratie, 3 juin.
10 Hayden Anders, 2013, «Travailler moins pour un avenir durable», Publication en ligne de l’Institut Veblen (veblen.institute.org) ; Lalucq Aurore, 2018, «Réduire le temps de travail pour sauver l’environnement», Alternatives économiques (en ligne), Novembre.
11 Lalucq, 2018, op. cit. » .
12 Hayden, 2013, op. cit., p.3.
La réduction collective du temps de travail : une perspective pour le monde d’après ?
Coordonné par Bernard Conter
Cent ans après l’adoption de la loi de 1921 réduisant la semaine de travail à six journées de huit heures, près de trois quarts de siècle après l’adoption de la semaine des cinq jours, l’IWEPS propose, dans un numéro récent de sa revue Dynamiques régionales, d’interroger l’actualité et le futur de la réduction collective du temps de travail (RCTT).
La première contribution s’inscrit dans une perspective géographique européenne et thématique de genre. Après une présentation analytique de données relatives au temps de travail, les auteurs questionnent la capacité des politiques de réductions du temps de travail à contribuer à l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle dans un objectif d’égalité entre les hommes et les femmes. Dans la plupart des débats autour de la RCTT en Europe, les lois françaises De Robien et Aubry sont évoquées, souvent autant par les partisans que les opposants à l’idée, prolongeant ainsi au-delà des frontières hexagonales le débat sur l’efficacité de celles-ci. La seconde contribution inscrit ce questionnement dans un horizon sociopolitique plus large en évoquant un clivage autour du rapport au temps et au travail et propose des éléments d’évaluation nuancés des 35 heures en termes économiques et sociaux. La troisième contribution porte sur l’étude réalisée en Région de Bruxelles-Capitale, au cours de la législature précédente, sur une proposition de réduction du temps de travail limitée aux travailleurs peu qualifiés de l’Agence Bruxelles-Propreté et, par extension, de l’ensemble de la région. Les auteurs, qui ont contribué à cette étude, nous en présentent les résultats en termes de coût et d’effets attendus sur l’emploi. Enfin, la dernière contribution cherche, en s’appuyant sur une analyse fine des positions d’acteurs, d’une part, et des rapports de forces entre ceux-ci, d’autre part, à établir trois scénarios relatifs à l’évolution du temps de travail en Belgique après la crise de la Covid-19. L’article vise en particulier à penser les conditions politiques et sociales d’une RCTT aujourd’hui. La publication est accessible librement sur le site de l’IWEPS :